Je vous remercie, madame la présidente, de m'avoir présenté comme un « hérétique ». Je porte, en effet, souvent cet habit lorsque je présente mes positions et celles du groupe dont je fais partie sur le nucléaire militaire. Je précise d'emblée que je n'évoquerai ici que ce dernier, le nucléaire civil relevant d'un tout autre débat.
Je vous remercie également d'avoir organisé ce débat sur la dissuasion nucléaire. Voilà des années, comme vous l'avez rappelé, que nous avons commencé, avec Michel Rocard, à prôner un désarmement nucléaire général, mais aussi l'ouverture dans notre pays d'un débat sur la dissuasion nucléaire, occulté jusqu'à présent au nom du consensus. De fait, bien que de nombreuses conférences aient été organisées sur ce thème, les débats ont toujours été biaisés, car la réponse à la question était connue d'avance. Il importe donc que ce débat soit ouvert, et qu'il le soit au plus grand nombre : aux parlementaires, représentants de la Nation et premiers concernés par une question qui engage sa survie, mais aussi à l'ensemble des citoyens. Or, au nom du consensus, la question nucléaire fait l'objet d'un certain désintérêt et est considérée comme réglée, ce qui se répercute aussi quelque peu sur l'ensemble des questions de défense.
Cette quasi-absence de débat est spécifique à la France. Il est frappant de constater que, dans les nombreux colloques internationaux que je fréquente depuis que Michel Rocard, Alain Juppé, Alain Richard et moi-même avons pris cette position, on ne trouve aucun représentant officiel de la France, alors que tous les pays nucléaires y sont représentés, qu'il s'agisse du Pakistan, de l'Inde ou d'Israël, sans parler des États-Unis, de la Russie ou du Royaume-Uni. Ainsi, au dernier colloque auquel j'ai assisté en Turquie, organisé à l'initiative de Pugwash, la Corée du Nord était représentée officiellement, mais pas la France – les seuls Français présents s'y trouvant à titre privé. Ce refus catégorique de l'administration de s'exprimer sur ces sujets est très surprenant, car les Pakistanais, les Indiens ou les Iraniens, qui ne prônent certes pas tous le désarmement nucléaire, acceptent au moins d'en discuter. Un débat comme celui d'aujourd'hui est donc d'autant plus important.
Je n'évoquerai pas aujourd'hui, à moins que vous ne me le demandiez, la démarche personnelle qui m'a conduit, pilote de chasse partisan de la dissuasion nucléaire à l'époque de la Guerre froide, à défendre les positions que je tiens aujourd'hui. Permettez-moi toutefois de souligner, en réponse à un membre de votre commission qui m'a mis en cause d'une manière assez injurieuse, que, comptant dans ma famille plusieurs générations de militaires et ayant passé trente-six ans de ma carrière dans l'armée de l'air, je connais assez bien les questions militaires.
Par ailleurs, je précise qu'il ne sera question dans mon propos que d'un désarmement nucléaire général – multilatéral, progressif et contrôlé –, et nullement d'un désarmement nucléaire unilatéral de la France.
Enfin, il faut garder présent à l'esprit que l'arme nucléaire est d'une autre nature que l'armement conventionnel, car ses effets physiques à moyen et long terme n'ont rien de comparable. Avec l'arme nucléaire, c'est le sort de l'humanité qui est en jeu : pour la première fois, l'homme s'est donné la capacité de détruire la planète.
Devant votre commission Bruno Tertrais, qui passe pour le « pape » de la dissuasion nucléaire en France, a évoqué plusieurs points qui confortent ceux que je développerai aujourd'hui. Tout d'abord, il a relevé que l'image de l'« assurance-vie » associée à l'arme nucléaire était « impropre ». Il a également démenti l'idée selon laquelle la France maintiendrait sa dissuasion nucléaire dans le but de préserver son « prestige international », et affirmé que l'arme nucléaire n'avait rien à voir avec le siège permanent de notre pays au Conseil de sécurité des Nations unies. Il a, enfin, reconnu qu'« il y a une limite à démontrer l'efficacité de notre dissuasion, surtout si l'on parle d'avenir ».
Mon propos s'articulera autour des trois points suivants : l'arme nucléaire n'a plus de pertinence stratégique, son coût est exorbitant et elle est devenue dangereuse pour le sort de la planète et de l'humanité.
Si tous les spécialistes ne partagent pas l'idée que, durant la Guerre froide, l'arme nucléaire nous a préservés d'une troisième guerre mondiale, du moins peut-on penser qu'elle a eu un effet stabilisateur dans les relations stratégiques mondiales, contribuant dans une certaine mesure à l'éviter. Toujours est-il qu'à la fin de la Guerre froide, l'URSS et les États-Unis avaient accumulé 70 000 armes nucléaires – de quoi détruire plusieurs fois la planète –, et que les ordres d'opération américains répertoriaient jusqu'à 80 000 objectifs. La course à la parité qui prévalait alors avait conduit à une situation absurde : on possédait un monceau d'armes nucléaires dont on ne savait que faire.
Depuis la fin de la Guerre froide, le monde a complètement changé. Comme l'indiquent les analyses effectuées depuis le début des années quatre-vingt-dix et reflétées notamment par le Livre blanc, la situation stratégique se caractérise par sa complexité et son incertitude, dans un monde désormais multipolaire et multicentré, soumis à des menaces différentes. Les conditions du pari stratégique que constitue la dissuasion nucléaire ne sont plus les mêmes que lorsque nous vivions un affrontement de bloc à bloc, où la relation stratégique était relativement rationnelle, opposant en quelque sorte deux joueurs d'échecs et produisant du reste le résultat escompté. Dès lors que le nombre d'acteurs se multiplie – on en compte aujourd'hui neuf –, le pari devient de plus en plus risqué. Ce nombre étant appelé à s'accroître dans les prochaines décennies, le risque augmentera aussi. Présenter la dissuasion nucléaire comme une garantie est donc un mensonge, ou tout au moins une erreur, car elle est par nature, je le répète, un pari de plus en plus risqué.
La dissuasion nucléaire est habituellement présentée comme étant notre indépendance, notre liberté d'action, notre souveraineté, notre puissance et notre rayonnement. Mais est-ce la bombe qui nous donne aujourd'hui notre liberté d'action ? Celle-ci, au même titre que notre indépendance et notre puissance, n'est-elle pas plutôt liée, entre autres, aux marchés financiers et aux réseaux sociaux ? Dans un journal paru aujourd'hui, Jean-Marie Le Clézio déclare : « j'aimerais une France dont la puissance ne reposerait pas sur les armes et sur le joujou atomique ». Qu'est-ce que la puissance et quels en sont les ressorts ? Est-ce vraiment la bombe atomique qui fait de nous un pays puissant ?
On voit bien que notre pays a un problème de positionnement stratégique, qui touche à son rôle international, et que, malgré la bombe, nous perdons notre influence et notre rayonnement. Ce qui nous manque, c'est une réflexion stratégique adaptée au monde moderne : le désarmement nucléaire doit s'inscrire dans une réflexion globale sur les ressorts stratégiques du monde actuel et sur les réponses que nous devons adopter en termes d'indépendance. Or il n'existe aucun discours officiel qui ne commence par une génuflexion devant l'autel de la dissuasion nucléaire. Ce matin encore, un officier de marine me déclarait que les deux ressorts de la puissance française étaient la dissuasion et la francophonie : je lui ai répondu que je n'étais pas d'accord pour ce qui concernait la dissuasion. Une remise en cause est nécessaire : comme vous l'exposait ce matin le général Bentégeat, si la dissuasion nucléaire française a évolué, ce n'est pas le cas de ses « fondamentaux » et notre réflexion stratégique est bloquée. Il nous manque, j'y insiste, une véritable réflexion prospective sur les défis de sécurité du monde de demain.
À quelles menaces répond aujourd'hui la dissuasion nucléaire ? Pour Bruno Tertrais, elle permettrait d'assurer la survie de l'Europe – et non de la France, ce qui est un intéressant glissement sémantique, même si l'Europe est évidemment importante.
De tous les conflits auxquels nous avons été confrontés depuis la fin de la Guerre froide, à partir de la première guerre d'Irak, aucun n'aurait justifié que la France songe à utiliser l'arme nucléaire. Ce n'est pas même le cas pour la crise en Ukraine, même si l'ombre du nucléaire plane sur ce conflit et malgré l'inquiétude des pays limitrophes, comme la Moldavie, ou des pays baltes. La réponse nucléaire est totalement inadaptée au contexte de sécurité du monde actuel. Une fois encore, il nous manque une analyse débarrassée du préalable de la dissuasion nucléaire. Le seul cas envisageable serait, dans l'hypothèse où nous procéderions à un désarmement nucléaire unilatéral, le chantage nucléaire que pourrait exercer contre nous un pays pour nous empêcher de nous approvisionner en pétrole ou en énergie. Cependant, je le répète, le désarmement que nous préconisons n'est nullement unilatéral, mais multilatéral.
Le deuxième point que je souhaite développer est celui du coût de l'armement nucléaire : officiellement de 3,5 milliards d'euros par an, il est, en réalité, supérieur mais personne ne dispose des données permettant de le chiffrer exactement. Dans le monde, ce coût est de 100 milliards de dollars par an pour les neuf pays nucléaires, soit 1 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie, les États-Unis, la Russie et l'ensemble des pays nucléaires ayant engagé d'importants programmes de modernisation de leurs armes nucléaires – notamment la Chine, dont nous reparlerons peut-être tout à l'heure, car il circule des idées fausses sur la doctrine nucléaire de ce pays.
Pour la France, où le budget de la dissuasion nucléaire représente 20 % du budget d'investissement du ministère de la Défense, il faut souligner le poids du complexe militaro-industriel, scientifique et technologique, qui met dans la balance emplois et technologies. De fait, le nucléaire civil et militaire a permis à la France de construire une compétence technologique de très haut niveau, qui la place au deuxième rang mondial dans ce domaine. Cependant, le poids du nucléaire militaire nous engage dans une spirale de modernisation et de perfectionnement sans fin, qui ne fait que s'accélérer. La France est, en effet, le pays où le rythme de renouvellement des armements nucléaires est le plus rapide.
Pourquoi ces perfectionnements ? À peine sommes-nous équipés du missile M51, de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de nouvelle génération, de missiles air-sol moyenne portée améliorés (ASMPA) et de têtes nucléaires océaniques de dernier modèle, que vous votez, mesdames et messieurs les parlementaires, des crédits intitulés « études amont », engageant des centaines de millions d'euros sur des programmes qui aboutiront à des modernisations à moyen ou long terme. Je tiens à appeler votre attention sur votre responsabilité dans le vote de ces budgets car, dès lors que les crédits de ces études amont sont votés, les chercheurs cherchent, comme il se doit, puis proposent de nouveaux équipements : le jour – prochain – où il faudra lancer la nouvelle génération de SNLE, on vous expliquera, ainsi qu'au Gouvernement, que toutes les études ont été faites, que des milliards d'euros ont été dépensés sur ces programmes et qu'il n'y a plus qu'à signer. Veillons à ce que ce poids ne nous entraîne pas dans des situations qui ne permettent pas de retour en arrière.
Pour quel résultat opérationnel avons-nous besoin de perfectionner ces armements en les dotant de têtes multiples ou d'une plus grande précision ? Contre qui les utiliser ? Allons-nous lancer nos SNLE contre la Chine et la Russie ou même contre l'Iran ? Allons-nous envoyer des missiles intercontinentaux sur Téhéran ? À quoi bon raffiner nos systèmes de protection ? Les Iraniens iraient-ils brouiller le guidage de nos missiles ? Cela n'a pas de sens. Vous avez, en tant que représentants de la Nation, une lourde responsabilité dans ce processus.
J'en viens au poids de ces coûts dans le budget de la Défense. Même si certains font valoir qu'il s'agit d'une goutte d'eau dans le budget public, la dissuasion nucléaire représente, je le répète, 20 % du budget d'investissement de la défense. Dès lors que l'on pose pour axiome qu'il ne faut pas toucher au budget du nucléaire, dans un contexte de budget contraint, ce sont les forces conventionnelles qui en supportent les conséquences – ces forces qui, sur le terrain, sont sous-équipées et ont des armements obsolètes. Dans ces conditions, que les politiques ne donnent pas à ces forces de missions d'intervention, qu'ils ne les envoient pas en Centrafrique, en Libye ou au Mali, et pourquoi pas demain en Syrie ou en Iran. Avec quel équipement iraient-elles ?
La France doit réduire la part du budget allouée au nucléaire pour en faire bénéficier ses forces conventionnelles. L'objection selon laquelle l'argent économisé serait récupéré par Bercy sans que la défense n'y gagne rien revient à penser que le ministère de la Défense ne serait pas écouté. Ayant des enfants et des neveux militaires, je peux témoigner que l'armée est confrontée aujourd'hui à un vrai problème d'équipement et d'entraînement : si nous continuons ainsi, la situation s'aggravera, et un jour viendra où le chef d'état-major des armées devra dire qu'elles ne peuvent plus accomplir les missions qu'elles remplissaient auparavant.
Troisième point : l'arme nucléaire est dangereuse. N'oublions pas que ce qui est ici en jeu est la capacité de destruction de l'humanité. Certes, une bombe est, par définition, conçue pour être dangereuse, mais lorsqu'on atteint de telles proportions, la situation est problématique. Or, je le répète, l'arme nucléaire est de plus en plus dangereuse, et cela pour quatre raisons.
Tout d'abord, il faut compter avec les incidents et accidents. Un récent rapport du James Martin Center for Nonproliferation Studies, centre d'études sur la non-prolifération, a comptabilisé 153 incidents concernant le nucléaire et les matériaux perdus, volés ou hors de contrôle au cours de l'année 2013. Je ne rappellerai pas, à ce propos, l'histoire du colonel soviétique Stanislav Petrov, qui empêcha in extremis en 1983 la riposte à une attaque supposée, identifiée à tort comme telle par le système de défense de l'URSS. Dans le même ordre d'idées, une religieuse de quatre-vingt-cinq ans a réussi à pénétrer presque jusqu'au saint des saints sur une base nucléaire américaine. En 2013 encore, l'armée britannique a pris des sanctions contre des officiers qui avaient manqué à leurs devoirs en matière de protection des installations nucléaires, et les États-Unis ont également connu récemment un scandale du même ordre. Les possibilités d'accident croissent évidemment avec le nombre de pays nucléaires.
Le deuxième danger est celui du terrorisme. Jusqu'à présent, tous les pays se félicitent qu'il n'y ait encore eu aucun attentat utilisant des matériaux radioactifs, mais je rappelle que les talibans pakistanais sont parvenus à plusieurs reprises à pénétrer dans des bases nucléaires pakistanaises. On peut supposer que leurs réseaux ont infiltré l'armée pakistanaise, et il n'est donc pas impossible que des groupes extrémistes de talibans s'emparent de matériaux radioactifs, sur une base pakistanaise ou ailleurs.
Le troisième danger est celui de la prolifération. L'article 6 du traité de non-prolifération affirme l'engagement des cinq pays nucléaires officiels, dont la France, à s'acheminer – sans fixer d'échéance – vers le désarmement nucléaire général, en contrepartie de quoi les pays non-nucléaires ont renoncé au nucléaire militaire. Quelle que soit la part d'hypocrisie dans leurs déclarations, le président Barack Obama, le président Dmitri Medvedev et le président indien ont tous affirmé que cet engagement devait être respecté, tandis que la France ne s'est jamais exprimée en ce sens.
Une quarantaine de pays ont aujourd'hui la capacité technologique et administrative de construire des armes nucléaires. L'Iran est ainsi en train de devenir un pays « du seuil », c'est-à-dire qu'il a les moyens de se doter de l'arme nucléaire, sans l'avoir encore fait pour autant. De nombreuses idées fausses circulent du reste sur ce pays, qui a signé le traité de non-prolifération et a jusqu'à présent respecté sa signature.
Dans un monde de plus en plus multipolaire, clamer haut et fort, comme le fait la France, que l'arme nucléaire est la garantie ultime de notre sécurité rend difficile de contredire les pays qui useraient du même argument pour se doter de cette arme : nous ouvrons nous-mêmes la porte à la prolifération, que nous étions parvenus à contenir tant bien que mal – mais cela ne durera pas. Dès lors qu'il y aura un certain nombre de pays nucléaires, la nature humaine étant ce qu'elle est, une guerre nucléaire sera fortement probable.
Le quatrième danger, enfin, est celui de la banalisation de l'arme nucléaire. Le général Bentégeat a magnifiquement démontré ce matin le passage qui s'opère d'une doctrine de non-emploi et de dissuasion du faible au fort vers ce qu'il faut bien appeler un concept d'emploi, lié au développement d'armes de très grande précision et au changement du contexte stratégique mondial. Une fois disparue la menace du type de celle qu'incarnait l'empire soviétique, l'adversaire peut désormais être un Rogue State contre lequel il faut disposer d'une puissance « décapitante », c'est-à-dire d'une capacité de précision et de pénétration dans les bunkers permettant d'éliminer un dictateur suicidaire : c'est ainsi que l'on passe, comme Pierre Hassner a été le premier à le dire, à l'emploi proprement dit – qui est le péché capital pour la doctrine de la dissuasion nucléaire française. C'est la porte ouverte à ce qu'une arme nucléaire soit utilisée au même titre qu'une arme conventionnelle afin de régler les conflits. Il s'agit là d'un aspect auquel on ne prête pas assez attention.
Pour conclure, la France a beaucoup à faire dans ce domaine, même si elle a déjà fait beaucoup. Il importe de débloquer dans notre pays le débat sur ce thème, afin de pouvoir réfléchir sur la nouvelle situation stratégique, sans que le poids du nucléaire pèse sur cette réflexion.
Enfin, dire aux Français qu'ils sont à l'abri derrière une ligne Maginot nucléaire est une erreur fondamentale.