Merci, madame la présidente, de votre invitation et de l'occasion qui m'est ainsi donnée de m'exprimer devant la commission de la Défense. Les avis que je vais exposer n'engagent, bien sûr, que moi.
Lorsqu'une controverse atteint un tel degré de violence – le mot « polémique » est trop faible –, il est nécessaire de chercher à en comprendre les raisons. Elle n'a rien de commun avec les interrogations légitimes qui ont pu exister, hier, sur la réunification allemande, la guerre du Golfe et les conflits en ex-Yougoslavie, ou qui s'expriment, aujourd'hui, à propos des crises au Mali et en République centrafricaine (RCA). Les accusations lancées périodiquement contre la France et la Belgique par le président Kagame sont proprement monstrueuses : « complicité de génocide », voire « participation directe au génocide » dans le cas de la France.
On ne peut pas comprendre la politique de la France au Rwanda sans remonter à 1990. À cette date, le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame lança une attaque sur le Rwanda à partir de l'Ouganda, avec l'appui de l'armée ougandaise. Ce soutien n'a d'ailleurs jamais été contesté par le président ougandais Yoweri Museveni. Les rangs du FPR étaient composés de Tutsis – ethnie minoritaire du Rwanda – qui avaient dû fuir les massacres perpétrés contre eux au moment de l'indépendance du pays en 1962. Les Belges avaient laissé le Congo, le Rwanda et le Burundi dans un état de chaos complet. Ces trois pays s'étaient alors tournés vers la France et avaient demandé à faire partie de l'ensemble francophone. Le général du Gaulle avait accepté et, depuis lors, tous les présidents et gouvernements français successifs ont entretenu des relations avec le Rwanda.
Avant les années 1990, le Rwanda n'était pas spécialement un pays à problèmes : on parlait même, de manière un peu optimiste, de la « Suisse de l'Afrique ». Certes, il y avait la question des réfugiés tutsis, qu'aucun dirigeant hutu n'avait réglée. Mais il n'était nullement question à l'époque de « régime génocidaire » : ces tendances sont apparues beaucoup plus tard, en réaction aux attaques du FPR.
Le président Mitterrand connaissait bien l'Afrique et savait très bien que des massacres avaient été commis au Rwanda en 1962. Il jugea immédiatement que l'attaque du FPR allait déclencher une guerre civile, qui ne pouvait être que meurtrière : jamais les Hutus majoritaires – 85 % de la population rwandaise – ne se laisseraient faire. Le devoir de la France était d'arrêter cet engrenage. La France n'était pas liée au Rwanda par un accord de défense contraignant tel qu'elle en avait signé avec d'autres États africains. Mais, compte tenu de son engagement en faveur de la stabilité dans cette partie de l'Afrique, qui va du Sénégal à Djibouti, elle ne pouvait pas se montrer défaillante au Rwanda : il en allait de la crédibilité de sa parole et de sa politique.
Du reste, tenant ce même raisonnement, le président Mitterrand avait décidé antérieurement d'une intervention au Tchad, sans que cela suscite de polémique. En 1981, la Libye contrôlait la quasi-totalité de ce pays. En quelques années, notamment grâce à l'opération Épervier, la France parvint à faire reculer les forces libyennes. Le seul prix à payer – somme toute léger – pour qu'elles parachèvent leur retrait fut une rencontre avec le colonel Kadhafi, organisée en Crète par le président grec Andréas Papandréou. D'une manière analogue, le président Mitterrand avait jugé qu'on ne pouvait pas laisser l'Irak absorber le Koweït sans réagir.
En 1990, la France accorda donc son soutien militaire à l'armée rwandaise, qui était incapable de défendre la frontière avec l'Ouganda. Et elle considéra que cela lui donnait le droit d'exiger du régime hutu qu'il partage le pouvoir, qu'il règle la question des réfugiés tutsis et qu'il respecte les droits de l'Homme. Mais celui-ci ne l'entendait pas ainsi. La France réitéra ses pressions. La mission d'information conduite par MM. Quilès, Cazeneuve et Brana – ce dernier a signé le rapport à l'époque, mais s'en est désolidarisé depuis – a recueilli de nombreux témoignages précis sur ce point : les ministres, ministres délégués, directeurs et ambassadeurs successifs n'ont cessé de rappeler au gouvernement de Kigali que le soutien de la France était conditionnel et qu'il lui faudrait accepter, à terme, un partage du pouvoir. Cet aspect de la politique de la France n'est jamais rappelé par les polémistes, qui présentent l'enchaînement des événements de manière très confuse et se concentrent uniquement sur 1994. Loin de soutenir le régime, la France lui tordait le bras.
En 1993 commença pour notre pays une période de cohabitation. La politique engagée au Rwanda fut alors endossée par le Premier ministre Édouard Balladur, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé et le ministre de la Défense François Léotard. Ils estimèrent que la France était dans son rôle en essayant de tuer dans l'oeuf cette guerre civile. À cet égard, il est faux de dire que la France ne se rendait pas compte des risques : c'est, au contraire, parce qu'elle en était consciente dès l'origine qu'elle était intervenue, seule. Alain Juppé s'engagea beaucoup, notamment dans la négociation de la série des accords d'Arusha. Le processus aboutit en 1993 : le gouvernement rwandais – le président Habyarimana ayant été dépossédé d'une partie de ses attributions au profit d'un gouvernement de transition où siégeaient des opposants – et le FPR signèrent un accord politique sur le partage du pouvoir, assorti d'un calendrier, certes assez vague. Le texte comprenait également un engagement à régler la question des réfugiés. L'accord n'avait pas été facile à obtenir. C'est un sentiment de soulagement, voire de fierté, qui dominait alors : grâce à son engagement précoce sous François Mitterrand, poursuivi sous la cohabitation, la France pensait avoir réussi.
Ensuite, nous entrâmes dans la phase complexe de mise en oeuvre des accords d'Arusha : dans chacun des deux camps, certains groupes refusaient le compromis. La France a peut-être d'ailleurs sous-estimé la violence de ces groupes à l'époque. Néanmoins, les négociations reprirent. Toutes les parties semblaient d'accord : même Paul Kagame écrivit alors au président Mitterrand pour le remercier. Le climat était donc à l'optimisme lorsqu'intervinrent deux attentats, qui touchèrent successivement les présidents burundais et rwandais. On oublie souvent le premier : bien qu'il se soit passé des événements dramatiques au Burundi, personne ne s'y intéresse vraiment, car on n'y trouve rien qui permette d'accuser la France. Pourtant, ce premier assassinat, perpétré à l'automne 1993 par des putschistes tutsis, ne fit qu'accroître la violence des Hutus au pouvoir à Kigali, qui ne voulaient rien lâcher. Quant au président rwandais et au nouveau président burundais, il fut abattu au retour d'une négociation qui avait bien progressé à Arusha.
Les massacres commencèrent immédiatement après et prirent vite des proportions énormes. La France fut la première, par la voix d'Alain Juppé, à les qualifier de génocide. Le président Mitterrand demanda immédiatement ce que l'on pouvait faire. Mais, hormis quelques coopérants techniques, la France avait retiré ses troupes et n'avait plus les moyens de réagir. La diplomatie française rechercha alors des appuis, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais aucun pays important – ni les États-Unis, traumatisés par le lynchage d'une trentaine de marines en Somalie, ni le Royaume-Uni, ni aucun autre européen, ni aucun grand État africain – ne voulut faire quoi que ce soit. Alain Juppé estima très vite que l'on ne pouvait pas rester sans rien faire. Le président Mitterrand était plutôt d'accord avec lui. Mais le ministère de la Défense – tant François Léotard lui-même que l'état-major – était très réticent : une intervention semblait trop compliquée, voire impraticable, y compris pour des raisons logistiques ; d'autre part, il était très risqué d'intervenir en pleine guerre civile. Cela devrait suffire à réfuter la thèse de ceux qui dénoncent une connivence, voire une complicité, entre l'armée française et le pouvoir hutu.
Cependant, la situation devint tellement atroce que le président Mitterrand finit par juger que la France ne pouvait pas ne pas intervenir, même si personne d'autre n'était prêt à le faire. Il arbitra donc en faveur du ministère des Affaires étrangères. Édouard Balladur s'inclina, mais demanda que l'intervention soit limitée dans le temps et couverte par une résolution du Conseil de sécurité, ce à quoi le président Mitterrand donna évidemment son accord. La France obtint cette résolution. L'opération Turquoise n'a donc pas été une lubie française, encore moins une intervention de l'état-major pour soutenir ses prétendus « complices » au Rwanda. Si tel avait été l'objectif, la France aurait pu envoyer immédiatement une opération de forces spéciales pour exfiltrer tel ou tel. Or cela a été une intervention humanitaire légitime et légale, sous chapitre VII, qui n'a eu lieu qu'au bout de plusieurs semaines, après que la soi-disant communauté internationale eut fait la preuve de son inexistence. La France s'était résignée à y aller seule.
Il est très frappant que la France, seul pays au monde à avoir décelé le potentiel dangereux de l'attaque de 1990, à s'être engagé politiquement pour forcer les Hutus et les Tutsis à partager le pouvoir – de nombreux diplomates, notamment belges et américains, ont alors salué son action – et à avoir envoyé, peut-être tard, des forces sur le terrain en 1994 pour tenter de limiter les horreurs de la guerre civile et sauver des vies, est aussi le seul contre lequel ont eu lieu des attaques de cette violence, dont nous venons de connaître un nouvel épisode. Par contraste, la politique d'abstention des autres États – dont certains ont présenté des excuses, centrée sur 1994 alors qu'ils auraient dû s'excuser de leur passivité depuis 1990 ! – n'a guère fait l'objet de polémiques.
La France a fait l'objet de critiques dès 1994, mais elles n'ont pas eu alors le caractère violent qu'elles ont pris par la suite. Au début des massacres, la France a tenté de sauver les accords d'Arusha et a gardé, à cette fin, le contact avec tous les protagonistes. Cela contrariait les intentions du FPR, en phase conquérante. Par la suite, en tant que ministre des Affaires étrangères, j'ai rencontré deux fois M. Kagame, une première fois lors d'une tournée en Afrique centrale – Rwanda, Burundi, Ouganda, Tanzanie – en 2001, une seconde fois, l'année suivante, avec mon collègue britannique Jack Straw. Or, si les Rwandais ajoutaient un tant soit peu de foi à ce qu'ils avancent aujourd'hui, il est évident que le président Kagame ne m'aurait jamais reçu, même pour discuter durement. Je lui ai dit que les événements qu'avait traversés son pays étaient abominables, que les allégations sur l'implication de la France étaient évidemment fausses, que nous devions regarder vers l'avenir et que la France n'avait nullement pour politique de l'empêcher de reconstruire et de développer son pays. Nous avons pu discuter sur ces bases. Selon moi, il n'avait pas encore besoin d'instrumentaliser la situation et d'orchestrer une vaste contre-attaque en accusant la France.
À bien y regarder, la controverse sur le rôle de la France ressurgit à des moments précis. M. Kagame a tout d'abord réagi lorsque le juge Bruguière est arrivé à la conclusion qu'il avait commandité l'attentat contre l'avion du président Habyarimana. Il a toujours existé deux thèses concernant les coupables : soit les extrémistes hutus ont éliminé leur propre président, parce qu'ils ne voulaient pas partager le pouvoir et lui reprochaient d'avoir cédé aux pressions de la France ; soit c'est, au contraire, le FPR de Paul Kagame, qui entendait conquérir tout le pouvoir pour lui-même et non pas de le partager. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un attentat contre les accords d'Arusha et contre la politique de la France. L'instruction du juge Bruguière a été contestée par la suite, mais c'est en réaction que le régime de Kigali a éprouvé le besoin de faire rédiger le rapport Mucyo, qui rejette toutes les fautes sur les autorités politiques et militaires françaises. Plus récemment, c'est la nouvelle mise en cause du rôle de M. Kagame dans l'attentat contre le président Habyarimana par des anciens proches qui explique à mon avis les attaques dont la France fait l'objet aujourd'hui. Cet attentat est un point central.
Depuis vingt ans que dure la polémique sur le rôle de la France, des réponses ont été apportées à quasi toutes les interrogations – légitimes – qui ont été posées. La mission d'information menée par M. Quilès – acceptée par le Premier ministre Lionel Jospin, avec mon accord et celui du ministre de la Défense Alain Richard – a obtenu la déclassification de milliers de pages de documents secret défense et recueilli de très nombreux témoignages. Il est très important que ce travail ait eu lieu. Or, ceux qui attaquent la France ne tiennent nullement compte des résultats de cette enquête : ils ne prennent même pas la peine de les contester ; ils font comme s'ils n'avaient jamais existé.
J'en ai déjà donné un exemple : on continue à lire et à entendre que "la France a soutenu un régime qui préparait un génocide". Encore une fois, la France ne soutenait pas le régime hutu : elle lui tordait le bras. À mesure que les troupes de Paul Kagame avançaient, un état d'esprit génocidaire se développait chez les Hutus du Rwanda : ils se disaient que les Tutsis viendraient reprendre les terres et le bétail qu'on leur avait pris en 1962 ; la peur s'installait et se transformait en haine ; le voisin devenait l'ennemi, accusé d'appartenir à une cinquième colonne. C'était un enchaînement diabolique. Et, contrairement à ce que disent ses détracteurs, la France était pleinement consciente de cette situation : depuis 1990, elle tentait d'enrayer ce processus. C'était même une course de vitesse entre la France et les forces de haine. La France n'a cessé de faire pression pour parvenir aux accords d'Arusha, qui constituaient, en principe, la réponse politique au problème. Les auteurs des attaques ne citent presque jamais les accords d'Arusha ! Ils ne s'intéressent pas non plus au parcours de M. Kagame avant 1990, ni aux raisons pour lesquelles l'Ouganda le soutenait, ni à ce qui s'est passé depuis 1994.
Certains en France, notamment dans le monde militaire, avaient développé une interprétation que je n'ai jamais partagée : le conflit entre l'Ouganda et le Rwanda s'expliquerait par des rivalités franco-britanniques ou franco-américaines, du type de la crise de Fachoda. Je pense plutôt que le président Museveni soutenait Paul Kagame parce que, d'une part, il lui devait beaucoup – Kagame lui avait prêté main-forte dans le maquis – et que, d'autre part, il commençait à le trouver encombrant en Ouganda et préférait le voir partir et prendre le pouvoir à Kigali. Par ailleurs, les Américains et les Israéliens soutenaient l'Ouganda non pas par hostilité à la France, mais parce qu'ils en avaient besoin comme base arrière contre le régime islamiste de Khartoum – cet engagement américain de long terme a d'ailleurs abouti récemment à la création problématique du Soudan du Sud. Ils ne voyaient pas d'objection à aider M. Kagame, dans la mesure où le président Museveni le leur demandait. Les polémistes anti français ne donnent jamais ces informations non plus.
Ils n'évoquent pas davantage ce qui s'est passé après 1994. Les journalistes qui se font les procureurs de l'action de la France ne sont d'ailleurs pas des spécialistes de l'Afrique. À une ou deux exceptions près, la presse française n'a jamais relayé les jugements rendus en Espagne à propos du Rwanda, il y a quatre ou cinq ans. La justice espagnole a eu à en connaître, car plusieurs jeunes espagnols membres d'ONG avaient été assassinés dans les zones libérées par le FPR. Une des conclusions des juges est que le FPR a déstabilisé délibérément le Rwanda depuis l'Ouganda : il aurait fait assassiner des Hutus en plusieurs endroits pour susciter des pogroms locaux contre les Tutsis, ce qui justifiait qu'il intervienne pour les protéger. D'autre part, après le génocide, le Rwanda et l'Ouganda sont intervenus au Kivu, d'abord pour poursuivre et éliminer les génocidaires, puis pour accaparer les richesses de cette province. Les deux pays se sont ensuite disputé le contrôle des mines. Une situation chaotique s'est installée. L'ONU et les ONG anglo-saxonnes estiment que ces troubles et leurs conséquences – famine, épidémies – ont fait trois à cinq millions de morts. Mais les auteurs de controverses anti-françaises n'en disent pas un mot.
Dans la période plus récente, des anciens compagnons d'armes tutsis de M. Kagame, qui avaient exercé le pouvoir à Kigali, se sont éloignés de lui. Dans la presse africaine, on peut lire que M. Kagame en a déjà fait éliminer plusieurs, non pas seulement parce qu'ils étaient devenus des opposants, mais parce qu'ils affirmaient que c'est lui qui avait commandité l'attentat contre le président Habyarimana. Il a ainsi fait assassiner en Afrique du Sud, il y a quelques semaines, l'ancien chef des services rwandais. Les autorités de Kigali ont presque revendiqué ce meurtre, en déclarant que les personnes qui s'attaquaient au Rwanda s'exposaient à certaines conséquences. M. Kagame a aussi tenté de faire tuer l'ancien chef d'état-major des armées du Rwanda, lui aussi réfugié en Afrique du Sud : ce dernier a survécu aux trois balles qu'il a reçues dans le ventre, mais a été victime d'une nouvelle tentative de meurtre. Très en colère, le président Jacob Zuma a rappelé une partie des diplomates sud-africains en poste à Kigali. Il y a aujourd'hui une crise aiguë entre l'Afrique du Sud et le Rwanda. Mais jamais ceux qui animent les controverses ne font état du point de vue des Africains – Congolais, Tanzaniens, Sud-Africains – sur le Rwanda. Seul les intéresse ce qui permet d'instruire un procès à charge contre la France.
S'agissant de l'assassinat du président Habyarimana lui-même, quelques journaux seulement – dont Marianne – ont relayé des éléments qui mettent en cause M. Kagame, en donnant notamment la parole à des témoins qui affirment avoir participé à l'attentat. J'ignore s'ils disent vrai et je ne dispose, pour ma part, d'aucun élément qui me permette de trancher entre les deux thèses. Je note simplement que certaines accusations sont reprises sans fin, alors que d'autres ne le sont jamais. Aujourd'hui, le président Kagame est moins soutenu, notamment par les Américains ; il doit faire face à davantage de critiques et à une opposition qui s'organise ; les affaires d'assassinats que je viens d'évoquer sont de plus en plus connues, notamment en Afrique. Selon moi, si M. Kagame s'en prend violemment à la France aujourd'hui, c'est parce qu'il est à nouveau mis en cause dans l'attentat contre le président Habyarimana. Mme Carla Del Ponte, ancienne procureure du tribunal pénal international pour le Rwanda a expliqué plusieurs fois – mais cela n'a pas l'air d'intéresser grand monde à Paris – que M. Kagame l'a soutenue tant qu'elle a enquêté sur le génocide : il l'encourageait à rechercher des preuves de l'implication de la France. Mais, dès qu'elle a commencé à vouloir enquêter sur les crimes commis par le FPR, M. Kagame a fait mettre fin à ses fonctions. Elle est alors allée voir le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, qui lui a répondu qu'il n'y pouvait rien. Selon Mme Del Ponte, s'il s'avérait que M. Kagame était le commanditaire de l'attentat contre le président Habyarimana, cela modifierait radicalement l'explication la plus répandue des événements au Rwanda de 1990 à 1994.
Quel bilan peut-on tirer ? La France a-t-elle commis des erreurs ? Sans doute mais ce ne sont pas celles que dénoncent les procureurs autoproclamés qui veulent démontrer que la France est coupable, et qu'elle cache la vérité. Ils ne tiennent aucun compte de la très grande quantité de documents secret ou confidentiel défense qui ont été déclassifiés à la demande de la mission Quilès. Ils ne s'intéressent pas non plus à ce que pourraient contenir les archives belges et américaines, voire celles de l'Ouganda ou du FPR, si elles existent. C'est une stratégie du soupçon. Avant d'être monstrueuses, les accusations portées contre la France sont fausses.
Rien n'empêche cependant de s'interroger sur les éventuelles erreurs commises par la France. En 1990, le président Mitterrand aurait pu dire : « Peu importe. » Après tout, la France n'avait aucun intérêt stratégique au Rwanda et cela aurait pu lui être égal que le pays fût gouverné par tel ou tel. Cependant, cela aurait été à l'encontre du rôle stabilisateur français en Afrique de l'Ouest et centrale, et la France ne pouvait pas laisser passivement débuter une guerre civile, sans même parler de l'idéologie de "l'ingérence" alors prégnante. Il y aurait eu des massacres, car les Hutus n'auraient pas laissé le FPR prendre le pouvoir sans rien faire. Que se serait-il passé si le président de la République avait réagi de manière cynique, c'est-à-dire en ne faisant rien ? Il y aurait certainement eu des protestations sur le moment, mais sans doute pas la controverse franco-française à laquelle nous assistons dans la durée. Je pose là une question brutale, mais aucune interrogation n'est interdite dès lors qu'elle s'appuie sur des faits historiques, et non sur des accusations sans fondement.
Deuxième question : après le succès qu'a représenté la signature des accords d'Arusha, n'avons-nous pas péché par excès d'optimisme, en pensant qu'ils s'appliqueraient sans trop de difficultés ? N'avons-nous pas sous-estimé la violence et la détermination tant des extrémistes hutus, qui ne voulaient pas lâcher le pouvoir, que de M. Kagame, qui voulait le prendre à tout prix pour lui seul ? Peut-être ne connaissions-nous pas suffisamment alors son histoire et sa personnalité ? Nous pouvons légitimement nous poser ces questions.
Concernant l'opération Turquoise, je ne vois pas ce que l'on peut reprocher à la France : la décision d'intervenir a été prise non par Paris de manière unilatérale, mais par le Conseil de sécurité. De plus, en intervenant dans une guerre civile, nous prenions nécessairement le risque que des atrocités se produisent alors même que nous étions présents sur le terrain. Ceux qui ont dit ensuite : « Vous auriez dû les empêcher ! », ne savent pas ce qu'est de mener une guerre, a fortiori d'intervenir dans une guerre civile, qui n'a rien à voir avec une aimable opération de "maintien de la paix".
Je le répète : la France a été le seul pays à percevoir les risques au Rwanda dès 1990 et à s'engager en 1993 puis en 1994, et c'est le seul pays qui est traîné dans la boue aujourd'hui. D'ailleurs notre réplique n'est pas à la mesure des attaques, notamment parce que nous n'osons pas aller jusqu'au bout du raisonnement et rechercher les raisons profondes de la virulence de M. Kagame vitale pour lui. Paradoxalement, nombre de ceux qui dénoncent aujourd'hui l'attitude de la France étaient, historiquement, favorables à l'ingérence au nom des droits de l'Homme, et insistaient sur le rôle universel de la France à cet égard – c'est un courant de pensée tout à fait respectable dans son point de départ. Or, la France a fait tout ce qu'elle a pu, notamment en conduisant une intervention humanitaire sous chapitre VII, mais elle a échoué, et une partie de son opinion médiatique se retourne aujourd'hui contre elle. On ne peut qu'en conclure que la France devrait désormais être très réticente à l'égard de toute idée d'intervention dans d'autres conflits. La forme qu'a pris la controverse sur le Rwanda risque donc de mener – je le dis à regret – à une forme d'isolationnisme, de « ponce-pilatisme » ou d'autoparalysie. Je n'ai jamais été un militant de l'ingérence. Pour autant, la France ne peut pas s'interdire d'intervenir dans certains cas, si les conditions sont réunies et qu'il n'existe pas d'autre solution.