Je vous remercie, monsieur le président, pour votre invitation.
Depuis que nous avons appris les opérations engagées par Alstom, j'ai été très sollicité par les parlementaires. J'ai d'ailleurs proposé hier aux présidents des différents groupes de l'Assemblée nationale de m'adresser une délégation réduite afin que je puisse communiquer aux parlementaires, quelle que soit leur sensibilité politique, des informations qui ne peuvent être rendues publiques. MM. Vigier, Le Roux et Chassaigne m'ont répondu, et j'attends la réponse de M. Christian Jacob. Je suis à votre disposition pour organiser ces échanges dès que possible, y compris demain jeudi 1er mai.
Je commencerai par retracer la chronologie des événements concernant l'affaire Alstom.
Nous examinons depuis un certain temps la situation de l'entreprise avec son président M. Patrick Kron et ses actionnaires, dont M. Martin Bouygues. J'ai d'ailleurs ordonné cet hiver une étude, qui s'est poursuivie au printemps, sur les options stratégiques susceptibles de construire des alliances mondiales au bénéfice d'Alstom, donc de l'industrie française, pour bâtir les conditions d'un renforcement de la puissance industrielle de notre pays. Nous l'avons fait alors même que le seul actionnaire public dans le capital d'Alstom est la Caisse des dépôts et consignations, à hauteur de 0,9 %. En effet, comme pour le dossier PSA – entreprise dans laquelle nous n'avions pas d'actions – nous considérons que les intérêts industriels de notre pays doivent faire l'objet de réflexions avec les dirigeants des entreprises et leurs actionnaires.
Le 13 février 2014, Roland Berger, sollicité par l'Agence des participations de l'État (APE), m'a remis son rapport, que je n'ai pas dévoilé publiquement mais dont l'existence est connue puisque la presse l'a mentionné. Si ce document, naturellement connu des dirigeants d'Alstom, montre certaines des faiblesses de l'entreprise, il souligne surtout la grande force de celle-ci : disposer d'un potentiel considérable pour construire des alliances au plan mondial et assurer ainsi un réel avenir à l'industrie française.
Ce document qui a fait l'objet de remarques plutôt désagréables de la part du président d'Alstom, a le mérite de montrer que l'État s'est intéressé à cette question et, surtout, qu'il sait quoi penser de certaines initiatives prises par le PDG d'Alstom. Nous savons désormais où les uns et les autres veulent aller et nous ne sommes pas surpris par des événements qui, s'ils ne nous ont pas été annoncés, nous permettent de réfléchir intelligemment dans la période critique que nous traversons.
J'ai entendu les critiques portant sur l'absence d'anticipation. Mais tout a été anticipé. Le problème c'est que des manoeuvres ont été entreprises sans que ni le Gouvernement, ni les cadres dirigeants, ni les instances de direction n'en aient été informés. Le directeur financier d'Alstom a découvert dans la presse ce qui se passait dans son entreprise, de même que les organisations syndicales et la plupart des membres du conseil d'administration. Ce n'est pas parce que de grands concurrents d'Alstom ont manifesté auprès du Gouvernement leur intérêt pour l'entreprise que cela constitue une opération d'acquisition ou de vente.
Je tiens à souligner qu'Alstom n'est pas une entreprise en difficulté. C'est une entreprise qui connaît des hauts et des bas, mais qui a du temps devant elle pour construire intelligemment des alliances au plan mondial. De la même manière que, dans le dossier PSA, nous avons considéré qu'il était nécessaire de nouer une alliance avec les Chinois, nous tenons à exprimer notre position politique sur ce qu'il conviendrait de faire pour favoriser la France et Alstom.
Alstom compte 25 sites en France ; elle emploie 18 000 salariés dans notre pays et 95 000 dans le monde, et son chiffre d'affaires s'élève à 20 milliards d'euros. L'entreprise a deux grands partenaires dans les domaines de l'énergie et du transport : Siemens – 9 000 salariés –, et General Electric – 10 à 11 000 collaborateurs en France.
Nous connaissons ces grandes entreprises et apprécions le respect qu'elles ont pour notre territoire et le made in France. Je n'ai donc rien contre ceux qui s'intéressent à Alstom. En revanche, j'ai des critiques à adresser à ceux qui ont considéré qu'ils pouvaient vendre 75 % d'une entreprise sans en parler à personne, sans attendre que le Gouvernement décide s'il doit, ou non, prêter main forte, entrer, ou non, en négociation, et placer certains points durs dans la discussion.
Je rappelle qu'Alstom fabrique les turbines pour les centrales nucléaires construites par Areva et exploitées par EDF. C'est donc une industrie de souveraineté et il était naturel que le Gouvernement intervienne comme il l'a fait. Quel est l'État dans le monde qui accepterait de ne pas être prévenu et associé aux discussions s'agissant d'une opération de cette nature concernant une industrie stratégique qui vit de la commande publique, locale et nationale ?
Jeudi, lorsque nous avons appris par hasard, sur le site de l'Agence Bloomberg, l'opération en cours, c'est-à-dire la signature de l'offre exclusive avec General Electric, qui devait avoir lieu dimanche dernier – le conseil d'administration d'Alstom a été convoqué pour le dimanche à 18 h 30 ! – nous avons donc commencé par demander à Alstom de ne pas prendre de décision. Samedi, nous avons écrit aux dirigeants de General Electric pour invoquer la clause du décret de 2005. Ce décret réglementant les relations financières avec l'étranger et portant application de l'article L. 151-3 du code monétaire et financier, pris à l'initiative de M. Thierry Breton, permet de contrôler les investissements étrangers en France dans les secteurs stratégiques. Nous avons ainsi gagné du temps pour organiser l'intervention de l'État dans ce dossier.
Nous avons ensuite, c'est vrai, suscité une offre de la part de Siemens, entreprise européenne dont les activités sont à la fois concurrentes et complémentaires de celles d'Alstom. D'ailleurs dès le mois de février, l'entreprise Siemens avait pris contact avec Alstom pour proposer exactement ce qu'elle a proposé hier soir au board d'Alstom, à savoir la naissance de deux leaders franco-allemands dans les domaines de l'énergie et du transport, l'un à direction française, l'autre à direction allemande. Une alternative a donc été posée sur la table.
Lundi soir, j'ai en outre demandé au commissaire du Gouvernement qui siège devant le collège de l'Autorité des marchés financiers, qui relève de mon autorité, de demander au gendarme de la Bourse de faire en sorte que l'égalité de traitement des offres soit assurée, bien que l'on soit en présence non pas d'une offre publique d'achat ou d'échange, mais de la cession de 75 % d'une société cotée.
Hier soir, le management et le conseil d'administration d'Alstom ont entendu la demande du Gouvernement. Ils ont indiqué leur préférence pour l'offre de General Electric, mais ont décidé d'examiner toute offre alternative non sollicitée, c'est-à-dire celle de Siemens, pendant un délai d'un mois.
Dans un communiqué paru ce matin à 7 heures, dès l'ouverture des marchés, le conseil d'administration d'Alstom nous informe de sa décision de créer un comité ad hoc dans les termes suivants : « Un comité d'administrateurs indépendants a été mis en place, conduit par M. Jean-Martin Folz, qui procédera d'ici la fin du mois de mai à un examen approfondi de l'offre de General Electric en tenant compte des intérêts de l'ensemble des parties prenantes, y compris ceux de l'État français ».
Nous avons donc obtenu un délai d'un mois pendant lequel les discussions et les négociations vont pouvoir commencer. Voilà le travail du ministère de l'économie !
Le Président de la République et moi-même avons reçu M. Jeffrey Immelt, président de General Electric, groupe avec lequel, je tiens à le dire ici publiquement, nous avons une bonne relation. Dans le département de Saône-et-Loire, dont j'ai été l'élu pendant près de dix-sept ans, j'avais sur mon territoire, à l'instar des Belfortains, à la fois une usine General Electric et une usine Alstom. Je connais donc bien les pratiques de cette grande entreprise. Je l'ai répété à Jeffrey Immelt, General Electric est une entreprise sérieuse qui respecte notre territoire, ses collaborateurs et assure un dialogue social de bonne qualité. Nous n'avons pas à nous plaindre de sa présence sur le sol français, bien au contraire. Nous avons dit aux représentants de General Electric qu'ils étaient les bienvenus, mais il est naturel que le Gouvernement défende les intérêts industriels de notre pays. Dans un cas semblable, le gouvernement des États-Unis serait parfaitement fondé, compte tenu de sa législation, à défendre les intérêts industriels de son pays. Cela fait partie de l'exercice naturel du pouvoir des nations et des États qui ont leur légitimité, au même titre que les grandes entreprises globales.
C'est de la conjugaison de nos intérêts économiques et de la préservation de notre souveraineté économique et industrielle que doit émerger la solution qui assurera l'avenir d'Alstom en France. Car ce qui m'intéresse, moi, c'est la France !
Nous avons par ailleurs déclaré à M. Immelt que nous étions disponibles pour des alliances égalitaires et capitalistiques, mais pas pour des absorptions. En effet, si le centre de décisions d'Alstom, qui deviendrait General Electric, se trouve demain dans le Connecticut, lorsqu'il faudra décider de l'allocation mondiale des investissements au Creusot, en Bourgogne ou dans l'une de vos circonscriptions, mesdames, messieurs les députés, il faudra aller dans le Connecticut. Les board des grandes entreprises globales fonctionnent sur les mérites comparés des sites industriels. Nous n'avons donc aucune garantie que les promesses actuelles de M. Immelt de créer de nombreux emplois en France se réaliseront à l'avenir. En disant à M. Immelt que nos centres de décision étaient pour nous un élément fondamental, le Président de la République faisait en réalité référence à la nécessité pour nous de contrôler notre destin économique et industriel.
Mais il existe un contre-exemple, la joint venture qui depuis cinquante ans associe pour moitié Safran, anciennement Snecma, et GE pour la fabrication de moteurs CFM et bientôt des nouveaux moteurs LEAP. Cette alliance a produit dans le monde 25 000 moteurs d'avion. Toutes les deux secondes, décolle ou atterrit un avion équipé de l'un de ces moteurs qui sont le résultat d'une alliance technologique, industrielle et économique entre GE et Safran. Ne peut-on envisager une alliance semblable entre GE et Alstom ? Voilà qui pourrait être la réponse à nos questions.
Le président de General Electric a adressé hier un courrier à M. François Hollande, dont certains extraits ont été publiés dans la presse. Ce courrier, dont je me dois de rendre compte devant la représentation nationale, détaille les engagements de GE. En voici quelques extraits :
« Nous nous engageons à faire croître le nombre de nos emplois en France, particulièrement les emplois hautement qualifiés dans l'ingénierie, la production localisée en région.
« Nous nous engageons à implanter en France les sièges mondiaux, les activités réseau – le grid – hydrauliques, éolien offshore et turbines vapeur.
« Nous nous engageons à développer le site de Belfort – où sont déjà situées certaines de nos activités d'envergure mondiale – pour en faire le siège européen de l'activité énergie thermique de GE.
« Nous nous engageons à implanter en France nos activités mondiales dans le secteur de l'éolien offshore et à honorer les engagements industriels et en termes d'emplois déjà pris par Alstom à Cherbourg et à Saint-Nazaire » – il s'agit des champs d'éoliennes offshore, en mer, et des usines qu'Alstom construit dans ces deux secteurs.
« Nous nous engageons à développer notre centre d'excellence sur les machines rotatives à Nancy, GE Power conversion.
« Nous nous engageons à accroître nos investissements dans le Centre technologique de Grenoble, spécialisé dans la R&D et l'ingénierie hydroélectrique.
« Nous avons entendu votre volonté de tenir compte du caractère souverain de l'industrie nucléaire. Nous sommes résolus à collaborer avec l'État, Areva et EDF afin de protéger ce secteur et de préserver ses exportations. Nous avons d'ailleurs su depuis longtemps être un fournisseur fiable pour ces deux entreprises comme pour l'État dans des secteurs stratégiques.
« Compte tenu de l'importance de l'activité hydroélectrique pour la France et de notre choix d'implanter son siège mondial sur le sol français, nous sommes prêts à accueillir des investisseurs français au capital de cette activité. Notre appel n'a été entendu pour constituer une joint venture que dans le secteur de l'activité hydroélectrique ». Je précise que l'activité hydroélectrique est un secteur très profitable dont Alstom possède 25 % des parts de marché. Nous disposons là d'une technologie extraordinaire dont nous sommes très fiers. Nos amis américains ont bien compris qu'il y avait là un petit problème…
« Nous sommes prêts à étudier toute proposition d'acquisition de la part d'investisseurs français pour les activités éolien, onshore et offshore, d'Alstom.
Et le point suivant concerne notre souci de renforcer l'activité transport. En effet, la filière industrielle ferroviaire qui rassemble les grands clients d'Alstom, dont la SNCF et la RATP, nous a fait part de sa vive inquiétude en cas de séparation entre la branche énergie et la branche transport. Le Président de la République et moi-même avons donc demandé à M. Immelt de nous donner la branche transport de GE. Cette solution, outre qu'elle nous permettrait d'accéder au marché américain, nous permettrait de nouer une alliance avec nos amis américains dans le domaine du ferroviaire pour la fabrication de locomotives diesel qui ont tant de succès dans le monde mais que nous ne produisons pas en France. Voici ce que nous a répondu M. Immelt :
« Vous nous avez également demandé d'examiner des solutions permettant de renforcer Alstom Transport, qui deviendrait une entreprise autonome. Je vous confirme que nous avons décidé d'étudier avec Alstom la possibilité de créer une joint venture avec l'activité mondiale de signalisation de General Electric, accompagnée d'un partenariat technologique ».
Nous considérons, mesdames, messieurs les députés, que le compte n'y est pas !
Hier soir, nos amis allemands ont fait une autre proposition au board d'Alstom. Ils ont d'abord exprimé le souhait d'être traités avec les mêmes égards que General Electric. Le Gouvernement est attentif à ce que cette égalité de traitement soit réelle. À cet égard, les accords qui ont pu être signés entre les uns et les autres sont problématiques du point de vue de la procédure. L'égalité de traitement doit être assurée jusqu'à l'assemblée générale extraordinaire qui validera la décision prise par Alstom.
La proposition de Siemens est ambitieuse puisqu'elle consiste à racheter le secteur énergétique et à installer dans notre pays des global Haidquarters for Steam and Nuclear Power pour que les centres de décision restent en France.
Siemens s'étant retiré du nucléaire, ses représentants nous assurent également, en liaison avec le gouvernement allemand, que les technologies nucléaires feront l'objet d'un traitement particulier de manière à préserver notre souveraineté industrielle en la matière.
En contrepartie de cette prise de contrôle, Siemens propose d'apporter à Alstom le Rail System Business, c'est-à-dire la totalité de ses activités dans le domaine ferroviaire : les trains à grande vitesse – carnet de commandes de 5,5 milliards d'euros – les locomotives –carnet de commandes de 2 milliards d'euros – les Commuter trains, c'est-à-dire les automoteurs destinés aux trains de courte distance – carnet de commandes de 3 milliards d'euros – et l'activité Urban Transport Business metros and trams – carnet de commandes de 2,5 milliards d'euros. Au total, le Rail System Business représente 16 milliards d'euros de business amounts.
Nous avons demandé à Siemens si la signalisation était intégrée dans la discussion. Et nous avons fait part de notre souhait de créer une alliance dans ce secteur qui concentre les marges, la croissance et les emplois de haute technologie. Les Allemands nous ont répondu qu'ils étaient ouverts à la discussion et à la négociation.
Voilà où nous en sommes. L'intervention du Gouvernement a donc permis d'améliorer les offres de General Electric et de faire surgir une offre nouvelle pour élargir le choix dans la perspective d'une stratégie industrielle.
Le Gouvernement a été entendu par les dirigeants d'Alstom. Nous avons devant nous plusieurs semaines, que nous comptons utiliser pour défendre les intérêts industriels de la nation.