Intervention de Frédéric Barbier

Réunion du 30 avril 2014 à 16h15
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédéric Barbier, rapporteur :

Je vous remercie, Madame la présidente ainsi que François Brottes, pour vos bons mots et pour m'avoir donné la possibilité de présenter ce rapport malgré le contexte précipité. Je remercie également les personnes présentes pour un sujet comme les gaz de schiste qui suscite tout de même un vif intérêt. Pour clore cette « séquence émotion », j'ai mesuré le travail considérable qui était celui de la Commission des affaires économiques et l'atmosphère de convivialité qui y régnait : cela ne nuit pas de travailler dans un climat serein, loin de là !

La Commission des affaires économiques a décidé, dès le début de la législature, de lancer une mission d'évaluation de l'impact économique de l'exploitation des gaz de schiste au niveau mondial. Pourquoi un tel sujet ? Suivant l'intuition de son président, elle a considéré que le phénomène des gaz de schiste américains pouvait avoir des répercussions très fortes sur l'économie européenne, et devait donc à ce titre être pris en compte dans le cadre du débat sur la transition énergétique. Je peux d'ores et déjà vous indiquer sans briser le suspense que cette intuition est fondée : c'est une certitude, la révolution des gaz de schiste aura des conséquences, malheureusement très défavorables, sur l'économie européenne.

J'ai eu l'honneur de conduire cette mission aux côtés d'Yves Blein et Marie-Hélène Fabre, que je remercie tout particulièrement pour leur participation, ainsi que Michèle Bonneton. Nous avons auditionné environ 25 acteurs, soit 50 personnes et il nous est apparu, à la fin de notre programme, que les choses revenaient de façon récurrentes, que les chiffres annoncés lors des premières auditions étaient sensiblement les mêmes que ceux que l'on retrouvait par la suite. J'ai été interrogé sur la nature pessimiste ou optimiste de ce rapport, notamment en comparaison avec les conclusions d'une étude de l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). En réalité, il n'est ni l'un ni l'autre : il est la synthèse des auditions que nous avons pu mener, des contributions des acteurs et des éléments recueillis dans divers rapports.

Il s'agissait d'étudier l'impact économique des gaz de schiste au niveau mondial : un tel cahier des charges n'appelait donc pas précisément de préconisations particulières, mais nous nous sommes tout de même permis de tirer quelques grandes conclusions, qui, je l'espère, attireront l'attention de ceux qui auront à débattre du projet de loi sur la transition énergétique.

J'évoquerai aujourd'hui, dans un premier temps, la situation américaine, avant d'en décrire les conséquences pour l'Europe et, enfin, de décrire les conséquences à en tirer. Ainsi que Mme la présidente l'a rappelé, il ne s'agit pas de raviver les oppositions sur la fracturation hydraulique, mais d'évoquer l'impact économique. À quel prix le gaz de schiste peut-il être exploité en France ? En fin de compte, à quoi bon rouvrir un débat pour une énergie si celle-ci n'était pas compétitive par rapport aux prix de marché européen ?

Faisons sept mille kilomètres à l'Ouest et rendons nous aux États-Unis pour un premier temps de cette présentation. La révolution des hydrocarbures de schiste : qu'est-ce que c'est ? Je signale en incise que j'emploierai pour des raisons de commodité le terme d'hydrocarbures « de schiste », même si certains spécialistes comme Pierre-René Bauquis nous ont indiqué qu'ils préféraient le terme de « roche mère ». La révolution des hydrocarbures de schiste, c'est la conjugaison de trois facteurs favorables : un tissu d'entreprises très dynamiques, le développement d'une nouvelle méthode de production grâce à l'utilisation combinée de deux techniques répandues – la fracturation hydraulique et le forage horizontal – ; un cadre juridique favorable – une réglementation environnementale peu stricte au départ et une propriété du sous-sol aux propriétaires des terrains.

Il s'agit d'une authentique révolution car les gaz de schiste représentent désormais 35 % de la production américaine de gaz. Les États-Unis sont devenus très rapidement le premier producteur mondial de gaz depuis 2010 devant les Russes. La synthèse qui vous a été distribuée contient un graphique qui illustre la progression du gaz de schiste dans la production américaine totale de gaz ; il en représente désormais la composante la plus importante.

Entre 2008 et 2013, la production de pétrole – il y a aussi des pétroles de schiste – a augmenté de près de 50 % aux États-Unis, passant de 5 millions de barils par jour à 7,4 millions de baril par jour. Dans ce total, le pétrole de schiste – « tight oil » – représentait 3 millions de barils par jour en 2013. Je signale au passage que les chiffres de production diffèrent assez sensiblement selon les sources, car ils dépendent de la méthode de comptabilisation. Grâce à la production d'huiles de schiste, les États-Unis ont annulé 30 ans de baisse de leurs réserves et la part des importations dans la consommation américaine de pétrole est passée de 59 % en 2007 à 34 % en 2013.

Quels que soient les scénarios, il s'agit d'un phénomène durable. Certains nous ont affirmé que les gaz de schiste étaient une bulle spéculative. Ils s'appuient sur un argument technique : la production de gaz décroît très fortement au cours de la première année de mise en service du puits. Mais cet argument n'est pas suffisant : on peut constater que les Américains continuent de développer et de mettre en production de nouveaux puits. Dans le même temps, les techniques progressent : le forage horizontal va plus loin – 1,5 kilomètre aujourd'hui, davantage demain – et le taux de récupération des hydrocarbures par la fracturation hydraulique s'accroît. Si bien que leurs ressources techniquement récupérables sont estimées à 93 ans. Preuve supplémentaires, les grandes compagnies pétrochimiques engagent des investissements considérables, comme nous le verrons tout à l'heure. Les États-Unis deviendront exportateurs de GNL à partir de 2016 et stabiliseront leurs importations de pétrole jusqu'en 2030.

La révolution des gaz de schiste s'est accompagnée d'une baisse des prix du gaz qui a entraîné un bénéfice économique et environnemental pour les États-Unis.

Tout d'abord, les consommateurs ont obtenu un rabais de 30 % sur leur facture de gaz annuelle entre 2005 et 2012 : les ménages américains ont vu leur pouvoir d'achat s'améliorer. De même, les industriels profitent d'un prix de l'électricité équivalent à 40 % du prix payé par les industries européennes. L'électricité y est produite de façon croissante à partir du gaz au lieu du charbon. Quant aux prix de détail du gaz, ils sont parmi les plus bas au monde, de l'ordre de 10 euros par mégawattheure (€MWh), soit l'équivalent des prix russes, contre 35€MWh en Chine et 40€MWh en Union européenne. Ces prix de détails sont la conséquence d'un prix de marché très faible : 3,7 dollars par million de btu ($Mbtu) en 2013 et autour de 4,4 $Mbtu sur le long terme, contre 10-12$Mbtu sur les marchés européens et 16$Mbtu sur les marchés asiatiques. Le Mbtu (British termal unit) est une unité de mesure énergétique anglo-saxonne, équivalente à 293 kilowattheures. Retenez ces ordres de grandeur : ils sont très importants pour comprendre les prévisions d'exportations américaines.

Ce phénomène de baisse des prix conduit à un âge d'or des industries énergo-intensives nord-américaines, en particulier la pétrochimie. Il s'agit d'une conséquence très importante de la révolution des gaz de schiste : et c'est l'un des points saillants des travaux de notre mission. Comment l'expliquer ? De plus en plus, les producteurs de gaz de schiste américain valorisent la production de liquides de gaz naturel, et considèrent le méthane comme un co-produit. Par exemple, la production d'éthane a cru de 38 % entre 2008 et 2012, ce qui a fait baisser son prix de 55 % sur la même période. Comme son nom l'indique, l'éthane est utilisé par la pétrochimie, en concurrence avec le naphta, pour la production de l'éthylène. En raison de l'effondrement des prix de l'éthane et, parallèlement, de la hausse du prix du naphta, indexé sur le prix du pétrole, les vapocraqueurs fonctionnant sur base éthane sont très compétitifs. Leur coût de production est de 350 dollars la tonne, contre 1 100 dollars la tonne pour les vapocraqueurs sur base naphta.

L'éthylène est l'un des grands intermédiaires de la production de plastique, dont nous aurons un besoin croissant dans les prochaines années. Par exemple, nous parviendrons à la voiture « deux litres » par l'allègement du véhicule, grâce au recours au plastique en substitution du métal. La rénovation thermique (fenêtres, bardages, etc.) repose également sur le plastique. La pétrochimie nord-américaine est idéalement placée sur ces marchés. De nombreuses sociétés souhaitent investir dans de nouvelles capacités de production aux États-Unis pour y bénéficier de l'effet prix induit par les gaz de schiste : 90 milliards de dollars d'investissements entreront en service à partir de 2016, dont 50 % par des sociétés non américaines. Ces sociétés n'exporteront sans doute pas l'éthylène, dont le coût de transport est élevé, mais elles exporteront du polyéthylène, très facilement transportable, et des produits finis.

Enfin, les Américains exporteront bientôt leur gaz. Ce gaz ira très probablement en Asie, où le prix du gaz est le plus élevé. Un tel mouvement permettra peut-être au marché asiatique de combler son différentiel de compétitivité avec le marché européen : la différence entre les 16 $Mbtu asiatiques et les 10-12 $Mbtu en Europe se réduira de facto.

A l'inverse, l'Europe est la grande perdante de la révolution du gaz de schiste.

La révolution des gaz de schiste est en grande partie responsable de la fermeture des centrales à gaz européennes. Moins compétitif sur le marché américain, le charbon s'exporte sur le marché européen, où il alimente des centrales thermiques anciennes qui viennent directement remplacer le gaz comme moyen de production d'électricité. Les énergéticiens européens ont lancé une alerte – nous avions reçu ici même Gérard Mestrallet qui s'en était fait l'écho – : ils envisagent la mise sous cocon, voire la fermeture de 50 GW de capacités électriques. Par comparaison, les deux réacteurs de Fessenheim représentent 1,8 GW de puissance. L'arrivée du charbon américain en Europe représente la fermeture de 25 Fessenheim et, pour GDF Suez, la dépréciation de 14,5 milliards d'euros d'actifs.

La pétrochimie européenne va rencontrer des difficultés supplémentaires. Fonctionnant à 75 % sur base naphta, elle ne pourra pas lutter contre sa concurrente américaine. Le cas de Total l'illustre bien : l'entreprise va investir à Port Arthur, aux États-Unis, pour convertir l'un de ses vapocraqueurs de la base naphta à la base éthane. Certains secteurs utilisant le gaz intensivement, comme matière première ou source d'énergie, seront également directement touchés : les engrais et fertilisants, l'acier, etc.

Enfin, comme je l'ai indiqué précédemment, c'est l'Asie qui profitera sans doute du gaz américain, et non l'Europe.

Nous sommes donc face à deux défis : relancer la production d'électricité à partir de gaz et soutenir les industriels énergo-intensifs, dans une situation de concurrence féroce face à leurs homologues américains. De quels leviers disposons-nous pour ce faire ? Le premier d'entre eux, celui qui vient assez naturellement à l'esprit – je vois que les regards du banc écologiste se tournent vers moi –, c'est l'exploitation des gaz de schiste sur notre territoire. Selon ce que certains ont affirmé, les réserves du sous-sol français seraient très prometteuses : pourquoi, alors, ne pas reproduire le miracle américain ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion