Intervention de Jacques Repussard

Réunion du 2 avril 2014 à 14h00
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Jacques Repussard, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire :

Jusqu'à la fin du XXIe siècle. Ces installations ont été construites avec des marges confortables pour ce qui est de la résistance aux séismes. Elles sont surveillées régulièrement – je les ai moi-même visitées à nouveau il y a quelques jours – et nous n'avons pas d'inquiétude sur le bien-fondé de leur démonstration de sûreté. Mais elles ont une durée de vie limitée à quelques générations humaines, ce qui ne constitue pas un horizon si éloigné.

S'agissant de la transmutation, les aspects théoriques ont été mis en lumière par les travaux du CEA. Mais, en 2012, à la demande de l'ASN, l'IRSN a rendu un avis négatif sur la faisabilité de cette transformation physique des déchets à l'échelle industrielle, sur la base des conclusions du CEA. Il nous est apparu que la radioprotection des installations que nécessiterait le recours à cette méthode ne pourrait pas être assurée avec les technologies que nous connaissons actuellement, si ce n'est à des coûts prohibitifs. Compte tenu de leur teneur en produits de fission, les matières concernées sont très dangereuses. Et les opérations de retraitement – en réacteur, mais aussi par des moyens chimiques – sont très délicates à mener. Cette solution nous paraît donc hors de portée pour un avenir assez long, pour des raisons tant économiques que tenant à la réglementation en matière de radioprotection.

Quant au stockage géologique, il repose sur l'hypothèse qu'une couche de roche mère – argile, sel ou granite – assurera une protection suffisante pour que la diffusion de radionucléides résultant de la dégradation des colis – inéluctable au fil du temps – se rapproche du « bruit de fond » naturel lorsqu'ils atteindront un environnement accessible à l'homme. Pour que la démonstration de sûreté soit convaincante, nous devons montrer que nous sommes capables de concevoir et de construire des installations pour un tel stockage, ainsi que de choisir des localisations géologiquement stables et présentant des couches de roche mère suffisamment épaisses, au travers desquelles le temps de transfert des radionucléides soit supérieur au nombre de demi-vies nécessaires pour que la radioactivité résiduelle des déchets – y compris celle de composants à vie longue et très mobiles dans l'environnement tels que le chlore 36 – atteigne des niveaux très faibles qui ne gênent pas la vie ordinaire des populations et des écosystèmes en surface.

Au début de l'année 2006, à la demande de l'ASN, l'IRSN a rendu un premier avis sur le stockage géologique. Partant d'un rapport de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), établi à partir des expériences qu'elle a menées à Bure, mais aussi dans d'autres laboratoires, en Suisse ou en Belgique, mais en nous appuyant sur nos propres analyses, car nous disposons de nos propres modèles et de moyens de recherche basés à Tournemire, nous avons validé la démonstration théorique : il nous semble possible de réaliser dans la région de Bure, en utilisant la couche d'argile qui s'y trouve et les méthodes d'emballage et de confinement proposées par l'ANDRA, une installation souterraine qui permette de stocker les déchets suffisamment longtemps pour que la radioactivité résiduelle soit inoffensive lorsqu'elle parviendra à la surface.

C'est désormais le passage de la théorie à la pratique qui nous préoccupe. Sur la base de ces premières études, la loi a validé la poursuite des travaux sur le stockage géologique, qui est devenu la solution de référence en France. En vue de construire un centre de stockage, l'ANDRA a été chargée de présenter un dossier technique chiffré – un devis – aux acteurs économiques et une démonstration de sûreté à l'ASN. Le calendrier fixé par la loi prévoit une instruction de la demande d'autorisation en 2015 et une mise en exploitation en 2025. Entre-temps, le législateur devra mener une réflexion complémentaire sur les conditions de la réversibilité.

Cependant, l'ANDRA et l'IRSN ont continué leurs travaux et butent sur plusieurs difficultés, en particulier au regard du calendrier prévu. Premièrement, l'IRSN a estimé à plusieurs reprises, notamment dans des avis officiels transmis à l'ASN en 2010 et en 2012, qu'il ne serait pas possible d'établir une démonstration de sûreté technologique sur laquelle elle puisse se prononcer de manière fondée sans que soient réalisées et testées au préalable des infrastructures grandeur nature. Or le dimensionnement du laboratoire de Bure ne permet pas d'y construire, à l'échelle 11, des exemplaires des futures galeries et alvéoles, ni d'expérimenter un début d'exploitation avec des colis chauffants, en utilisant les technologies qui seraient mises en oeuvre par la suite. Il s'agit là d'un obstacle majeur : l'ASN sera gênée par l'absence d'avis de l'IRSN. Quant à l'ANDRA, elle reconnaît elle-même qu'elle ne sera pas en mesure d'apporter tous les éléments nécessaires à la démonstration de sûreté sans une expérimentation grandeur nature.

Deuxièmement, l'ANDRA éprouve des difficultés à arrêter les choix technologiques, qui auront eux-mêmes une incidence sur la démonstration de sûreté. D'une part, le dialogue avec les exploitants nucléaires est parfois compliqué. Il existe plusieurs concepts de construction et d'exploitation. Les différentes technologies possibles sont plus ou moins coûteuses et présentent tel ou tel avantage en termes de sûreté, de qualité ou de facilité de réalisation. D'autre part, la conception technologique devra tenir compte des règles fixées par le législateur en matière de réversibilité, règles qui ne sont pas encore connues.

Troisièmement, le débat public organisé par l'ANDRA conformément à la loi a connu certaines péripéties et a clairement montré que l'acceptation du projet par la société n'allait pas de soi, non seulement au niveau local mais aussi au-delà : les acteurs économiques et sociaux de la région ont du mal à en apprécier les coûts et les avantages, et le consensus sur son opportunité est fragile. Cette acceptation ne peut donc être considérée comme acquise à l'avance par la simple application des processus réglementaires usuels. Les responsables politiques et administratifs – Gouvernement, Parlement, ANDRA – doivent tenir compte de cette réalité.

Comme je l'ai indiqué, il ne sera pas possible d'établir d'entrée de jeu une démonstration de sûreté complète. Nous nous orientons donc inévitablement vers un phasage du projet. Dès lors, il nous semblerait judicieux d'associer les citoyens à chacune des étapes qui seront définies. S'agissant du Parlement, nous pourrions envisager trois rendez-vous : sur les conditions de réversibilité – ce débat est déjà prévu par la loi –, sur la validation de l'ouvrage opérationnel grandeur nature et sur l'inventaire final des déchets. De son côté, l'ASN devra trouver des solutions réglementaires.

En ce qui concerne la société elle-même, les pouvoirs publics pourraient encourager un dialogue avec les différents acteurs intéressés par le projet. L'IRSN, dont les experts ont depuis longtemps appris à dialoguer avec le grand public, pourrait y prendre part. Ainsi, elle a expérimenté un dialogue technique transparent sur les déchets HA-VL – dit « dialogue HA-VL » – avec l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI) et le comité local d'information et de suivi (CLIS) du laboratoire de Bure qui en est membre. C'était un début d'expertise pluraliste : non seulement nous expliquions le contenu de nos rapports et répondions aux demandes d'éclaircissement, mais nous expertisions aussi certains points à la requête des participants, comme nous pouvons le faire pour l'ASN. Les questions que se pose le grand public peuvent s'écarter des thématiques de sûreté nucléaire au sens strict – certaines ont porté par exemple sur les autres ressources géologiques telles que la géothermie ou les gaz de schiste –, mais elles sont souvent pertinentes et méritent, de notre point de vue, d'être traitées.

Auparavant, l'IRSN avait également créé des instances de dialogue et d'expertise pluraliste sur des sujets sensibles, tels que l'impact local sur la santé publique de l'activité de l'usine de La Hague ou d'anciennes mines d'uranium dans le Limousin. Elles s'étaient révélées être des mécanismes puissants, non pas pour faire émerger le consensus – les différents participants conservent généralement leur opinion –, mais pour détendre l'atmosphère. Les connaissances qui résultent de tels dialogues acquièrent souvent une valeur supérieure à celles qui émanent uniquement de l'État. Cette méthode de travail pourrait renforcer l'acceptabilité du projet Cigéo, ce qui est indispensable s'il doit être mené à bien.

S'agissant des coûts, il n'est pas raisonnable de vouloir connaître le montant de la facture tout de suite : il est nécessaire de passer au préalable par une phase pilote, qui permettra d'affiner les choix technologiques, lesquels auront une incidence sur ce montant.

Pour ce qui est des effets de la radioactivité, on parle de contamination lorsque la source radioactive a été absorbée par le corps humain. Grâce à ses mécanismes de nettoyage naturels, le corps évacue progressivement les polluants. Mais certains éléments, tel le plutonium, ont une « demi-vie biologique » particulièrement longue. L'IRSN dispose de moyens d'expertise biomédicale qui permettent de mesurer la contamination des personnes qui ont absorbé une source radioactive et d'en déduire un facteur de risque. Dans la vie courante, les Français ne sont guère exposés qu'à deux sources de contamination : le radon, gaz qui existe dans l'air à l'état naturel, et les radionucléides d'origine médicale, s'ils sont amenés à subir des examens tels que des scintigraphies. Dans ce dernier cas, les éléments injectés ont une durée de vie très courte et sont entièrement éliminés par le corps au bout de deux ou trois jours.

On parle d'irradiation lorsque la source radioactive est extérieure. Nous baignons tous dans une radioactivité de faible niveau qui provient du rayonnement gamma du sol et des étoiles, mais qui ne gêne nullement la vie. En revanche, si l'on se rapproche d'une source radioactive, l'énergie reçue par le corps croît rapidement, de manière inversement proportionnelle au carré de la distance à la source. Les personnes qui ont manipulé à mains nues des sources radioactives – utilisées pour la gammagraphie, par exemple – sont ainsi victimes de brûlures très graves.

En résumé, si un individu est soumis à une radioactivité relativement importante mais diffuse, qu'elle soit de source interne ou externe, il risque de développer un cancer. S'il est exposé à des rayonnements très intenses, il risque des brûlures très graves lorsque l'irradiation demeure localisée, sinon la mort par arrêt des principales fonctions biologiques – destruction du système nerveux central ou du système digestif.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion