Si l'on considère que le risque est la donnée de probabilité et de conséquence, force est de constater que le débat sur le risque d'accident nucléaire a foisonné de chiffres ces dernières années. Il nous a alors semblé que l'on ne savait plus très bien d'où venaient ces chiffres et comment les mettre en rapport. Je vais donc m'efforcer d'éclaircir la question.
Depuis les années 70, le secteur nucléaire a développé les outils d'évaluation du risque probablement les plus sophistiqués qui soit. Il s'agit des évaluations probabilistes de la sûreté dont le principe est d'explorer tous les scénarios pouvant mener à un certain type de conséquence, de caractériser ces scénarios en termes de probabilités et de conséquences précises et enfin de les agréger. Nous disposons de trois niveaux d'analyse : l'EPS de niveau 1 s'intéresse à la fusion du coeur d'un réacteur, l'EPS de niveau 2 aux rejets de matières radioactives en dehors de l'enceinte d'un réacteur et d'une centrale, et l'EPS de niveau 3 aux conséquences radiologiques sur les populations et les écosystèmes.
La France dispose d'EPS de niveaux 1 et 2. Celles de niveau 1, élaborées dans les années 80 et remises à jour, donnent une probabilité agrégée de fusion du coeur de 10-5, soit une occurrence sur 100 000 années.réacteur. Cette probabilité est assortie d'un ensemble de conséquences en termes de physique interne du réacteur. L'EPS de niveau 2, qui reprend les scénarios établis par l'EPS de niveau 1 et regarde ce qui se passe à l'extérieur de l'enceinte, obtient une probabilité agrégée de 10-6. Autrement dit, dans un cas sur dix, une fusion du coeur provoque des rejets importants de matières radioactives dans la nature.
Bien qu'extrêmement détaillées, les EPS françaises ont une base très limitée en ne s'intéressant qu'aux seules défaillances internes de la centrale. Plusieurs catégories d'événements défavorables peuvent conduire à des scénarios accidentels : les défaillances internes, c'est-à-dire propres aux équipements, systèmes et composants de la centrale ; les agressions internes, comme un incendie, une inondation à l'intérieur de la centrale ; et surtout les agressions externes : un séisme, une inondation, un acte terroriste. Le chiffrage que j'ai évoqué ne prend pas en compte toutes ces catégories d'événements : il est donc précis, mais très partiel.
En regardant dans les autres pays, on sait que ces catégories d'événements exclues contribuent pour environ 90 % du risque. Un calcul de coin de table – toutes sortes d'événements prises en compte –, nous donne alors des probabilités dix fois plus élevées : 10-4 pour la fusion ; 10-5 pour les rejets.
Vous le comprenez : dans ce domaine, l'incertitude est très importante en raison de la façon dont les EPS sont construites – il y a des types d'enchaînements causaux que l'on sait très mal évaluer, notamment lorsqu'il y a intervention de l'homme –, et de la prise en compte d'événements ou pas.
Comme je le disais, la France ne dispose pas d'EPS de niveau 3. D'autres pays n'ont pas fait le même choix. Néanmoins, l'IRSN a pris récemment l'initiative de réaliser une évaluation déterministe des coûts, en s'intéressant non aux probabilités, mais à un certain nombre de scénarios reprenant ceux de l'EPS de niveau 2 et en regardant comment le « terme source » se diffuse dans l'environnement, puis les conséquences sociales, économiques, environnementales et sanitaires qui en résultent.
Ce travail est détaillé sur le plan méthodologique. Il est évidemment bienvenu, car il comble en partie un grand vide. Néanmoins, il a été communiqué dans des conditions que l'on peut considérer anormales en raison d'un très grand délai entre la première étude et sa publication. En outre, le niveau de détail dont nous disposons sur la façon dont ont été menées ces évaluations est assez limité. Par conséquent, il est difficile de comprendre exactement de quelle manière l'évaluation est réalisée. Il semble qu'il y ait diverses estimations, dont l'une est présentée comme une estimation moyenne. Par contre, on ne sait pas quels scénarios ont été retenus pour moyenner.
En définitive, c'est bien une espèce de distribution implicite de probabilités dont on se sert pour construire des moyennes.
Ces limites n'invalident pas l'exercice. Néanmoins, il conviendrait de les dépasser dans des exercices futurs, notamment en mettant à la disposition des universitaires les travaux de l'IRSN qui pourront alors être approfondis et élargis.
Si l'on reprend malgré tous ces différents chiffres, dont je viens d'illustrer les limites, le scénario de référence présenté comme une moyenne par l'IRSN aboutit à 120 milliards d'euros de conséquences totales pour un accident grave. Ces conséquences doivent être comprises comme étant très élargies, et même très indirectes. Le fait qu'elles puissent un jour être imputées à un acteur unique, par exemple l'État, est donc très discutable. Si une perte d'image conduisait à terme à des pertes de recettes touristiques, l'État n'aurait probablement pas à indemniser ou à prendre en charge directement l'ensemble de ces pertes.
Pour lier ce chiffre à une charge financière de l'État, un travail supplémentaire devrait être réalisé. Il faut donc être très prudent. Soit on calcule le coût social général dans le cadre par exemple d'une analyse coûtbénéfices élargie de l'énergie nucléaire, et on peut reprendre ces chiffres. Soit on s'intéresse à la responsabilité financière des exploitants et de l'État, et c'est alors une sous-partie de ce chiffrage qu'il faut retenir.
Pour finir, si l'on applique un critère d'espérance mathématique aux composantes que l'on a obtenues, on obtient un coût du risque de 120 milliards par année réacteur multiplié par la probabilité de 10-5, soit 1,2 million d'euros par année réacteur. Comme vous pouvez le constater, ce coût n'est pas considérable.