Intervention de Marie-Claire Cailletaud

Réunion du 30 avril 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Marie-Claire Cailletaud, membre de la Commission confédérale « Politique industrielle » de la CGT :

Pour parler de la place du nucléaire dans le mix électrique, il faut repartir des besoins. C'est le contraire d'une position dogmatique qui voudrait prédéterminer une composition a priori, par exemple 50 % de nucléaire d'ici à 2025. Nous constatons le rôle central joué par l'énergie pour le développement d'un pays et de son industrie. Économiser l'énergie relève du bon sens, mais pas au point de sous-estimer les besoins de développement et la démographie dynamique du pays.

Nous sommes pour des économies d'énergie. Cela concerne en premier lieu deux secteurs : celui des transports, qui représente plus du quart de la consommation d'énergie et qui est également le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre, et le résidentiel tertiaire, qui à lui seul consomme de l'ordre de 44 % de l'énergie totale. Nous regrettons le peu de place accordée jusqu'à présent à ces deux enjeux dans la préparation de la loi sur la transition énergétique. La question des transports a été évacuée ; la filière professionnelle et les financements nécessaires à l'isolation du résidentiel tertiaire restent des points durs.

Nous sommes très circonspects sur les annonces de diminution drastique de la consommation d'énergie. Ne nous trompons pas d'enjeu !

Le véritable objectif qu'il ne faut pas perdre de vue est bien celui de la diminution de l'émission de gaz à effet de serre. Si nous voulons répondre à ce défi – ce qui nous permettrait également de diminuer le déficit de notre balance commerciale, dû essentiellement à l'importation de pétrole, pour 55,5 milliards, et de gaz, pour 14 milliards, ainsi que d'améliorer notre indépendance énergétique et notre sécurité d'approvisionnement –, il faudra effectuer des transferts d'usage. Les baisses de la consommation observées ces dernières années ne sont dues qu'aux conséquences de la crise sur l'activité et à la disparition de l'industrie dans nos territoires. Le développement des services est également consommateur d'électricité. Prendre en compte ce double mouvement – économies d'un côté, besoins nouveaux de l'autre – implique que notre consommation d'électricité ne doit pas diminuer dans le futur, bien au contraire.

Dans ce contexte, la fixation a priori de la structure du mix énergétique et la détermination à l'horizon 2030, voire 2040, des proportions respectives des différents types d'énergie n'a pas beaucoup de sens. Nous devons nous donner du temps pour bâtir la meilleure solution possible, celle qui permettra de réduire nos émissions de CO2 à un coût acceptable, tout en préservant l'indépendance nationale et la sécurité d'approvisionnement. Aujourd'hui, aucune technologie ne peut, à elle seule, permettre de relever tous les défis ; le coût de l'énergie et l'indépendance énergétique de notre pays sont deux questions importantes. On ne peut se résigner à une hausse massive du prix de l'énergie, qui aurait des conséquences dommageables pour l'industrie comme pour les ménages. La France fournit une électricité à un prix moyen inférieur à celui de ses voisins européens. En Allemagne, le prix de l'électricité pour les particuliers est supérieur de 80 % au prix français ! Pourtant, l'énergie rentre en moyenne pour plus de 8 % dans le budget des ménages ; c'est beaucoup plus encore pour les ménages modestes. Les taxes qui frappent l'énergie sont lourdes, et elles ne peuvent se cumuler avec une imposition au titre du CO2. Le maintien de choix énergétiques assurant une énergie accessible à tous est une priorité.

Vous l'aurez compris, nous pensons que la filière nucléaire a toute sa place dans le bouquet énergétique de demain. La fermeture de la centrale de Fessenheim serait un non-sens économique, social et environnemental : il faudrait, en effet, produire par d'autres moyens plus coûteux, ou importer ; les emplois perdus ne seraient pas compensés par de nouveaux emplois liés au démantèlement, et ces emplois ne seraient, de toute façon, pas de même nature ; enfin, il y a fort à parier que la substitution ferait appel, dans le meilleur des cas, au cycle combiné gaz et plus probablement aux centrales à charbon des pays voisins, comme l'Allemagne. Nous n'osons pas croire qu'un gouvernement soucieux de sa stratégie industrielle puisse prendre une telle décision.

L'électricité d'origine nucléaire nous protège d'une libéralisation complète et sans limites, du fait du prix modéré et stable de sa production. C'est une bonne chose, quand les tenants de la concurrence veulent faire grimper les prix. Ainsi, il a fallu inventer des subterfuges, comme la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (loi NOME). Obliger l'un des producteurs à vendre un quart de sa production à un prix fixé, telle est la concurrence libre et non faussée que l'on nous impose en Europe ! Mais nous vous savons gré, monsieur le président, de vous être battu contre cette loi dans l'hémicycle et nous attendons que votre majorité, maintenant qu'elle en a le pouvoir, revienne sur ce sujet.

Pour nous, il n'y a pas de rente nucléaire. Il existe aujourd'hui un parc de réacteurs qui a été entièrement financé par EDF. Là aussi, il faut tordre le cou aux idées fausses : l'État n'a jamais financé l'installation du parc nucléaire en France ; c'est l'entreprise publique, et elle seule, qui s'en est chargée, en recourant pendant plusieurs années à des emprunts sur les marchés financiers internationaux, sur injonction de l'État. Si elle a bénéficié des acquis de la recherche publique en la matière, elle a en contrepartie subventionné la filière et la recherche elle-même ; par exemple, la filière est le principal financeur du CEA, via les dividendes versés par AREVA. De surcroît, la recherche fondamentale ne peut se cloisonner ; le web est né au CERN, internet au département de la défense américain. Rappelons également que le nucléaire a des applications médicales – nous pourrions ici évoquer la fermeture du réacteur Osiris.

Les marges financières dégagées dans le secteur de l'énergie doivent pouvoir y retourner pour financer le renouvellement de l'appareil productif et pour permettre d'offrir des prix attractifs, qui bénéficieront aux usagers industriels et particuliers, et d'augmenter les salaires.

Permettez-nous d'insister ici sur un sujet central et bien maltraité : celui de la recherche et de l'ingénierie, pour lequel notre pays dispose pourtant de compétences reconnues.

En ce qui concerne les perspectives de structuration de la filière nucléaire, rappelons que, à la suite du moratoire sur la construction de tranches nucléaires en France dans les années 1990-2000, la filière a subi de nombreuses pertes d'emplois et donc de compétences, ainsi que d'importants désinvestissements industriels : la filière dépendait fortement de la sidérurgie et a subi de plein fouet les coupes claires faites dans cette branche ; les investissements industriels ont été gelés, des sites fermés, et les sous-traitants, privés de commandes ont été, pour beaucoup, conduits à se reconvertir ou à disparaître. La forte réduction des effectifs s'est accompagnée d'une énorme perte de compétences. La politique menée alors a été combattue par les salariés et les syndicats CGT des sites menacés ou fermés : ceux-ci ont agi pour défendre leurs emplois et la filière industrielle. En quinze ans, la France avait réussi à dilapider l'avance acquise dans cette technologie.

Faire abstraction des réalités techniques et industrielles, c'est s'exposer à faire de mauvais choix. Nous l'avons vécu pour Superphénix, nous le vivons en ce moment pour l'EPR. Nous espérons que l'histoire ne se répétera pas.

Les choix politiques qui ont conduit à des choix coûteux et peu efficients, que les Allemands n'ont au demeurant pas assumés, la désindustrialisation dramatique de notre pays, les pertes de compétence y compris en matière de gestion de grands chantiers, la sous-traitance exacerbée, la dégradation de la qualité de travail du bétonneur sont autant d'éléments qui expliquent les difficultés dans le déroulement du chantier de l'EPR.

Une prise de conscience semble s'être effectuée. Le CSFN pourrait être un lieu de mise en cohérence. Mais constatons quand même que l'État a la main sur les principales entreprises composant cette filière. Nous considérons que la filière nucléaire française doit s'articuler autour du CEA pour la conception des nouvelles filières, et des entreprises EDF, AREVA et Alstom, chacune jouant son rôle dans le développement de projets industriels puis dans l'exploitation des centrales et le cycle du combustible. AREVA a des compétences uniques dans le domaine du cycle du combustible et de la construction de la chaudière nucléaire, comme Alstom pour le groupe turboalternateur. EDF est l'exploitant du parc nucléaire ; il est aussi responsable de la conception d'ensemble des tranches, de leur construction et de leur mise en service industriel puis de leur exploitation en fonctionnement ; enfin, il doit s'efforcer de prévenir les accidents.

La loi rend l'exploitant de la centrale responsable de la sûreté. La CGT considère que le caractère public d'EDF est une condition fondamentale de l'acceptabilité du nucléaire dans notre pays.

Nous proposons également que les projets à l'exportation puissent être portés au travers d'un groupement d'intérêt économique (GIE) entre les entreprises de la filière nucléaire française, afin de prendre en compte tous les cas existants en fonction des pays et des besoins et de tirer les leçons des difficultés rencontrées. L'expertise de l'autorité de sûreté française doit être prise en considération, sans se substituer à celle du pays. La compétence de l'ASN lui permet en effet de disposer d'une audience internationale.

L'État doit continuer de maîtriser la filière, car c'est la condition pour maîtriser les coûts, et permettre des tarifs les plus bas possibles. Redisons-le, l'acceptabilité du nucléaire est en partie due à sa maîtrise publique – c'est un point fondamental pour la CGT. Il est donc impératif d'écarter toutes les privatisations envisagées et l'idée de tout meccano industriel basé sur la concurrence. La proposition de pôle public de l'énergie portée par la CGT prend ici tout son sens, puisqu'elle permet de coordonner et de fédérer toutes les entreprises du secteur, y compris les sous-traitants, afin de mettre en cohérence les compétences et d'utiliser au mieux nos ressources humaines et matérielles. Le pôle public a pour vocation de placer l'usager, le citoyen et les salariés au coeur de son processus de concertation et de décision.

Votre troisième question porte sur les relations entre les grands exploitants nucléaires et leurs prestataires, notamment dans la perspective de la protection des travailleurs face au risque. La CGT s'est toujours impliquée très activement en la matière. En particulier, elle a considéré que la question des FSOH (facteurs sociaux, organisationnels et humains) était au coeur de la sûreté nucléaire. C'est grâce à son intervention – notamment lors d'une rencontre entre le secrétaire général de l'époque, Bernard Thibault, et la ministre alors chargée du dossier, Nathalie Kosciusko-Morizet – que les évaluations complémentaires de sûreté demandées après la catastrophe de Fukushima, qui devaient au départ porter exclusivement sur des aspects techniques, ont été étendues aux questions liées aux facteurs humains, en prenant en considération l'influence décisive des travailleurs en situation de crise comme en situation normale. La CGT se bat depuis longtemps pour la ré-internalisation des activités abusivement sous-traitées, et pour que les milliers d'ouvriers, techniciens, ingénieurs travaillant dans la sous-traitance, souvent hautement qualifiés, puissent bénéficier du même niveau de garanties que les personnels statutaires. Les représentants de la CGT que vous avez auditionnés sur le sujet ont pu développer plus en détail notre position.

S'agissant enfin de la question des relations entre EDF et l'État en matière industrielle et financière, nous estimons que l'État ne joue pas son rôle dans le secteur de l'énergie, où il dispose d'un réel pouvoir. Il ne joue pas son rôle d'actionnaire public dans les entreprises concernées : c'est le cas pour GDF-Suez, avec la non-intervention dans le bradage des actifs historiques de GDF ; c'est le cas pour EDF où les équilibres budgétaires de l'État passent avant toute considération économique et industrielle. Non seulement l'État ne joue pas son rôle de stratège et de planificateur, de pilote de la filière industrielle, mais il se comporte comme le premier actionnaire venu en calant ses exigences sur celles des actionnaires privés minoritaires.

Alors qu'EDF est déjà l'un des premiers contributeurs à l'impôt sur les sociétés, on lui demande de verser de copieux dividendes. N'y a-t-il pas mieux à faire avec ces milliards ? Ne vaudrait-il pas mieux investir dans les réseaux et les équipements, limiter les hausses pour les particuliers, réduire les factures des industries ?

L'économie du secteur énergétique est en plein bouleversement. Les investissements à réaliser pour financer la transition énergétique sont considérables. Il est donc grand temps aujourd'hui de remettre les questions essentielles au centre du débat et de penser vraiment sur le long terme, en contestant la croyance aveugle dans la capacité du marché à envoyer les signaux nécessaires aux investissements. La CGT estime urgent de bousculer de fond en comble les dogmes qui corsètent chaque jour un peu plus le développement énergétique de l'Europe et menacent gravement l'efficacité de nombreux secteurs industriels qui délocalisent un à un pour des lieux plus accueillants.

Nombre d'exemples montrent que les investissements fondés sur une régulation publique ou des contrats de long terme sont les seuls à survivre à la logique de marché.

Plutôt que de s'acharner à offrir aux entreprises de coûteux allégements de cotisations sociales, le gouvernement serait bien inspiré de proposer au pays et aux entreprises un autre pacte, un pacte de sécurité et de compétitivité énergétique qui s'articulerait autour de cinq objectifs : la garantie aux entreprises, et notamment à celles dont les coûts de production dépendent fortement du prix de l'énergie, de prix plus attractifs ; l'assurance pour les usagers de bénéficier d'un tarif réglementé maîtrisé et, pour les précaires énergétiques, de tarifs de première nécessité plus protecteurs et plus efficaces ; le développement de canaux de financement spécifiques des investissements dans les filières énergétiques, dont la filière nucléaire ; la recherche d'une plus grande efficacité des mécanismes de soutien au développement des énergies renouvelables ; la mise en place de mécanismes de financement pour la rénovation énergétique du bâti existant.

Cet effort renouvelé, associé à des coopérations européennes, doit pouvoir s'appuyer sur un pôle public de l'énergie – revendication que la CGT met en avant depuis plusieurs années. Nous sommes également favorables à la mise en place d'une Agence européenne de l'énergie.

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