Vous avez devant vous l'héritier du général d'armée Gaston Lavaud, qui fut nommé premier délégué ministériel pour l'armement par Charles de Gaulle en avril 1961. La Délégation ministérielle pour l'armement (DMA) avait été voulue pour conduire les programmes d'armement correspondant aux systèmes d'armes constitutifs de la force de dissuasion, en particulier le développement de missiles balistiques tirés initialement depuis la terre, ultérieurement depuis la mer. La deuxième raison de sa création était la nécessité de structurer une industrie capable d'assumer les investissements à réaliser, tout en remédiant au désordre qui régnait alors dans l'administration entre les différents corps d'ingénieurs.
Le volume financier de l'effort de dissuasion était en effet très important : entre 1961 et 1967, il a progressé de 0,2 % à 1 % du produit intérieur brut (PIB), l'effort de défense passant dans le même temps de 5 % à 4 % du PIB. Depuis, l'effort de dissuasion a connu une tendance baissière : il s'élevait à 0,47 % du PIB en 1990, pour un effort global de défense de 3 %, et à 0,17 % « seulement » du PIB en 2013, pour un effort de défense de 1,5 %.
Je n'égrènerai pas la litanie des systèmes d'armes qui se sont succédés dans l'histoire de la dissuasion, ni ne reviendrai sur l'histoire d'une industrie d'armement, de fait structurée en grande partie autour de la dissuasion. Je précise que je suis le rejeton d'un ingénieur général qui a consacré l'essentiel de sa vie professionnelle aux missiles balistiques. J'ai moi-même été directeur du programme Horus, programme d'ensemble de l'armement nucléaire aéroporté – Mirage IV-P, Mirage 2000N, Super Etendard, ASMP, infrastructures spécialisées des bases Air et du porte-avions Foch, transport terrestre et aérien des armes, qui étaient à l'époque la TN80 puis la TN81, d'une puissance de 300 kilotonnes. J'ai donc un tropisme plutôt favorable à la dissuasion nucléaire.
La dissuasion a joué et joue toujours un rôle essentiel comme élément moteur de notre excellence technologique. Si la France n'avait pas maintenu son effort de dissuasion, notre pays n'aurait sans doute pas pu préserver le format de certaines capacités clés, maritimes et aériennes : sous-marins nucléaires d'attaque ; frégates anti sous-marines et avions de patrouille maritime indispensables pour assurer la sécurité de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et leur permettre de se diluer dans l'océan ; chasseurs de mines tripartites – et, demain, le système de lutte anti-mines futur – pour assurer la sécurité de nos approches maritimes sur le plateau continental ; dans le domaine aéroporté, ravitailleurs des avions porteurs de l'arme nucléaire air-sol moyenne portée – le Mirage 2000N, spécifiquement construit à cette fin, mais aussi le KC135, dont le grand âge impose la perspective d'un remplacement très rapide.
C'est peut-être le nucléaire qui a permis de maintenir, ou du moins de ne pas trop rogner, certaines capacités conventionnelles. Le maintien d'une force de dissuasion crédible, indépendante et autonome incite en effet à investir dans des capacités précieuses pour d'autres fonctions stratégiques.
Le maintien d'une base industrielle et technologique de défense est indispensable pour disposer d'une dissuasion nucléaire indépendante et crédible. La DGA y veille en insistant tant auprès des maîtres d'oeuvre – DCNS, AREVA TA, MBDA, Airbus Defence & Space – qu'auprès des industriels de rang 2 que sont SafranHerakles, SafranSAGEM, Thales, Jeumont, MITTAL, Air Liquide, Schneider Electric, Thermodyn… Par grands domaines technologiques, la DGA croise les programmes de dissuasion et les programmes conventionnels au travers de feuilles de route qui permettent de s'assurer du maintien de la base industrielle et technologique de défense au fil du temps. Nous avons ainsi une feuille de route « missiles », une feuille de route « sous-marins » et une feuille de route « têtes nucléaires ». Nous nous assurons aussi de la bonne dualité avec des programmes purement civils par le biais de la feuille de route « missiles balistiqueslanceurs spatiaux civils ».
La dissuasion joue également un rôle moteur dans le domaine de la recherche. Sur les 750 millions d'euros consacrés annuellement aux études « amont » dans le programme 144, 250 millions d'euros sont consacrés à la dissuasion, et donc à la préparation des composants qui entreront en service au-delà de 2030.
Enfin, du point de vue des performances techniques et humaines, les exigences du secteur nucléaire en termes de fiabilité, de sécurité et de performance tirent toute notre industrie de défense vers le haut.
La dissuasion structure ainsi les compétences de la DGA dans les domaines de l'expertise technique, contractuelle et financière, mais aussi dans celui des essais complexes ; ces compétences sont très largement utilisées par les programmes conventionnels. Pour les essais complexes, le centre d'essais de Biscarosse a été créé dans les années 1960 pour les premiers essais de lancement des missiles balistiques ; depuis lors, la quasi-totalité des missiles balistiques et tactiques – SCALP EG, missile de croisière naval et autres – y sont essayés.
Quel est l'avenir des composantes de la dissuasion ? Il est écrit pour la force océanique stratégique, les options retenues conduisant à un SNLE et à un missile aux caractéristiques dimensionnelles semblables à la génération actuelle. Cette décision a été prise parce que le niveau de performance souhaité le permettait et pour ne pas introduire, à l'horizon 2030, des systèmes en complète rupture avec l'existant. Nous sommes ainsi, pour les missiles balistiques, dans une démarche incrémentale visant au remplacement d'un étage tous les 8 à 12 ans ; cela permettra à la fois des gains de performance et le maintien des compétences industrielles de SafranHerakles.
Notre problématique à l'horizon 2030 est de continuer d'améliorer l'invulnérabilité de nos SNLE, c'est-à-dire principalement leur discrétion acoustique, ainsi que leurs capacités de détection par sonar. Nous devons également surveiller les évolutions technologiques qui permettraient de détecter nos SNLE à la mer ; je ne pense pas que l'invulnérabilité de notre force océanique stratégique puisse être mise en cause à vue humaine, mais nous devons prendre garde aux progrès qui pourraient intervenir.
Pour la composante aéroportée, les choses sont moins certaines. Nous avons développé la filière des missiles aéroportés supersoniques. Leur vitesse, leur altitude de vol et leur manoeuvrabilité leur assurent des capacités de pénétration très originales, au croisement de la défense aérienne et de la défense antibalistique. Mais la question du niveau de performance dans les domaines de la furtivité, de la vitesse et de l'altitude de vol que devra avoir la génération « post-ASMP-A » n'est pas encore tranchée. Le sujet est en cours d'exploration avec MBDA, avec l'appui de l'ONERA, le centre français de la recherche aéronautique, spatiale et de défense. Dans le domaine nucléaire aéroporté, la formule n'est pas indépendante du porteur retenu ; elle résultera donc d'un compromis – le choix du Rafale est dimensionnant pour les performances du missile. On pourrait aussi envisager de doubler la vélocité du successeur de l'ASMP-A, mais cela demanderait d'une part des investissements importants, d'autre part la mise au point, malaisée, de chambres de combustion fonctionnant en régime supersonique. Cela supposerait aussi le renouvellement complet des moyens d'essais de la DGA et de l'industrie. Une réflexion approfondie est donc nécessaire ; elle est lancée.
L'avenir de la dissuasion, c'est également la simulation par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). La simulation est indispensable pour démontrer la performance et l'auto-sûreté des têtes nucléaires nouvelles que nous prévoyons de mettre en service au milieu de la prochaine décennie. La progression des moyens de simulation – le programme de Laser mégajoule et le projet d'expérience de physique utilisant la radiographie éclair (EPURE) – se passe bien ; les moyens de calcul nécessaires sont considérables.
Le futur de la dissuasion, c'est aussi la sûreté nucléaire, facteur fondamental. Le rôle de la DGA est de démontrer que les systèmes d'arme livrés aux armées répondent aux règlements. Les preuves à apporter pour certaines opérations sont déjà complexes ; des évolutions supplémentaires irréfléchies pourraient conduire à une paralysie de fait en temps de paix, sauf pour les armes stockées qui ne subissent aucune manipulation. Il faut donc prendre garde à l'évolution de la réglementation dans le domaine de la sûreté nucléaire.
Un mot sur les infrastructures. Si les dépôts d'armes et de munitions spécialisées sur les bases de l'armée de l'air ont été entièrement refaits, les installations de l'Île Longue datent de l'origine de la dissuasion océanique, au début des années 1970. Elles auront donc soixante ans lors de la mise en service de la prochaine génération de SNLE. Il faut impérativement réfléchir à leur évolution pour en assurer la pérennité et, en outre, prendre en compte, en matière de sûreté nucléaire, le « post-Fukushima ».
Pour en revenir aux fondamentaux, il me paraît que la situation internationale actuelle légitime la pérennité de notre capacité de dissuasion. Les évolutions en cours dans le monde plaident-elles en faveur d'un abandon ? Alors que la prolifération nucléaire va plutôt s'accélérant, je ne le crois pas. Peut-on mettre en cause le format de la force océanique stratégique et la présence des SNLE à la mer ? Je ne le pense pas : il est indispensable de conserver deux sous-marins à la mer au cas où l'un des deux viendrait à disparaître au cours d'un « crime dans la nuit », selon les mots de Michel Debré. Quant à maintenir un SNLE en base à l'Île Longue, ce serait une incitation formelle à une frappe préemptive et cela renforcerait l'agressivité potentielle de certains assaillants.
Renoncer à la composante aérienne ne présente aucun avantage, au contraire : outre que les gains à court terme seraient modestes, il faudrait prévoir et budgéter les coûts de démantèlement. Par ailleurs, la composante aérienne permet de faire face à des menaces sans compromettre la sécurité de nos SNLE.
Faudrait-il renoncer à la simulation, comme l'a proposé le général Bentégeat ? Ce n'est pas mon avis. Je vous l'ai dit, la simulation est nécessaire pour démontrer la performance et l'auto-sûreté des têtes nucléaires que nous mettrons en service au milieu de la décennie prochaine. Il faut donc poursuivre les efforts en matière de supercalculateurs, lesquels ne profitent pas uniquement à la dissuasion mais à l'industrie dans son ensemble.
Il reste aussi à savoir si nos camarades britanniques parviendront à assurer la pérennité de leur propre force océanique stratégique. Si le Royaume-Uni en venait à renoncer à sa force de dissuasion, la nôtre serait la seule en Europe ; notre situation ne serait pas des plus confortables.
La situation budgétaire du pays est compliquée, nul ne l'ignore, mais des mesures relatives à la programmation budgétaire triennale prises dans le cadre d'une loi de finances rectificative et qui ne seraient pas favorables à la défense ne renforceraient pas nos capacités globales. Et si celles-ci étaient amenées à diminuer, l'effet d'éviction des dépenses de dissuasion sur les dépenses d'équipements conventionnels des armées augmenterait mécaniquement.
J'ai mentionné en introduction l'ampleur de l'effort consacré par la Nation à la dissuasion au début des années 1960 ; il est, en proportion, incomparablement plus faible maintenant. Même s'il doit atteindre 0,2 % du PIB aux alentours de 2025, cela ne me paraît pas inatteignable si la Nation le souhaite.