Intervention de André Chassaigne

Réunion du 14 mai 2014 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne, rapporteur :

Sous prétexte de trouver des réponses à la crise économique, le projet d'accord de libre-échange entre les États-Unis et l'Europe n'est dicté que par l'idéologie du libre-échange – parole magique –, qui veut que le bonheur soit dans la libéralisation des échanges et que l'on ne sorte de la crise qu'en prenant des marchés aux autres. Il s'agit ouvertement de créer un grand marché transatlantique déréglementé, conforme aux intérêts des grandes entreprises!

Ce projet d'accord signe l'arrêt définitif des négociations multilatérales du cycle de Doha dans l'échec duquel les États-Unis portent une large part de responsabilité. Ils ont toujours privilégié les accords bilatéraux dans lesquels ils peuvent exercer un rapport de forces.

Croire que l'Union européenne pourrait tirer des gains économiques significatifs est un leurre, dont les citoyens ne sont pas dupes, comme le montrent la montée de l'inquiétude et de la mobilisation. En Allemagne, une pétition vient de réunir près de 500 000 signatures contre ce projet.

Pour autant, dirigeants européens et américains, Commission européenne continuent d'afficher imperturbablement leur volonté d'aller vite, voire à marche forcée.

Le mandat a été donné à la Commission en juin 2013 dans une absence totale de transparence et de débat. Les peuples n'ont pas eu la parole. La consultation publique qui a précédé le mandat a été minimaliste et particulièrement orientée sur les questions d'ordre industriel et commercial. Sur 130 réunions tenues à l'initiative de la Commission européenne, 119 se sont tenues avec les lobbies des multinationales. Autant dire qu'il s'agissait d'une consultation en cercle fermé ! Le mandat n'a fait l'objet d'aucune publicité et il a fallu compter sur la presse ou Internet pour que les citoyens aient accès à son contenu. Quant à la Représentation nationale, nous avons dû insister lourdement pour qu'il soit enfin transmis aux députés.

Après quatre cycles de négociations, où en sommes-nous ?

Alors que le mandat venait d'être signé, les révélations d'espionnage à grande échelle des services de renseignement américain, contre les intérêts européens, ont jeté une lumière crue sur les agissements des Américains qui ne semblent pas faire une distinction réelle entre ennemis et partenaires ! Les autorités américaines n'ont pas été en mesure de fournir des justifications acceptables. Les négociations ont continué dans la même absence de transparence et la même opacité que les discussions sur le mandat. Au prétexte que la politique commerciale est une compétence exclusive de l'Union, les négociations sont menées par la Commission européenne qui n'a pas la légitimité de l'élection. Aucune prise de position ou document n'est divulgué alors que cet accord commercial affectera les citoyens autant, voire plus qu'un projet de loi. Ce secret verrouille les options politiques et donne des pouvoirs démesurés aux multinationales qui ont, elles, des canaux pour accéder aux informations sensibles.

Certains gouvernements nationaux ont pris des initiatives pour consulter les citoyens. En France, a été mis en place un comité stratégique composé de parlementaires, de représentants d'entreprises, d'experts économiques, mais seuls deux associations et deux syndicats ont été invités à la dernière minute pour corriger la composition initiale.

Le lancement des négociations avait pour justification des perspectives de croissance. Or depuis la publication des analyses d'une étude commanditée par la Commission européenne dont votre commission avait souligné les limites et les biais, d'autres études ont été réalisées. Ainsi une étude récente de mars 2014 réalisée par des chercheurs autrichiens, se montre très pessimiste. Les coûts sociaux seront importants et la facture pour payer le chômage supplémentaire pourrait atteindre 10 milliards d'euros. Le commerce intracommunautaire – qui représente actuellement plus de la moitié des échanges des États européens – pourrait baisser de 30 % ! Mais même sans une telle étude, il n'est qu'à se reporter au précédent instructif de l'accord qui lie les États-Unis au Canada et au Mexique, l'ALENA, lequel, sur l'ensemble des plans, a été négatif.

La principale menace de cet accord réside dans ce qui est convenu d'appeler la convergence réglementaire, qui dans le jargon technocratique est la litote signifiant nivellement vers le bas, voire suppression, de normes sociales, sanitaires, environnementales prévues par les législations européennes et qui découlent de choix politiques et valeurs particulières.

Que nous apprennent les quatre premiers cycles de négociations, à tout le moins sur la base des quelques informations qui ont pu « fuiter » ?

Même sur le volet des droits de douane, les concessions tarifaires que pourraient faire les États-Unis apporteront un bénéfice négligeable par rapport aux effets des fluctuations de la parité euro-dollar.

Depuis le début, les Américains ont clairement affiché qu'ils ne se lanceraient pas dans la négociation s'ils n'envisageaient pas de gains sérieux dans l'agriculture. Et le déroulement des négociations, le confirme en tout point. Au cours du quatrième round de négociation qui avait pour thème les mesures phytosanitaires, ils ont rappelé que la viande américaine était la plus sûre au monde, alors que l'Union européenne avait connu la crise de la vache folle et que la responsabilité de nourrir le monde nécessite l'utilisation de technologies … Il est envisagé un cadre transatlantique harmonisé sur les pesticides dont on peut craindre le pire quant aux méthodes d'évaluation des risques ou de la définition des limites maximales des résidus.

S'agissant des indications géographiques, les négociateurs américains les considèrent tout simplement comme des entraves au commerce. Les sénateurs américains viennent de déclarer qu'il est absurde que l'Union européenne veuille protéger les appellations d'origine de ses fromages. Le secteur viticole est quant à lui très inquiet.

Malgré les engagements réitérés de la Commission européenne de ne pas sacrifier les normes européennes, les négociations ne se déroulent pas dans un rapport de forces favorables aux Européens. En donnant mandat à la Commission européenne de négocier sur les normes, leurs choix agricoles et alimentaires, leurs droits sociaux, leurs services publics, leurs règles financières et leurs choix énergétiques et climatiques, les États vont renoncer à leur capacité démocratique de construire des normes conformes à l'intérêt général.

On ne sait pas jusqu'où cette convergence réglementaire pourrait aller. En effet, le mécanisme d'arbitrage pour les investissements constitue une véritable bombe contre la souveraineté des États. Alors que le Parlement européen avait décidé, dans sa résolution du 23 mai 2013, que le TAFTA ne devrait pas comporter de telle clause, il est prévu de créer un tribunal supranational dénommé « panel d'arbitrage » qui permettrait à toute entreprise multinationale de faire appel à un tribunal arbitral privé pour poursuivre un État dès lors qu'une réglementation pourrait potentiellement porter préjudice à ses intérêts, par exemple le relèvement de minimaux sociaux ou la hausse de l'impôt sur les société. Ce système aurait pour conséquence un transfert de la souveraineté des États vers le secteur privé, les investisseurs ayant ainsi un moyen de pression sur les États en les menaçant de procès. Ce mécanisme consacrerait la suprématie du droit des affaires sur les autres droits car les arbitres décideront en considérant l'accord de libre-échange et la baisse potentielle du profit.

Les exemples de telles dérives sont nombreux dans le cadre des arbitrages assurés par le Centre international de règlement des différends sur l'investissement (CIRDI), une institution créée en 1966 dans l'orbite de la Banque mondiale et contrôlée par des juristes anglo-saxons animés par une logique ultra-libérale. L'interdiction par les autorités mexicaines de l'installation d'un dépôt de déchets toxiques, fondée sur des raisons évidentes de santé publique, a été considérée par le CIRDI comme assimilable à une « expropriation » contraire aux stipulations de protection des investissements de l'ALENA, car l'entreprise états-unienne en cause se trouvait privée du « bénéfice économique qu'elle pouvait raisonnablement espérer » de ce dépôt toxique ! Une firme américaine, Lone Pine Resources, réclame actuellement au Canada une indemnisation de 250 millions de dollars, en compensation du manque à gagner du fait du moratoire que la province du Québec a adopté sur l'exploitation du gaz de schiste. Le cigaretier Philip Morris use du même procédé dans un accord entre Hong-Kong et l'Australie pour faire interdire des messages d'alerte sur les paquets de cigarettes australiens, ce qui laisse planer des menaces sur le devenir de l'application de la future directive « tabac » en cours de négociation.

Nos États sont des États de droit et les garanties offertes par les législations et les tribunaux nationaux sont suffisantes pour les investisseurs !

Je voudrais enfin aborder un thème qui a mobilisé la France, celui de l'exception culturelle. Pour le moment, ce thème ne figure pas dans le champ des négociations. Mais exerçons toute notre vigilance car l'article 44 du mandat dispose que la Commission pourra recommander au Conseil des ministres des directives supplémentaires de négociations sur tout sujet …

C'est pour l'ensemble de ces raisons que le groupe GDR a déposé une proposition de résolution qui demandait plusieurs choses :

– Tout d'abord la suspension des négociations, afin que les peuples souverains puissent se prononcer sur la poursuite ou non de ces négociations, car au moment de la ratification de l'accord une fois qu'il sera conclu, les Parlements nationaux seront placés devant le fait accompli. J'attire votre attention sur le fait que le ministre allemand de l'économie, Sigmar Gabriel a ouvert la possibilité de consultation des parlements nationaux sur la poursuite des négociations. La Représentation nationale ne peut être en deçà de cette position !

– Seconde demande, dans le cas où les négociations se poursuivraient, plus de transparence de celles-ci par un accès direct et public à tous les documents de négociation, ainsi qu'une information détaillée et régulière des parlements nationaux et leur association à l'ensemble du processus. Même si la politique commerciale est une compétence exclusive européenne, il n'est pas concevable que les parlements ne puissent pas exercer leur vigilance et peser sur le contenu d'un accord sur lequel ils devront se prononcer à l'occasion des procédures de ratification. Par ailleurs, dans la mesure où ce projet est largement dicté par les intérêts des firmes internationales, il est indispensable que les négociateurs et leurs éventuels conflits d'intérêts soient identifiés.

– Troisième exigence en tout état de cause : que les États-Unis mettent fin à leurs activités d'espionnage, qui visent massivement les intérêts européens.

– Enfin, nous demandions de retirer de la négociation l'idée d'un arbitrage international, qui constituerait une atteinte inacceptable à la souveraineté des États.

Malheureusement, la commission des affaires européennes a adopté hier un certain nombre d'amendements dont certains améliorent le texte, notamment ceux de sa présidente Mme Auroi, mais dont il faut bien dire que certains autres sont surtout des édulcorants. Le résultat, c'est que le texte que nous étudions aujourd'hui est devenu bien fade. Il se contente de demander un peu plus de transparence des négociations, ce qui est nécessaire, mais pas suffisant. Au final, étant député de Thiers, je dirais que c'est devenu un couteau sans lame qui aurait perdu son manche ! Pour le reste, nos autres exigences ont disparu du texte : c'est le cas non seulement de la demande centrale de suspension des négociations en vue d'une large consultation populaire, mais aussi de ce que nous demandions sur le retrait de toute négociation sur un arbitrage État-investisseurs et sur la cessation de l'espionnage américain de l'Europe !

Ces demandes me semblent pourtant relever du bon sens et de la défense élémentaire de notre souveraineté. Je le redis, c'est un ministre allemand, Sigmar Gabriel, quelqu'un qui n'est pas issu d'une tradition politique a priori anti-américaine, qui s'est élevé vivement contre la clause sur l'arbitrage, expliquant que sa présence éventuelle dans le TAFTA pourrait conditionner l'accord de l'Allemagne. La France doit-elle être en retrait sur ce point ? Les Français comprendront-ils que nous adoptions une position molle ?

C'est pourquoi j'ai déposé des amendements qui rétablissent en partie le texte initial du groupe GDR, sur tous ces points essentiels, tout en conservant les modifications utiles faites par ailleurs hier sur proposition de Mme Auroi, du groupe Ecolo et du groupe SRC.

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