Conformément à la loi, je rends compte devant le Parlement de notre rapport annuel en matière de sûreté et de radioprotection pour l'année 2013. Ce rapport, que vous avez en main puisqu'il a été distribué à l'entrée à tous les membres de l'Office, a été transmis au Président de la République, au Premier ministre et au Gouvernement. Il a également été adressé à tous les élus, nationaux et locaux, concernés par les activités nucléaires, en s'attachant à donner une synthèse des enjeux locaux. Au total, ce sont près de six cents exemplaires du rapport qui ont été diffusés. Dans les prochains mois, une version traduite en anglais de la synthèse du rapport sera mise en ligne et transmise aux autorités de sûreté d'autres États, puisqu'il convient, sur ces sujets, de confronter les points de vue au plan international.
Ce rapport est, comme à l'habitude, très volumineux. Historiquement, nous avons pris le parti, que j'approuve pleinement, d'en faire un document exhaustif et « autoportant ». Je voudrais remercier l'ensemble des équipes, non seulement de l'Autorité de sûreté nucléaire mais aussi de l'institut de Radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui contribuent quotidiennement à nos bilans, ainsi qu'au travail de rédaction de ce rapport, qui est une oeuvre imposante. Je serai attentif aux commentaires des lecteurs qui pourraient nous aider à en améliorer la rédaction.
Je commencerai par le jugement global que nous portons sur la sûreté et la radioprotection en France pour l'année 2013. En cohérence avec celui de l'année précédente, j'estime que la situation est globalement assez satisfaisante. Je reviens sur les différents termes. « Assez satisfaisante » peut-être interprété positivement par certains, notamment venant d'une autorité de sûreté considérée comme particulièrement rigoureuse, ou considéré insuffisant par d'autres. Cette formulation résulte de la persistance d'incidents. Cette année, il y a eu un peu moins d'incidents de niveau un que l'année dernière, ce dont je ne me félicite pas particulièrement, tout comme je ne m'étais pas inquiété de la légère hausse constatée l'année précédente, le principal indicateur en matière de sûreté étant le nombre d'incidents signalés, qu'ils soient classés ou pas. Ce dernier indicateur est à peu près constant sur le long terme. C'est à la fois une mesure de la sûreté et un moteur de sa progression, car la sûreté progresse par l'analyse systématique de ces événements, d'où ce bilan « assez satisfaisant ».
L'autre mot important, « globalement », renvoie au fait qu'existent des disparités entre les installations. Certaines sont clairement en bonne position, M. Jean-Christophe Niel fera un bilan plus détaillé de leur situation.
Mais il existe aussi des situations insatisfaisantes. J'en citerai deux exemples marquants en 2013. Le premier, connu de longue date, concerne la reprise des déchets anciens à La Hague qui n'ont pas été conditionnés conformément aux pratiques actuelles mais stockés en vrac, dans des silos. L'autre touche l'usine de fabrication des combustibles FBFC (société Franco-belge de fabrication de combustibles, filiale d'Areva) à Romans-sur-Isère. Celle-ci a connu, à plusieurs reprises, des problèmes de transgression des règles d'exploitation et des difficultés pour tenir les engagements pris en matière d'amélioration de la sûreté. La répétition de ces situations nous a amenés à entendre l'exploitant en collège en février, pour lui notifier que nous placions l'installation sous contrôle renforcé et serions conduits à procéder à une inspection de revue en septembre prochain, afin de constater les résultats – ou l'absence de résultats – des efforts engagés, conformément au plan d'amélioration qui nous a été transmis il y a quinze jours.
Ce bilan nuancé, semblable à celui des années précédentes, est à mettre en regard des enjeux de sûreté sans précédent que nous allons devoir gérer dans les dix années à venir. Ils sont au nombre de six, la plupart ont été cités par le président Le Déaut.
Le premier de ces enjeux concerne les actions post-Fukushima. Nous avons dit qu'il faudrait dix ans pour bénéficier de l'ensemble du retour d'expérience de cet accident et mettre en oeuvre les mesures correctives correspondantes. Après trois ans, nous sommes au début de ce processus et l'essentiel du travail reste encore devant nous. En 2012, nous avons fixé, par prescription, un certain nombre d'objectifs de sûreté. L'année 2013 a été consacrée à la définition et au dimensionnement des systèmes de sûreté devant être mis en place. La suite sera plus compliquée, puisque les divers exploitants – EDF n'est pas seul concerné – doivent proposer des plans détaillés, puis procéder à leur mise en oeuvre sur le terrain. Nous sommes donc au début d'un dossier d'amélioration de sûreté qui va induire une charge croissante avec les déploiements à venir.
Le second enjeu est relatif à la prolongation – ou la non-prolongation – du fonctionnement des réacteurs nucléaires d'EDF. Sur ce sujet, nous avons été amenés à prendre, au moment du troisième réexamen de sûreté, une position générique, indépendamment des spécificités de chacun des sites, sur la capacité des centrales nucléaires à aller jusqu'au quatrième examen de sûreté qui doit intervenir dans les dix ans qui viennent. Nous sommes à présent en train de vérifier, site par site, que cette décision peut être appliquée. Ensuite, la prolongation du fonctionnement des centrales au-delà de leur quatrième examen de sûreté constitue un enjeu de sûreté particulièrement important. L'objectif qui doit être poursuivi consiste à se rapprocher des normes les plus modernes des réacteurs de troisième génération. Cette position n'est pas uniquement française, mais européenne. Mettre des réacteurs dont la conception date d'une quarantaine d'année, construits selon des normes de deuxième génération, au niveau de ceux de troisième génération constitue un enjeu technique de sûreté particulièrement complexe à analyser. Si la poursuite du fonctionnement au-delà du quatrième réexamen de sûreté n'est pas acquise, ce n'est pas seulement sous réserve d'examen, mais cela résulte aussi de la complexité de ce défi technique. Nous avons demandé à avoir des échanges avec EDF, notamment au travers de trois séminaires techniques organisés d'ici la fin du semestre. Le premier a eu lieu voici une semaine. Néanmoins, dans notre calendrier de travail, nous ne pourrons rendre un avis générique final sur cette question qu'en 2018, probablement avec des avis intermédiaires annuels.
Le troisième sujet important concerne la coopération européenne en matière de gestion d'accident nucléaire. Fukushima a confirmé qu'un accident ne pouvait être exclu. Même si nous faisons beaucoup d'efforts pour le prévenir, nous partons du postulat qu'un accident nucléaire est possible, y compris en Europe. L'accident de Fukushima a eu des conséquences dans un rayon de quatre-vingts kilomètres, avec une zone d'exclusion de vingt kilomètres. Si nous traçons ces rayons autour de n'importe quelle centrale en Europe, il y a de fortes chances que la gestion de crise concerne simultanément plusieurs pays. À l'heure actuelle, les critères retenus par les différentes autorités de sûreté européennes pour gérer ces accidents, en termes de contre-mesures, d'évacuation des populations, de distribution de pastilles d'iode…, ne sont pas homogènes. Cette situation n'apparaît pas satisfaisante. Je rappelle qu'au moment de Tchernobyl, de part et d'autre du Rhin, nous avions globalement la même appréciation sur les rejets et les doses reçues. En revanche, elle n'était pas élaborée selon les mêmes critères, si bien que les autorités donnaient aux populations des indications différentes, perçues comme contradictoires. Trente ans plus tard, en Europe, nous sommes encore assez largement dans cette situation. De ce fait, nous aurions la plus grande difficulté à harmoniser nos positions face à un accident affectant plusieurs pays. Comme il en va de la crédibilité de l'action publique en période de crise, nous avons mis cette question sur la table au niveau européen, en particulier au travers d'un groupe de travail des autorités de sûreté qui vise à codifier des décisions d'urgence, notamment dans les phases très précoces d'un accident, où l'état de l'installation n'est pas encore bien connu.
Le stockage des déchets de haute activité à vie longue est le quatrième sujet majeur. Il appartient à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et au Gouvernement de prendre une position, avant mai prochain, sur les suites à donner à ce projet, après le débat public qui a eu lieu en 2013. Dans l'hypothèse où ce projet serait poursuivi, l'ASN jouera son rôle avec deux questions clefs qui ont émergé lors du dernier débat public et du précédent. La première concerne la réversibilité, évoquée à plusieurs reprises dans les débats publics. Cette question technique conditionne la conception, mais aussi l'exploitation du futur stockage. Il faut que le Parlement puisse disposer, dans les meilleurs délais, d'un rapport sur les possibilités et conditions de la réversibilité, afin de pouvoir se prononcer sur ce sujet. Ce n'est qu'au vu de la position du Parlement, formulée dans le cadre d'une loi à venir, qu'un dossier de demande d'autorisation pourra être valablement constitué par l'Andra, alors que la loi de 2006 prévoit qu'un premier dossier soit déposé par l'Andra avant l'intervention du Parlement.
Le deuxième point important porte sur l'inventaire des déchets qui seront stockés. De toute évidence, cet inventaire influe sur la sûreté du stockage. Nous avons insisté sur le fait qu'il doit pouvoir évoluer, en fonction des choix de politique énergétiques, par exemple une décision d'arrêt du retraitement. Il faut que, au moment de donner une autorisation de création, l'autorité de sûreté soit à même de s'en assurer. Par exemple, pour faire face à une éventuelle décision d'arrêt du retraitement impliquant de stocker directement les combustibles usés, il faut que la descenderie existante le permette ou, à défaut, qu'il soit possible de construire une descenderie adaptée. Un tel changement d'inventaire impliquerait, par ailleurs, une nouvelle enquête publique.
Le cinquième enjeu, touchant au domaine médical, est extrêmement important pour nous. En radiothérapie, des progrès ont été accomplis, notamment grâce à notre action et, depuis l'accident d'Épinal aux conséquences sanitaires particulièrement sévères, à une prise de conscience du secteur médical. Ces progrès concernent l'effectif des radio-physiciens, lesquels jouent un rôle essentiel pour assurer que les bonnes doses soient délivrées au bon endroit. Sur ce plan, nous nous classions parmi les plus mauvais en Europe mais sommes maintenant dans la moyenne. Je tiens à souligner les progrès accomplis, même si d'autres restent encore possibles.
Un autre sujet concerne les doses reçues en imagerie médicale. Dans tous les pays industrialisés, en dix ans, la dose reçue au titre des examens médicaux de prévention a doublé. Une part de cette augmentation de dose est justifiée par une meilleure prévention, mais une autre partie n'est pas liée aux besoins sanitaires. Certains examens sont injustifiés ou excessivement surdosant. Un travail reste à faire avec les professionnels sur la justification de ces examens. Dans le domaine de l'imagerie médicale, les radio-physiciens jouent également un rôle essentiel.
Le dernier enjeu majeur touche au radon, un gaz radioactif présent naturellement dans le sous-sol et qui peut remonter à la surface dans certaines configurations géologiques. S'il remonte à la surface en plein champ, il se disperse. Mais, comme tout gaz, il a la faculté de se concentrer dans un lieu clos, par exemple les sous-sols d'habitations. Cette concentration peut atteindre un niveau induisant un impact sanitaire. Ce n'est pas un sujet nouveau, mais il est d'ampleur. D'après les études réalisées, trente-et-un départements français sont concernés par des risques liés au radon. 10 à 15 % des cancers du poumon peuvent être attribués à celui-ci. Un premier travail de prévention a été accompli, notamment dans les établissements recevant du public, mais il reste à l'engager dans l'habitat privé. La France n'est pas le seul pays concerné. Nous allons organiser à la rentrée un séminaire international sur ce sujet pour échanger avec les homologues, notamment les Finlandais qui sont particulièrement concernés par ces risques.
Pour que ces six enjeux soient correctement traités, sont à remplir deux conditions.
La première est que les exploitants soient en état de marche. Cela renvoie à des questions financières ou économiques ainsi que de compétences, en qualité et quantité, de moyens humains. J'ai été extrêmement frappé, cela a été évoqué dans le cadre de la commission d'enquête sur le coût du nucléaire, des derniers chiffres sur le volume d'activité en arrêt de tranche. En cinq ans, celui-ci a doublé. C'est une charge qui a considérablement augmenté, alors même que les travaux de grand carénage, évoqués par EDF, n'ont pas commencé. On constate de très gros dépassements, pratiquement systématiques, des délais prévus en arrêt de tranche, ainsi que des difficultés à gérer les écarts.
La deuxième condition est que l'Autorité de sûreté nucléaire et son organisme d'appui technique, l'IRSN, voient leurs capacités renforcées. Il nous manque des outils de sanction. Nous estimons que nous avons besoin de pouvoirs de sanction supplémentaires. Nous avons un outil de sanction quotidien : les mises en demeure. Si celles-ci ne sont pas respectées, nous pouvons dresser procès-verbal et l'adresser à la justice. À l'autre extrême, nous avons une arme massive, consistant à arrêter, si la situation l'exige, une installation nucléaire. À l'évidence, elle est réservée aux cas les plus graves. Nous manquons de capacités de sanctions intermédiaires, notamment des astreintes journalières permettant d'obliger les exploitants à réaliser des actions. Ce serait un outil adapté aux situations non problématiques à court terme, mais susceptibles de le devenir après plusieurs années.
Une autorité renforcée implique aussi des devoirs accrus, notamment pour rendre compte au Parlement. Par exemple, je ne verrais que des avantages à ce que vous nous demandiez de rendre des comptes sur notre exécution budgétaire et sur les mesures d'efficience que nous prenons. En termes de devoir, il y a aussi tout ce qui touche à la transparence, notamment sur les mesures de gestion de crise nucléaire, vis-à-vis des populations riveraines des grandes installations. Des décisions doivent être prises pour leur assurer une meilleure information.
Enfin, il convient de renforcer les moyens. Nous avons eu l'occasion de donner notre avis, voici un an, comme le prévoit la loi sur le budget. Dans un contexte budgétaire difficile, nous avions dit que la stabilité des moyens accordés constituait déjà une bonne nouvelle, mais que nous étions confrontés à une charge croissante, même si nous avions bien conscience que le budget de l'Etat aurait des difficultés à suivre l'augmentation de nos moyens. Aussi, avions-nous évoqué la possibilité d'une réforme de notre financement, ainsi que de celui de l'IRSN, un nombre équivalent d'agents, de l'ordre de cinq cents, travaillant sur nos missions dans les deux organismes. La voie alternative, appliquée dans de nombreux pays, dont les États-Unis d'Amérique, consiste à mettre en place des contributions directement assises sur les grands exploitants, sous le contrôle du Parlement. La Cour des comptes a dit, dans l'un de ses rapports, que les taxes affectées n'étaient évidemment pas une bonne chose, notamment parce qu'elles échappent, pour une large part, au contrôle parlementaire. Je suis preneur d'autres idées. Notre sentiment, partagé avec l'IRSN, est qu'il faudrait accroître, dans les prochaines années, nos effectifs globaux de cent cinquante à deux cents personnes, soit l'équivalent de cinquante millions d'euros supplémentaires, à mettre en regard du montant de la taxe sur les installations nucléaires de base (INB) perçue annuellement par l'Etat, à hauteur de six cent millions d'euros.
Tous ces sujets majeurs nous ont occupés en 2013 et seront encore, pour la plupart, à l'ordre du jour dans les années à venir.