Nous avons en réalité affaire à deux crises, dont l'une cache l'autre, à l'image des poupées russes, ou plutôt de notre globe terrestre qui contient en son sein un autre globe plus grand que lui, comme l'a écrit Gogol dans le Journal d'un fou. La première des deux est la crise ukrainienne à proprement parler. Elle présente plusieurs facettes. Il s'agit non seulement d'un drame humain et d'une tragédie nationale, mais aussi d'un désastre politique qui résulte de l'action peu compréhensible, parfois irresponsable ou incompétente, de l'ensemble des partenaires engagés dans sa gestion.
Les premiers responsables sont les élites politiques ukrainiennes successives qui, depuis l'indépendance, ont conduit le pays à une crise avant tout économique, mais aussi politique et sociale. Je fais référence tant aux élites du passé – jusqu'au dernier président élu, M. Ianoukovitch – qu'aux autorités actuelles, qui poussent le pays à la partition avec presque autant d'efficacité que leurs prédécesseurs.
Après la responsabilité évidente des Ukrainiens vient, dans l'ordre, celle de l'Union européenne. Celle-ci a beaucoup hésité et adopté une attitude ambiguë. Elle a fait, du bout des lèvres, une offre à l'Ukraine dans le cadre du Partenariat oriental. Cependant, elle a fait preuve d'une légèreté impardonnable dans sa manière d'aborder une réalité très complexe et spécifique à bien des égards : l'Ukraine est, depuis un certain temps, une « Yougoslavie en puissance », marquée par des fractures culturelles, religieuses, linguistiques, économiques, voire de civilisation. L'ensemble des partenaires, y compris les plus bienveillants, auraient dû gérer cette situation explosive avec la plus grande prudence, traiter ce « Tchernobyl politique » avec des gants. Mais tel n'a pas été le cas, en particulier lorsque l'Union européenne a refusé, il y a quelques mois encore, la proposition russe de gérer le dossier ukrainien à trois.
Enfin, le rôle de la Russie. A l'origine, le président Poutine n'envisageait probablement pas une partition de l'Ukraine, ni même l'annexion de la Crimée. Il a été amené, par l'évolution de la situation, à gérer la crise à vue, en improvisant dans une certaine mesure. À ce titre, la Russie est le troisième responsable de la crise : elle était bien présente en tant qu'ex-Union soviétique et ex-Empire, et Poutine a réagi avec la brutalité que nous avons tous observée. Il a d'ailleurs commis certaines erreurs de calcul, notamment en sous-estimant l'émergence, depuis la fin de la République socialiste soviétique d'Ukraine, d'une société qui n'est ni pro-européenne ni pro-russe, mais pro-ukrainienne : c'est elle qui a manifesté sur Maïdan et a chassé M. Ianoukovitch du pouvoir.
Or, c'est à ce moment précis, lorsque la troïka européenne – aux côtés de laquelle la Russie était représentée au début, par M. Loukine – a capitulé sous la pression de Maïdan et que le pouvoir à Kiev est passé entre les mains d'une fraction radicale et anti-russe de la société ukrainienne, que la crise a changé de dimension aux yeux du Kremlin : d'une crise dans les relations entre la Russie et l'Ukraine, elle est devenue une crise entre l'Est et l'Ouest, post-guerre froide ou entre deux guerres froides.
Du fait de l'action conjuguée de l'Est et de l'Ouest, qui portent à cet égard une responsabilité partagée, l'Ukraine a été mise dans une situation impossible, celle de faire un choix entre l'Europe et la Russie, ce qui s'est révélé mortel pour elle : cela a provoqué une déchirure de la société et du territoire.
La seconde crise, plus grave de mon point de vue, concerne les relations entre la Russie et l'Ouest. Avec le changement de régime à Kiev, Poutine s'est trouvé confronté à une nouvelle étape de l'expansion occidentale, notamment à une entrée possible de l'OTAN sur le territoire ukrainien. Sa réaction face à cette offensive est dans une certaine mesure comparable à celle de Staline en 1939 face à l'imminence de l'occupation de la Pologne par Hitler : dans la vision poutinienne du monde actuel, Hitler, c'est l'OTAN.
Poutine est un acteur important sur la scène internationale, que le magazine Forbes a même qualifié il y a quelques mois d'homme le plus « puissant » du monde. Peut-être se trompe-t-il de siècle et se méprend-il sur la réalité moderne, notamment sur l'état de sa propre société, mais il n'est pas uniquement un produit de l'école du KGB : il a l'expérience de la conduite des affaires avec l'Occident. De son point de vue, le monde dans lequel il agit est un monde froid, caractérisé par l'équilibre des forces, où les Occidentaux appliquent des « doubles standards » moraux, politiques et juridiques : ils se souviennent du droit international lorsque c'est à leur avantage, mais l'oublient dans les autres circonstances. Enfin, vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, nous constatons l'échec de toute construction commune entre l'Europe et la Russie. En particulier, nous n'avons pas profité de la chance offerte par la perestroïka de Gorbatchev et par le projet – peut-être trop théorique ou romantique – de « Maison commune européenne ». Il n'y a donc, à cet égard, rien à regretter.
Je terminerai en dressant le triste bilan des « pots cassés ». La société et les citoyens ukrainiens sont les premières victimes. Leur avenir est incertain, avec à un bout du spectre la partition du pays et à l'autre la fédéralisation, qui est encore envisageable. La deuxième victime est l'Europe : elle ne gagne rien à cette confirmation de la fracture avec la Russie. Les dégâts sont économiques – en matière énergétique et dans d'autres domaines –, mais surtout stratégiques : l'Union européenne est privée de la perspective d'une forme d'association avec la Russie. L'Europe s'efface sur la scène internationale ; sur les dossiers stratégiques, elle est éclipsée par l'OTAN, qui fait patrouiller des avions le long de ses frontières orientales.
Enfin, et c'est le plus important à mes yeux, la Russie est aussi une des grandes perdantes de la crise, moins en raison des sanctions économiques – les interdictions de visas ont un caractère plutôt symbolique – que de l'isolement du pays sur la scène internationale. La Russie rompt ainsi avec sa tradition séculaire d'association à l'Europe, qu'elle perd comme horizon de son évolution politique, culturelle et spirituelle. Elle nous offre le spectacle d'un triomphe du nationalisme, que l'on peut rapprocher de celui des Slavophiles au XIXe siècle. Le président Poutine est mû par le désir d'élargir son soutien sur une base populiste. Il s'appuie sur des couches importantes de la société russe qui sont, hélas, tournées vers le passé. Les sondages confirment ce regain de popularité : au moins 80 % des Russes lui accordent leur confiance. Cependant, la société russe rechute dans son passé, dans une période antérieure à la perestroïka, voire plus loin encore.
Surtout, la Russie se prépare elle aussi un avenir incertain : la tentative du Kremlin de construire une « Russie russe », en protégeant les Russes tant à l'intérieur du pays qu'à sa périphérie, risque de se retourner contre lui. En gagnant la Crimée, Poutine a perdu l'Ukraine – comme il avait perdu la Géorgie –, alors que les liens culturels et politiques entre les deux peuples sont multiséculaires. Des pays tels que la Biélorussie ou le Kazakhstan, où vivent d'importantes minorités russophones, manifestent déjà leur inquiétude. Et les perspectives apparaissent préoccupantes au sein même de la Russie, qui n'a jamais été mono-ethnique. Enfin, sur le plan stratégique, la Russie se retrouve, à moyen ou long terme, dans une situation fâcheuse de dépendance à l'égard de la Chine.