Intervention de Thorniké Gordadzé

Réunion du 14 mai 2014 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Thorniké Gordadzé :

Pour ma part, je m'exprimerai non pas en tant que représentant de l'IHEDN ou de l'Institut d'études politiques de Paris, mais à titre personnel, et je présenterai un point de vue français – j'ai fait le choix de la France il y a très longtemps et je suis citoyen français depuis 2002.

Je salue vos propos raisonnables et modérés, monsieur Gratchev. Cependant, certains points me posent problème : vous avez certes formulé des critiques à l'égard de Poutine, mais vous avez estimé que l'Union européenne a fait l'erreur de ne pas suffisamment associer la Russie aux discussions sur la politique de voisinage, et vous avez formé le voeu qu'elle renoue avec elle, à l'avenir, un partenariat stratégique. Or, tout cela serait magnifique si c'était possible, et si nous faisions abstraction de ce qui se passe en Russie, notamment de la tournure que prend le régime.

Il me paraît très compliqué d'avoir un dialogue avec un gouvernement qui a franchi un certain nombre de lignes rouges, notamment dans la confrontation avec l'Occident, en particulier avec l'Europe. L'affrontement est de plus en plus dur sur le plan idéologique : dans les débats politiques internes et dans la presse russe, l'Europe est aujourd'hui décrite comme un continent de perversion en train de sombrer, alors que la Russie serait une sorte d'îlot de la moralité, dernier rempart de l'identité et des valeurs chrétiennes. Cette critique est tout à fait comparable à celle qu'adressent à l'Occident et à l'Europe un certain nombre de pays qui se sont eux-mêmes marginalisés au cours des dernières décennies, notamment l'Iran. Comment relancer un partenariat stratégique avec la Russie alors que nous sommes attaqués et que nos valeurs sont ainsi déconstruites ?

Que représente la crise ukrainienne pour la France et pour l'Europe ? Quels sont les dangers ? J'entends un certain nombre d'arguments rationnels et raisonnables, mais qui relèvent selon moi d'une stratégie de retrait – exit strategy : comment sortir de ce conflit ? Comment faire en sorte de ne pas trop s'engager, de ne pas se confronter davantage avec la Russie ? Ces arguments tendent d'abord à montrer que les torts sont partagés.

À vous entendre, monsieur Gratchev, l'Ukraine serait la première responsable de la crise, puis viendrait l'Europe et, en dernier lieu, la Russie. Je ne suis pas d'accord avec cette analyse, qui me paraît même dangereuse pour nous et pour le projet européen. Ces arguments font écho à d'autres, très discutables, selon lesquels la Crimée, voire l'Ukraine, ont toujours été russes. Il y a là un déni de l'identité ukrainienne. Enfin, on entend dire qu'il s'agit d'un conflit ethnique, qui prend sa source dans les clivages linguistiques et identitaires. Or, le conflit n'est pas entre les Russes et les russophones, d'un côté, et les nationalistes ukrainiens et les ukraïnophones, de l'autre ; il est beaucoup plus complexe que cela : il oppose les générations, ainsi que différentes visions de l'Union soviétique et de sa structure économique, dont certains sont nostalgiques et d'autres non. Beaucoup de russophones, voire de Russes d'Ukraine, ne souhaitent pas le rattachement des régions orientales à la Russie.

L'argument qui me paraît le plus dangereux pour l'Europe, c'est que, finalement, tout cela serait notre faute : nous aurions chatouillé, voire provoqué la Russie. D'abord, c'est faux. Dans les années 1990, lorsque la Russie était très affaiblie et que des tendances centrifuges très fortes se manifestaient au sein de la Fédération – non seulement dans le Caucase du Nord, avec la guerre en Tchétchénie, mais aussi en Russie centrale, le Tatarstan disposant alors d'une représentation quasi diplomatique à Paris, ou encore dans l'Oural, où le gouverneur, Edouard Rossel, souhaitait la constitution d'une République –, l'Occident a soutenu l'unité russe, effrayé par l'idée qu'une puissance nucléaire puisse se diviser en plusieurs petits États qui seraient chacun dotés de leur propre arsenal nucléaire. En 1994, l'Ukraine a du reste renoncé à l'arme nucléaire en échange de la garantie de son intégrité territoriale. Cela a fait l'objet d'un traité signé à Budapest non seulement par les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi par la Russie. En 1990 déjà, dans un discours mémorable à Kiev, George Bush père avait exhorté les Ukrainiens à rester au sein de l'Union soviétique : il s'était prononcé en faveur d'une démocratisation de l'Ukraine, mais pas de son indépendance. Enfin, au nom du maintien de l'unité de la Russie, l'Occident n'a guère fait pression pour empêcher les massacres en Tchétchénie, qui ont pourtant fait 150 000 morts dans les années 1990. Nous n'avons donc pas à nous accuser d'avoir voulu diviser ou démanteler la Russie.

Ensuite, cette forme d'auto-flagellation met en danger le projet européen. Lorsque nous disons qu'il faut accorder à la Russie le droit d'être associé aux décisions concernant l'avenir de pays tels que l'Ukraine, nous ne nous demandons pas ce que ces pays veulent. Or, aucun d'entre eux ne souhaite revenir dans le giron russe, pas même l'Arménie ou la Biélorussie, qui ont aujourd'hui les mains liées et ont signé des accords de défense avec la Russie : dès qu'ils auront la possibilité de s'affranchir de la tutelle russe, ils le feront. Personne, en ce moment, ne lie volontairement son destin à celui de la Russie. L'Arménie est soumise à des contraintes, qui peuvent d'ailleurs avoir des conséquences très graves pour sa sécurité et son intégrité. Quant à la Biélorussie, c'est une dictature en conflit avec le reste du monde. Cela n'empêche pas ces deux pays d'être assez critiques des événements qui se déroulent en Ukraine.

Ceux qui affirment que nous devons faire notre mea culpa et donner davantage de poids à la Russie dans les décisions concernant l'avenir des voisins orientaux de l'Union européenne oublient nos valeurs. L'Union européenne a été créée pour empêcher la guerre et unifier le continent. Sa politique extérieure a été fondée sur le pouvoir de convaincre – soft power –, la capacité d'attraction et la renonciation aux mesures militaires. Or, en Ukraine, c'est bien la force armée qui est employée : des personnes cagoulées provenant du pays voisin viennent prêter main-forte aux milices locales pro-russes, dont les éléments les plus actifs ont souvent un casier judiciaire bien rempli. En estimant que Poutine a peut-être raison et que nous devons recommencer à penser avec les schémas du passé, nous renonçons à nos valeurs et à ce monde post-kantien, pacifié et stable, qu'est censée devenir l'Europe.

En outre, cela nous désunit. Le but de la politique étrangère soviétique pendant la Guerre froide a toujours été de diviser, d'une part, les Européens et les Américains et, d'autre part, les Européens entre eux. Aujourd'hui, il existe un discours très fort qui tend à dissocier les Européens de l'Ouest et ceux de l'Est : les nouveaux membres de l'Union européenne, très engagés dans cette partie du monde du fait de leur histoire, entraîneraient les anciens, dont les intérêts ne seraient pourtant pas directement menacés. Or, si nous souscrivons à cette analyse, cela montre que nous n'avons pas encore digéré l'élargissement réalisé il y a dix ans, et que nous n'avons pas compris sa signification. Ainsi, nous avons encore du mal à accorder la même importance aux événements qui touchent les pays baltes qu'à ceux qui concernent les États membres plus proches de la France.

Enfin, nous ne réalisons pas que la crise entre l'Ukraine et la Russie peut poser des problèmes au sein même de nos démocraties occidentales. Dans le cadre de cet affrontement idéologique de plus en plus tangible entre la Russie et le monde occidental, certaines forces politiques en Europe soutiennent de manière croissance l'action de Poutine, voyant en lui le nouveau chef d'une sorte d'internationale ultraconservatrice qui défend les valeurs traditionnelles. Nous en sommes témoins en France, aux Pays-Bas, en Autriche et en Italie. Si nous ne combattons pas ce discours politiquement, il risque de se développer et de créer des difficultés internes en Europe.

Que pourrions-nous faire pour enclencher une désescalade ? Les dirigeants russes sont persuadés que nous n'irons pas très loin dans la voie des sanctions, car elles pénaliseront nos économies – ce qui est exact –, mais elles toucheraient plus encore l'économie russe. Ils estiment que le seuil de tolérance est sensiblement plus bas chez nous que chez eux : les dirigeants occidentaux ne prendront pas de risques, car leur réélection dépend en partie des chiffres de la croissance et du chômage, alors que les dirigeants russes n'ont pas cette contrainte. Vous savez ce qu'il en est des élections en Russie. Quant aux problèmes économiques, le patriotisme – vous avez raison de le souligner, monsieur Gratchev – est un moyen de les faire oublier : avec l'annexion de la Crimée, la popularité de Poutine s'est accrue. Pour de nombreux analystes, l'agressivité de la Russie et la détermination de Poutine dans sa confrontation avec l'Occident sont liées aux problèmes internes du pays. Certes, il nous sera difficile de prendre des sanctions supplémentaires, mais il faut bien y réfléchir, car les premières annonces en la matière ont eu un petit effet : Poutine a alors demandé aux séparatistes de Donetsk et de Louhansk de reporter leurs référendums respectifs.

Bien sûr, les sanctions ne suffiront pas. Il conviendrait également de soutenir l'Ukraine, en particulier le processus électoral, qui revêt une importance capitale : si le scrutin ne se déroule pas calmement et correctement, la Russie continuera à clamer que les autorités ukrainiennes sont dépourvues de légitimité. Un gouvernement démocratique et stable en Ukraine serait la meilleure réponse aux événements qui se déroulent à l'est du pays. Si ce gouvernement réussit à démocratiser l'Ukraine et à réformer l'économie, cela constituera un exemple formidable pour tous les autres pays du Partenariat oriental, en même temps qu'un défi pour Poutine : la Russie cherche moins à annexer des territoires – elle est déjà le plus grand pays du monde – qu'à empêcher un précédent qui montrerait que le modèle de la démocratie libérale à l'occidentale peut fonctionner dans un pays de l'ex-URSS. En effet, Poutine tire l'essentiel de sa légitimité du fait qu'un tel régime ne serait pas adapté à cette partie du monde. Selon lui, ceux qui veulent l'instaurer cherchent en réalité à affaiblir la Russie. Il en veut pour preuve les années Eltsine : la tentative de mettre en place un régime démocratique s'est soldée par l'anarchie. La seule chose qui peut fonctionner, c'est donc un régime autoritaire, rebaptisé « démocratie souveraine ».

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