Je n'ai pas dit qu'il n'y avait aucun problème ethnique en Ukraine ; j'ai dit que les clivages étaient très complexes et qu'ils n'étaient pas uniquement ni principalement ethniques. Il existe d'autres clivages, portant notamment sur l'interprétation du passé et sur l'histoire : l'Ukraine de l'Est a été beaucoup plus lourdement soviétisée ; l'Ouest n'est devenu soviétique qu'après la deuxième guerre mondiale, et la résistance y a duré jusque dans les années 1950.
Je vais faire à mon tour une comparaison avec la Yougoslavie : ce que souhaitent les dirigeants russes, c'est transformer l'Ukraine en une sorte de Bosnie-Herzégovine. Le fédéralisme tel qu'ils le proposent mettrait l'Ukraine dans une situation de blocage institutionnel, d'où son refus par Kiev. En particulier, les régions auraient un droit de regard sur les décisions de politique étrangère. Elles auraient donc la possibilité d'empêcher la conclusion de l'accord d'association avec l'Union européenne ou toute velléité de rapprochement avec l'OTAN. À ce propos, contrairement à ce que l'on peut entendre, l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN est tout sauf imminente : elle a été évoquée dans les années qui ont suivi la Révolution orange de 2005 mais, depuis 2010, le partenariat OTAN-Ukraine ne fonctionne plus.
S'agissant du fédéralisme, la comparaison avec la Belgique et la Suisse n'est pas pertinente. Ces deux pays ont des voisins tels que la France, l'Allemagne ou l'Italie, et leur sécurité est garantie, alors que l'Ukraine a la Russie pour voisin principal. Les Ukrainiens savent parfaitement que le fédéralisme serait une première étape vers le démantèlement de leur pays. L'objectif des Russes est de déstabiliser l'Ukraine, afin que les Occidentaux refusent eux-mêmes d'accueillir un « État failli » au sein de l'Union européenne ou de l'OTAN. Ce type de fédéralisme est donc dangereux.
Certes, il est nécessaire de dialoguer avec la Russie au sujet de l'Ukraine, mais n'oublions pas que les dirigeants russes dénient toute légitimité à la nation et à l'État ukrainiens. Pour eux, ce pays ne doit pas exister. Poutine et Medvedev ont ainsi affirmé à plusieurs reprises que l'Ukraine n'était pas un État. Comment les Ukrainiens pourraient-ils accueillir de tels propos avec sérénité ? Dans son discours du 18 mars dernier, le président Poutine a déclaré que la dissolution de l'Union soviétique était non seulement une tragédie géopolitique – il l'avait déjà dit en 2005 –, mais aussi le résultat d'un acte illégal. Il s'agit là d'une doctrine officiellement révisionniste. Dans ces conditions, il est difficile pour les Ukrainiens de considérer la Russie comme un partenaire normal.
Les Européens n'ont nullement tenté d'européaniser l'Ukraine dans le cadre du Partenariat oriental. Ce sont les Ukrainiens eux-mêmes qui ont souhaité s'européaniser et se rapprocher de l'Union. Lorsque j'ai négocié l'accord d'association pour le compte du gouvernement géorgien, j'ai constaté que les Géorgiens voulaient dix fois plus d'Europe que l'Union ne leur en proposait. Il en va de même pour les Ukrainiens ou les Moldaves. L'Europe a toujours eu une attitude mesurée, voire pessimiste. Elle a essayé de s'engager le moins possible. Il est donc faux que deux impérialismes s'affrontent : les Européens n'ont pas de visées expansionnistes. Évitons de prendre pour argent comptant ce que les dirigeants russes disent de nos propres responsabilités. Enfin, les accords d'association ne supposent pas l'adhésion : ils prévoient un rapprochement et la suppression des visas à terme. Et il n'est pas question d'une présence militaire européenne sur le territoire de ces pays.
Les événements à l'est de l'Ukraine ont totalement occulté l'annexion de la Crimée, qui semble désormais avalisée, alors même qu'il s'agit de la plus grave violation du droit international depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Là est le génie tactique de Vladimir Poutine. Quant aux référendums, ils n'ont pas mobilisé la majorité de la population, contrairement à ce que laissent penser nos médias. Selon tous les sondages, y compris les plus neutres, 25 à 30 % des habitants des régions de Donetsk et de Louhansk sont favorables au rattachement à la Russie. Quoi qu'il en soit, ces consultations ne peuvent pas être considérées comme légitimes, certains participants ayant voté jusqu'à quinze fois ! Elles n'ont pas la même valeur juridique que l'élection du 25 mai.
Celle-ci ne résoudra évidemment pas tous les problèmes. Entre 2005 et 2010, le gouvernement ukrainien était « pro-occidental », mais il n'a rien réglé. Je n'ai donc pas une confiance aveugle dans la prochaine équipe. Mais il faut laisser les Ukrainiens choisir leurs dirigeants et laisser ceux-ci prendre leurs responsabilités, sans critiquer immédiatement leurs décisions au motif qu'ils ne représenteraient qu'une partie du pays. En 2010, Viktor Ianoukovitch a été élu président avec des scores avoisinant les 80 % dans le Donbass et en Crimée, mais inférieurs à 10 % dans certaines régions de l'Ouest. Pour autant, ces dernières ne se sont pas révoltées : elles ont accepté la règle du jeu démocratique. Aujourd'hui, les régions de l'Est clament qu'elles n'accepteront pas le nouveau gouvernement ukrainien au prétexte qu'il sera forcément issu de l'Ukraine de l'Ouest. Le rôle de l'Europe est aussi de leur expliquer que les majorités changent, et que ce n'est pas une raison pour déclencher une insurrection, de surcroît avec le soutien d'un pays étranger.