Le débat nous paraît bloqué. Pour avoir co-organisé plusieurs colloques – y compris à l'Assemblée et au Sénat –, nous savons qu'aborder la dissuasion et le désarmement nucléaire en France reste difficile. Même si l'on compte de nombreuses publications sur le sujet, elles soulèvent surtout des débats d'ordre technique ou budgétaire, limités à quelques experts, et dont la société civile est trop souvent absente.
Cela tient, nous semble-t-il, à l'ambiguïté du discours officiel présentant la dissuasion nucléaire comme une stratégie défensive, alors que l'arme nucléaire est une arme politique d'exercice de la puissance, une arme offensive reposant sur le chantage, la menace d'anéantissement de l'autre, même à titre posthume. Si la dissuasion assurait véritablement la sécurité d'une nation, pourquoi empêcherait-on d'autres pays de se doter de l'arme nucléaire pour en faire autant ? On voit d'emblée l'absurdité et le risque d'un tel raisonnement. La prolifération, prétendument combattue, est en réalité justifiée par la stratégie de la France.
En fait, l'arme nucléaire est un obstacle à la construction d'un véritable monde de paix, qui nécessite, selon Mikhaïl Gorbatchev, que chacun assure la sécurité de l'autre. Accepte-t-on de remettre en question l'arme nucléaire comme garante de notre sécurité ? Accepte-t-on de concevoir une notion de sécurité qui ne repose pas sur l'insécurité des autres ? Recherche-t-on une conception de la sécurité différente ? Autant de questions que cette vision implique de débattre. Au-delà de la simple stratégie militaire, il s'agit d'un véritable choix de société qui doit en impliquer toutes les composantes. Nous nourrissons l'espoir que le cycle d'auditions que vous avez organisé soit suivi d'un véritable débat contradictoire, par exemple en séance publique.
Vous avez déjà abordé les économies possibles en matière d'armement nucléaire lors de précédentes séances. Leurs retombées doivent être envisagées plutôt à moyen et long terme qu'à court terme. En tout cas, une étude complète doit être conduite pour éclairer le débat.
En 1999, nous avons publié un Audit atomique, dans lequel nous estimions que, entre 1945 et 2010, la France avait dépensé plus de 357 milliards d'euros pour construire, déployer, contrôler les armes nucléaires, au titre de la protection puis du démantèlement et de la lutte contre la prolifération, soit une moyenne de 5,5 milliards d'euros par an. Encore n'avons-nous travaillé qu'à partir des documents publics, sans avoir accès à tous les coûts cachés.
Cette année, le budget nucléaire militaire est de 3,5 milliards d'euros. Après le vote de la loi de programmation militaire, qui prévoit d'engager 23,3 milliards d'euros, la moyenne annuelle augmentera à 3,88 milliards d'euros. Ces hausses budgétaires correspondent au processus de modernisation et à la poursuite du programme Simulation des essais nucléaires, bien plus coûteux que prévu.
Lancé en 1995, ce programme était annoncé avec un budget officiel de moins de trois milliards d'euros. Dix-huit ans plus tard, celui-ci a explosé et les retards se sont accumulés. Alors que le démarrage était prévu en 2010, il faudra au mieux attendre la fin 2014. En 2012, selon vos propres données, le coût de la phase 1 de Simulation était évalué à 7,2 milliards d'euros, ce qui ne manque pas d'interroger sur le coût final du programme. Dans ces conditions, c'est avec étonnement, voire inquiétude, que nous lisons dans un rapport publié dernièrement par le Sénat : « les programmes en matière d'armement nucléaire sont toujours respectueux des calendriers, des délais et des coûts ».
La Cour des comptes, elle-même, a constaté cette dérive budgétaire dans son rapport public de 2010, reconnaissant que, « trop souvent, des programmes nucléaires, non encore officiellement lancés, mais dont le financement était néanmoins inscrit par anticipation en loi de programmation, ont vu leur coût sensiblement sous-estimé ». Le ministre de la Défense a d'ailleurs reconnu cette dérive qui, en période de restrictions budgétaires, a inévitablement des conséquences, soit en termes d'équipements conventionnels, soit en termes de capacité et d'étalement des programmes.
Des pistes de réduction à moyen et long terme existent : l'abandon des forces aériennes stratégiques ; l'arrêt des études sur le missile M51.3 et les sous-marins nucléaires de troisième génération ; la fin de la permanence en mer ; le ralentissement du programme Simulation. Il faudrait pouvoir en débattre à partir de chiffres réels, difficiles à obtenir pour les membres de la société civile.
Non seulement l'histoire a apporté des preuves des failles de la dissuasion, mais l'actualité illustre bien l'ambiguïté des discours. Affirmer, par exemple, que l'Ukraine est vulnérable parce qu'elle ne possède pas d'arme nucléaire, c'est encourager les États de la planète à s'engager dans la prolifération nucléaire.
La France, pour sa part, affirme officiellement ne plus se connaître d'ennemis. D'ailleurs, elle ne pourrait pas utiliser ses armes nucléaires contre l'écrasante majorité des États puisque ceux-ci, à l'exclusion du Royaume-Uni et des États-Unis, sont membres de zones exemptes d'armes nucléaires (ZEAN) et respectent leurs obligations du TNP. Restent comme cibles potentielles la Russie et la Chine, car elles disposent d'un arsenal nucléaire. Or cela ne nous empêche pas de vendre des systèmes d'armes à la Russie et de contracter avec la Chine des contrats de plusieurs milliards d'euros portant sur des technologies duales et stratégiques, comme des centrales nucléaires ou une usine de retraitement.
En outre, où que la France intervienne – Centrafrique, Afghanistan, Mali, Libye ou Moyen-Orient –, l'arme nucléaire est inutile et inutilisable, militairement comme politiquement. D'ailleurs, dans un rapport de juillet 2012 sur L'avenir des forces nucléaires, le Sénat avait relevé cette totale inutilité : « S'il nous fallait dessiner aujourd'hui un format d'armées partant de zéro, il est fort probable que la nécessité d'acquérir une force de frappe nucléaire, avec de surcroît deux composantes, ne ferait pas partie de nos ambitions de défense. »
De la même manière, l'arme nucléaire est en contradiction avec la volonté affichée pour la construction de l'Europe. Tous les États de l'Union sont opposés à une arme nucléaire européenne, sauf la France et le Royaume-Uni. Une étude minutieuse, réalisée par l'organisation Pax christi aux Pays-Bas, démontre que la quasi-totalité des États d'Europe considère la dissuasion nucléaire dite tactique comme obsolète et encombrante. D'ailleurs, les parlements des pays qui hébergent des armes nucléaires américaines – Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie – ont pris position pour le retrait de ces armes d'Europe.
Aucun des États membres ne pourrait accepter de donner la responsabilité d'une frappe nucléaire à un seul État de l'Union. Historiquement, la création de l'Union européenne a répondu à la volonté d'éviter que les ennemis des deux conflits mondiaux ne repartent en guerre. Pour nous, c'est bien cela et non l'arme nucléaire qui a empêché une invasion soviétique. Pour l'Union européenne, la possession d'armes nucléaires est un obstacle à la sécurité collective sur le continent, paralysant tout dialogue entre les Européens et les Russes, déléguant, de ce fait, l'initiative aux États-Unis.