Intervention de Christian Leyrit

Réunion du 7 mai 2014 à 9h00
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public, CNDP :

Habituellement sollicitée par un maître d'ouvrage, la Commission nationale du débat public a été exceptionnellement saisie sur le projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs en MeuseHaute-Marne (Cigéo) en vertu d'une disposition adoptée par le législateur. En effet, la loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs a imposé que la demande d'autorisation de création du centre de stockage soit précédée d'un débat public.

Fait également inhabituel, quarante-quatre associations, rejointes par le parti politique Europe-Écologie les Verts, ont demandé par écrit au Président de la République que l'opération soit reportée après le débat national sur la transition énergétique, initié à l'époque par la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie. Avec ce désaccord sur le calendrier, tout ne se présentait donc pas sous les meilleurs auspices.

Le débat public s'est tenu à partir du 15 mai 2013. Initialement prévu pour durer quatre mois, il a été prolongé de deux mois. Après que les premières réunions publiques ont été perturbées par des opposants qui empêchaient le débat de se tenir, la CNDP a pris la décision de redéployer le dispositif sur d'autres moyens.

D'abord, des débats contradictoires interactifs se sont déroulés sur internet, qui ont connu un réel succès : avec près de dix mille personnes connectées en direct ou en différé, les participants ont été bien plus nombreux que ceux qui fréquentent habituellement les réunions publiques.

Ensuite, un partenariat a été noué avec la presse quotidienne régionale – Est Républicain et Journal de la Haute-Marne – qui connaît une excellente diffusion auprès de la population locale.

Enfin, une « conférence de citoyens » a réuni un échantillon représentatif de dix-sept personnes choisies sur une liste établie par un institut de sondage. À l'issue d'une formation pluraliste organisée sur deux week-ends et de l'audition de vingt-six personnalités diverses, opposées ou favorables au projet, le panel a rendu à l'unanimité un avis dont la très grande qualité a surpris jusqu'aux meilleurs experts du secteur. Les conclusions de cette conférence se trouvent être assez proches du bilan que j'ai pu dresser de l'ensemble du débat public, ce qui est assez remarquable.

Pour notre part, nous estimons que le débat public a bien eu lieu et qu'il a été extrêmement riche : une synthèse du dossier du maître d'ouvrage a été adressée à 180 000 foyers, le site internet a enregistré plus de 76 000 visites, 1 508 questions et 497 avis, et 154 cahiers d'acteur ont été rédigés, ce qui constitue un record si l'on excepte le cas du débat public relatif au Grand Paris.

Au-delà des quelque 150 personnes qui ont perturbé les réunions publiques, il faut bien constater que l'inquiétude et le sentiment d'impuissance, voire celui d'être méprisés, étaient largement perceptibles chez de nombreux citoyens. Les opposants au débat public avaient beau jeu d'affirmer que ce dernier était « bidon » puisqu'une loi avait déjà retenu le principe du stockage profond et du projet Cigéo. L'attribution de marchés par l'ANDRA en plein débat public, comme si tout était déjà décidé, a été particulièrement dommageable. Elle a renforcé la conviction, déjà très répandue, que les opinions exprimées par les citoyens étaient de peu d'importance et que tout allait se poursuivre dans la hâte et la précipitation, ce à quoi s'opposaient la quasi-totalité des citoyens et des responsables, y compris les plus favorables au projet.

Il est indispensable et urgent de restaurer un climat de plus grande confiance entre les citoyens, les experts, le maître d'ouvrage et les pouvoirs publics, faute de quoi on assistera à des blocages, comme nous en connaissons sur des projets moins sensibles. Il est également primordial que le maître d'ouvrage et les pouvoirs publics entendent les nombreuses interpellations exprimées au cours du débat public par les citoyens. La mise en oeuvre du projet Cigéo ou de tout autre projet alternatif implique un impératif de vérité, de responsabilité et de précaution.

Une large majorité de personnes et d'experts indépendants ayant participé au débat, ainsi d'ailleurs que l'IRSN, s'accordent pour considérer que le calendrier de déploiement du projet prévu par la loi de 2006 est beaucoup trop tendu, et que des preuves supplémentaires doivent être apportées sur la sécurité du projet. L'idée d'un nouveau jalonnement du projet, intégrant une étape de stockage « pilote », constituerait une avancée significative. Cette étape doit notamment permettre de garantir la capacité à maîtriser les risques, étant entendu que si cette démonstration ne pouvait être apportée, un retour en arrière devrait être possible. Il faut donc que les colis qui auraient été mis en place à titre d'essai lors de la phase pilote puissent être retirés en toute sécurité. La réversibilité doit donc être entendue là au sens de récupérabilité. Ce n'est qu'à l'issue d'une étape de tests en deux phases – d'abord sans puis avec colis radioactifs – qu'il pourrait être envisagé de passer au stade industriel. Aux yeux de très nombreux experts, il serait totalement déraisonnable d'engager directement cette ultime étape à partir de la seule expérience du laboratoire de modélisation.

La volonté du ministère de l'écologie et du développement durable d'intégrer la question de la réversibilité du stockage Cigéo dans le projet de loi de programmation sur la transition énergétique qui doit être examiné en 2014, et donc d'accélérer le processus, apparaît en contradiction avec cet objectif largement partagé de desserrement du calendrier.

L'inventaire des déchets pouvant être accueillis dans Cigéo constitue un enjeu important puisque l'évolution de la politique énergétique française peut conduire à stocker des produits non prévus aujourd'hui. Une attention particulière doit également être apportée au risque incendie. La probabilité qu'en cent ans, plusieurs risques, dysfonctionnements ou erreurs humaines interviennent simultanément ne doit pas être négligée. En 1999, comme directeur des routes, j'ai vécu la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc ; tous les ingénieurs des Ponts considéraient pourtant qu'il s'agissait de la route la plus sûre de France. Je sais aujourd'hui d'expérience qu'un enchaînement d'incidents banals peut aboutir à un drame épouvantable.

Autre élément important, qui vaut d'ailleurs de manière générale dans notre pays, la demande de la société reste forte concernant les preuves d'indépendance de l'expertise par rapport au maître d'ouvrage, ce qui ne revient pas pour autant à remettre en cause la probité des différents acteurs dans l'exercice de leurs fonctions. Les propositions émises sur ce point, lors du débat public de 2005 sur le principe du traitement des déchets radioactifs, en faveur de la construction d'une expertise plurielle ayant les moyens de jouer pleinement son rôle, restent donc d'actualité. À cet égard, il faut encourager la poursuite des efforts engagés notamment par l'IRSN dans ce sens. Les sujets qui apparaissent essentiels pour la sécurité du projet, qu'ils soient soulevés par les experts publics, privés ou issus de la société civile, doivent être débattus avec l'ensemble des acteurs concernés en toute transparence. La conférence des citoyens l'a montré : même sur les sujets les plus complexes, les citoyens bien informés ont la capacité de donner un avis pertinent. Aujourd'hui, les citoyens ne veulent plus se contenter d'entendre les experts du dispositif institutionnel les rassurer ; ils attendent que des associations et des experts indépendants, également étrangers, puissent participer au débat. Sans une évolution de la gouvernance et une expertise davantage pluraliste, il sera difficile de retrouver la confiance sur ce projet.

Pour nos concitoyens, les experts de l'ASN, de l'IRSN ou de l'ANDRA sont un peu toujours les mêmes qui passent d'un organisme à l'autre. Le renouvellement de la gouvernance pourrait avoir lieu dans le cadre du comité local d'information et de suivi (CLIS) et de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI), à condition de leur donner des moyens financiers plus conséquents.

Un autre progrès consisterait à ce que les instances de contrôle et de décision auditionnent publiquement les associations locales. Le président de l'ASN est assez favorable à cette proposition.

Il est également indispensable d'apporter au public des informations sur les financements et les coûts, en intégrant les coûts relatifs à la réversibilité. Je rappelle que, le 6 février 2013, la CNDP avait considéré que le dossier établi par le maître d'ouvrage était suffisamment complet pour être soumis au débat public, « sous réserve que soient explicitées à l'occasion du débat les questions financières et l'adaptabilité du projet aux évolutions de la politique nucléaire ». La Cour des comptes, dressant le bilan des divers coûts du projet, avait également souhaité que des éléments précis soient fournis à l'occasion du débat public. Sur ce point, force est de constater qu'aucune information supplémentaire n'a été apportée par la suite.

Si nous souhaitons que les citoyens fassent à nouveau confiance aux institutions et à la parole publique, il est indispensable de ne lancer de débat public que si l'opinion n'a pas le sentiment qu'une décision est déjà prise, et que si le maître d'ouvrage apporte tous les éléments d'information permettant de porter un jugement. En l'espèce, l'information sur les coûts, absente, a réellement manqué au public. Certains experts, il est vrai plutôt opposés au projet, ont même demandé qu'un nouveau débat se tienne quand les informations attendues seraient disponibles.

Dans son avis, le panel de citoyens indique : « Ce financement sera fait par “le contribuable et le consommateur”, dixit la Cour des comptes, et les producteurs de déchets EDF, AREVA et CEA, qui ajusteront leurs provisions en fonction de la nouvelle estimation de l'ANDRA. Ces provisions seront réévaluées à hauteur de 5 % (taux d'inflation estimatif), le chiffrage est rendu compliqué du fait de l'échelle de temps (sources : Cour des comptes, ANDRA).

« De plus, l'incertitude demeure du fait de l'inventaire des déchets non évalués à ce jour. Il en résulte une grande difficulté pour chacun des acteurs de présenter un chiffrage global conforme à la réalité.

« Le panel ne peut émettre d'avis faute d'information.

« Toutefois : quel que soit le chiffrage final du coût, il ne faut pas brader la sécurité au nom du profit. L'ANDRA a chiffré les différents risques “scénarisables” dans Cigéo mais n'a pas intégré le coût d'une catastrophe majeure. Ce coût potentiel devrait faire l'objet d'un chiffrage avant tout engagement. »

De nombreux autres acteurs estiment que le chiffrage du coût du projet doit également tenir compte du principe de réversibilité pendant cent ans, mais je ne suis pas certain que les estimations en la matière soient très avancées.

Le conseil de l'administration de l'ANDRA vient de faire connaître sa position sur les suites à donner au débat public sur Cigéo. Ses conclusions reprennent les principales observations formulées par la CNDP concernant la nécessité d'un nouveau jalonnement du projet et d'une phase de stockage pilote en deux étapes. Elles contiennent également des éléments positifs en matière de gouvernance et d'ouverture à la société civile. Pour ce qui concerne les coûts, l'ANDRA « s'engage, conformément à la demande de l'État, à lui communiquer une mise à jour du chiffrage en 2014, après prise en compte des suites du débat public et des études d'optimisation en cours. » En conséquence, nous pouvons espérer que l'évaluation du coût, qui, selon la loi de 2006, doit être rendue publique par le ministre en charge de l'énergie, sera connue au cours de l'année 2014.

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