Je vous remercie de votre invitation. La précédente audition d'un juge de la Cour devant la représentation nationale fut celle de Jean-Pierre Puissochet, mon prédécesseur, par la commission des lois ; elle venait après un arrêt, qui avait fait grand bruit, par lequel la Cour autorisait la Communauté à contraindre les États à prévoir, le cas échéant, des sanctions pénales en matière d'environnement. On avait alors estimé que la Cour, dépourvue de compétences pénales, était allée un peu loin.
Je commencerai par un exposé sur le fonctionnement de la Cour et sur les problèmes qu'elle rencontre, avant de m'arrêter sur certains points que vous avez soulevés, madame la présidente, et de répondre aux questions des commissaires, étant entendu que mon cabinet se tient à votre disposition pour tout complément d'information.
La Cour a une triple fonction : assurer, notamment à travers le recours en annulation, la légalité de l'action des institutions de l'Union ; faire respecter leurs obligations aux États membres, cette fois via le recours en manquement ; assurer l'application unitaire du droit de l'Union, en en donnant l'interprétation et en statuant sur sa validité.
Je veux, au regard des deux dernières fonctions, nuancer le lieu commun selon lequel la France serait le mauvais élève de l'Europe. Peut-être tarde-t-elle encore, même si des progrès ont été faits, à transposer les directives, mais lorsqu'elle le fait, elle le fait bien ; et une fois transposées, lesdites directives sont appliquées. Il n'est pas sûr que tous les pays de l'Union puissent en dire autant.
L'unité du droit de l'Union est assurée par le mécanisme fondamental du renvoi préjudiciel. Lorsqu'elles sont saisies d'un litige mettant en cause le droit communautaire, ou qu'elles ont un doute sur son interprétation, les juridictions nationales renvoient la question à la Cour. Les questions préjudicielles représentent aujourd'hui entre les deux tiers et les trois quarts des affaires portées devant la Cour – j'entends par là l'entité au sommet de l'édifice juridictionnel –, et ce sont de plus les affaires les plus difficiles. Ces questions sont également le seul moyen par lequel la Cour peut assurer l'homogénéité du droit communautaire et, pour cela, elle est tributaire des juridictions nationales. On lui reproche parfois de n'avoir pas tranché telle ou telle question, mais c'est tout simplement que celle-ci ne lui a pas été posée.
Le traité de Lisbonne, qui a le mérite d'exister en dépit d'une rédaction qui laisse parfois à désirer, dispose que « la Cour de justice de l'Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés ». En pratique, la Cour de justice de l' Union européenne se compose de la Cour de justice proprement dite, du tribunal de l' Union, aussi dit « tribunal général », créé en 1988 et entré en fonction en 1989, et, depuis 2005, du tribunal de la fonction publique, sorte de conseil de prud'hommes des institutions européennes. Il faut bien distinguer les problèmes qui se posent à chacune de ces trois juridictions.
La Cour fonctionne, non par sessions, mais de façon permanente. Elle est établie à Luxembourg, où ses personnels ont une obligation de résidence – c'est pourquoi, en ce qui me concerne, je ne me rends que très rarement à Paris. Le lundi est consacré, en l'absence d'audience de grande chambre, aux visites d'autorités ou de juridictions des États membres ou aux réunions de commissions ou de comités ; les audiences et les délibérés s'enchaînent ensuite du mardi au vendredi.
La Cour est une juridiction multilingue. Les vingt-quatre langues de l'Union y sont employées dans la procédure. Si nous sommes saisis d'une question préjudicielle par une juridiction roumaine, l'essentiel des débats aura lieu en roumain ; et si tel ou tel Gouvernement veut intervenir, il le fera dans sa langue nationale. Ce multilinguisme est la règle depuis l'origine ; il a bien entendu un coût, que les États ont décidé d'assumer, et, en tant qu'élément de la démocratie de l'Union, il doit à mes yeux être préservé. Rappelons, à titre de comparaison, que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), elle, n' a d'autres langues que le français et l'anglais. La Cour est par ailleurs une juridiction de tradition continentale, son fonctionnement s'apparentant à celui de la Cour de cassation ou du Conseil d'État en France. Ses délibérés, en particulier, se font à partir d'un projet de motif, d' arrêt ou de texte.
Elle comprend environ 2 000 agents, dont la moitié sont dévolus à la fonction linguistique : environ 900 agents pour la traduction et 100 pour l' interprétation. Tout dossier a deux versions, l'une dans la langue de la procédure, l'autre en français, langue des délibérés. À ce propos, contrairement à ce que l'on entend dire parfois, tous mes collègues sont parfaitement aptes à délibérer en français, en dépit, bien entendu, de dispositions personnelles plus ou moins marquées pour les langues. Une telle caractéristique n'est pas indifférente pour notre pays, sans doute, mais elle favorise surtout la conservation du droit continental, tant la langue et le droit vont ensemble.
La Cour est dotée d'environ 350 millions d'euros, ce qui représente seulement 4,25 % des dépenses administratives des institutions européennes et 0,25 % du budget de l'Union ; malgré cela, elle subit le contrecoup des restrictions sévères dont l'Union a fait l'objet depuis plusieurs années : je ne reviens pas, à ce sujet, sur le gel du traitement et la baisse du nombre de fonctionnaires de l'Union, lesquels, ne l'oublions pas, ne sont que 56 000, soit à peine plus que ceux de la ville de Paris ou de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). La Cour se verra ainsi contrainte de réduire ses effectifs de 1 % par an dans les cinq ans à venir.
Il ne faut jamais perdre de vue que, comme toute juridiction, elle n'a aucune maîtrise de sa charge de travail. Si une institution fait l'objet de restrictions budgétaires, elle peut, dans la plupart des cas, renoncer à certaines de ses tâches ; non seulement nous ne le pouvons pas, mais nous ne pouvons pas davantage prévoir le nombre de dossiers qui nous seront soumis. La Cour de justice a été saisie d'environ 700 affaires l'an dernier. Si, par exemple, l'une ou l'autre juridiction de chacun des États décidait de nous soumettre deux questions préjudicielles de plus, cela représenterait soixante dossiers supplémentaires à traiter, soit un surcroît d'activité de près de 10 %. Nous aurions alors les plus grandes difficultés à rendre la justice dans des délais raisonnables.
Depuis plusieurs années, la Cour a adopté des mesures afin d'améliorer son efficacité, compte tenu du contexte de restrictions budgétaires. Elle s'est ainsi engagée dans la dématérialisation des procédures, notamment à travers l'application « e-Curia », qui permet la saisine et l'échange des mémoires en ligne. D'autre part, nous avons limité le flux de traductions – qui représentent environ un million de pages par an – en supprimant, contre l'avis des avocats, les rapports d'audience et en restreignant le volume des conclusions des avocats généraux à quarante pages. Nous souhaitons également que les mémoires des avocats ne dépassent pas une cinquantaine de pages. Grâce à ces différentes mesures, c'est l'équivalent de trois cents juristes linguistes qui a pu être économisé.
Soit dit entre parenthèses, madame la présidente, votre commission est la bienvenue à la Cour, qui elle-même rend visite aux juridictions nationales – nous nous rendrons ainsi au Conseil constitutionnel le 16 juin prochain. Nos bâtiments, avec la construction d'une troisième tour, en sont à leur cinquième extension. L'idée est de rassembler tous les personnels sur un même site sans passer par des locations. Il en résulte des économies substantielles, d'autant que l'équipement des nouveaux bâtiments en panneaux solaires – il y en a 2 750 mètres carrés – nous permet non seulement d'être autonomes en électricité, mais aussi d'en vendre pour environ 120 000 euros par an. Nos immeubles sont également raccordés au réseau de chauffage urbain.
La charge de travail de la Cour est en constante augmentation. Au total, elle est saisie en moyenne de 1 700 à 1 800 affaires par an – environ 1 750 cette année –, à raison, l'an dernier, de 700 pour la Cour de justice, de 790 pour le tribunal et de 180 pour le tribunal de la fonction publique. C'est beaucoup pour une juridiction internationale dont le fonctionnement, je le répète, s'apparente à celui d'une juridiction nationale. Le stock actuel, de 870 à 880 affaires, ne correspond pas à un retard mais à un fonds de roulement – un stock équivalent à une année de fonctionnement étant considéré comme normal.
La situation est cependant différente pour le tribunal, où sont jugés, par exemple, les affaires d'aides et de concurrence ou les recours contre les décisions administratives de la Commission. L'an dernier, il a rendu 700 jugements, atteignant la limite de ce qu'il peut faire, et il a été saisi de 790 affaires, soit un déficit de 90. Son stock s'élève désormais à 1 400 dossiers. Aussi la Cour a-t-elle proposé, il y a plus d'un an, une augmentation du nombre des juges du tribunal ; le chiffre suggéré a été ramené de douze à neuf, mais cette demande a été rejetée, non pour des raisons de principe, mais parce que les États n'ont pu se mettre d'accord, malgré des mois de discussion, sur les conditions de nomination, chacun d'eux voulant imposer son juge. J'ajoute que chaque État membre se montre très attaché au principe d'égalité : le temps est révolu où les « grands » États pouvaient prétendre à disposer seuls de deux juges, si bien qu'il faudra sans doute, à terme, procéder à un doublement général, qui portera l'effectif du tribunal de vingt-huit à cinquante-six juges.
J'en viens à la durée des procédures, pour laquelle le bilan des premiers mois de 2014 est comparable à celui de l'année 2013. La réponse aux questions préjudicielles est donnée en seize mois. Ce délai très satisfaisant, qu'il est quasiment impossible de réduire compte tenu des contraintes de traduction et d'échanges de mémoires, constitue pour les juridictions nationales un encouragement à saisir la Cour de justice. Les recours directs – en annulation et en manquement – se jugent, eux, en dix-neuf mois en moyenne, et les pourvois contre les arrêts du tribunal en moins de dix-sept mois. Au prix d'efforts importants, la Cour de justice parvient donc à tenir des délais satisfaisants.
Ceux-ci le sont moins pour le tribunal, qui concentre les problèmes de la juridiction communautaire. Depuis deux ou trois ans, les délais de jugement s'échelonnent entre vingt-trois et vingt-sept mois. Comparés à ceux des juridictions nationales, ces résultats seraient admissibles s'il ne s'agissait de moyennes qui, à la différence de ce qui se passe pour la Cour de justice, recouvrent de grands écarts : certaines affaires, touchant par exemple à la concurrence, pendent pendant trois ou quatre ans, voire plus, ce qui est évidemment incompatible avec les exigences de la vie économique. En novembre dernier, la Cour a d'ailleurs rendu plusieurs arrêts sanctionnant la violation de l'exigence d'un délai raisonnable de jugement telle que la posent la Charte des droits fondamentaux et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Vous pourrez retrouver le détail de ces différentes informations sur le site de la Cour, « curia.europa.eu », pratique et facile d'accès.
La Cour, il faut en être conscient, n'est pas une juridiction internationale ayant pour mission d'appliquer certains principes généraux ; à cet égard, elle est très différente de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci applique les douze articles de fond de la Convention européenne des droits de l'homme et quelques articles des protocoles additionnels ; la Cour de justice, comme toute juridiction nationale, applique d'abord les milliers de règlements ou directives qui forment la législation communautaire.
Elle a créé, en octobre 2012, une cinquième chambre à cinq juges et une cinquième à trois juges, ce qui a eu pour effet d'augmenter le nombre de jugements et d'obliger tous les membres de la Cour à siéger en permanence, pour des audiences ou des délibérés ; ce n'était pas le cas auparavant, la présence de sept membres dans les chambres de cinq permettant alors une sorte de rotation.
Un comité, institué par l'article 255 du traité de Lisbonne, est chargé de donner un avis sur l'adéquation des candidats à l'exercice des fonctions de juge et d'avocat général à la Cour de justice et au tribunal de l'Union européenne – pour le tribunal de la fonction publique, le système est différent. Ce comité est composé de sept membres, nommés par le Conseil sur proposition du président de la Cour ; il est actuellement présidé par le vice-président du Conseil d'État français, M. Jean-Marc Sauvé qui, nommé pour quatre ans, vient d'être reconduit dans ses fonctions, qu'il devra quitter au terme de ce second mandat. Le comité comprend seulement un ancien membre de la Cour de justice, M. Timmermans, et un représentant du Parlement ; les cinq autres appartiennent, conformément au voeu même de la Cour, à de hautes juridictions nationales – M. Voβkuhle, président du Bundesverfassungsgericht, est l'un d'entre eux. Ce comité a émis plusieurs avis défavorables, dont les deux premiers qu'il eut à rendre, et qui concernaient des candidatures grecque et roumaine. Jusqu'à présent, les États ont respecté ces avis, fût-ce en regimbant. Il est fondamental que le système demeure, car il est de nature à garantir la compétence et l'indépendance des magistrats nommés.
Le règlement de procédure de la Cour était globalement inchangé depuis les origines, en 1952, mais avait fait l'objet de retouches qui s'empilaient. Une refonte générale a été effectuée en 2012, sous la houlette de mon collègue finlandais, président du comité ad hoc. Le rapport d'audience a été supprimé et une plus grande latitude est désormais laissée dans la fixation des audiences, afin de les réserver aux seules affaires qui le justifient ; cette mesure permet des gains de temps, mais aussi des gains budgétaires car les audiences ont un coût.
Sans refondre la juridiction communautaire, il faudra certainement, à l'avenir, aller au-delà de la mesure, sans aucun doute indispensable, consistant à augmenter le nombre de juges du tribunal pour nous interroger sur nos méthodes de travail, mais aussi sur les procédures ou sur d'éventuels transferts de compétences.
S'agissant de la jurisprudence, la physionomie du contentieux communautaire a profondément changé. Au milieu des années quatre-vingt, on se posait la question de savoir si les pâtes italiennes devaient ou non être faites avec du blé dur ; aujourd'hui, les questions de libre circulation des marchandises ou de libre prestation de services ne représentent plus qu'une ou deux affaires par an, contre une quarantaine d'affaires fiscales, une trentaine touchant à l'environnement, une trentaine au droit pénal et une quarantaine au droit social.