Intervention de Jacques Audibert

Réunion du 7 mai 2014 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de la sécurité du ministère des Affaires étrangères :

Je commencerai par un mot sur le contexte dans lequel s'inscrit l'action de la France face à la situation que connaît aujourd'hui l'Ukraine.

Nous avons été à l'origine du sommet de l'OSCE de décembre 2010 à Astana et avons largement contribué à la rédaction de sa déclaration finale. Cependant, malgré la volonté commune des présidents Sarkozy et Medvedev de créer les conditions d'une sécurité coopérative en Europe, force est de reconnaître que cette ambition aura, dès le sommet, fait long feu, les Russes raisonnant en termes de jeu à somme nulle et d'enjeux stratégiques incompatibles avec le système que nous leur proposions, fondé sur le règlement pacifique des différends mais aussi sur le respect d'un certain nombre de valeurs.

Les efforts engagés par la France en la matière s'ancrent dans une conviction qui forge la continuité de notre politique, à savoir que, dès lors qu'il est question de la sécurité en Europe, on ne peut ignorer la réalité russe. Cette réalité géographique économique, culturelle, démographique et stratégique, nous sommes, au sein de l'Union européenne et de l'Alliance atlantique, parmi ceux qui en ont toujours fait le plus grand cas – allant jusqu'à soutenir, lors du sommet de l'OTAN à Chicago en 2012, la légitimité de prendre en compte les préoccupations russes en matière de défense anti-missiles même si la défense anti-missiles n'était pas dirigée contre les capacités balistiques russes.

De même, nous avons toujours pris en compte les intérêts russes lors des phases d'élargissement de l'OTAN ou dans le cadre du MAP, le plan d'action pour l'adhésion à l'Alliance, cette position réaliste découlant de notre conception de l'Alliance, fondée sur l'importance primordiale accordée à l'article 5 de la charte, c'est-à-dire aux garanties réciproques de sécurité.

Malgré cette position équilibrée, la France s'est heurtée, comme tous ses partenaires du G8, à des difficultés pour établir avec les Russes les bases de déclarations communes. Si le processus de paix au Proche-Orient n'a pas posé de problème particulier, il n'en a pas été de même de la Syrie, de la Libye ou de l'Iran, et nous nous sommes souvent opposés aux Russes, notamment sur la question du devoir d'ingérence.

Tel est le substrat de la relation franco-russe, dont nous avons constaté l'altération rapide, en quelques semaines, du fait notamment de la violation par les Russes d'un texte fondamental, le mémorandum de Budapest de 1994, aux termes duquel la Russie, cosignataire avec le Royaume-Uni et les États-Unis, s'engageait à ne jamais utiliser la force contre l'Ukraine et à ne pas remettre en cause son intégrité territoriale.

Ces faits se doublent de méthodes de communication d'un autre âge. Je vous renvoie ici au site de La voix de la Russie, sur lequel Xavier Moreau, un Français qui dirige un cabinet de conseil en Russie déclare : « Nous assistons à une tentative par les Etats-Unis de transformer leur défaite humiliante en Ukraine en une victoire géopolitique globale en Europe. »

Nous ne pouvons faire abstraction de ce changement d'attitude et de ton, même si, à la lumière des éléments que j'ai précédemment évoqués devant vous, il va de soi que c'est dans le dialogue que nous devons persister à chercher une solution.

En ce qui concerne les événements récents, il y a eu d'abord la visite à Kiev des trois ministres du triangle de Weimar, au moment même de l'émeute, avec un double objectif : arrêter cette émeute qui tournait au massacre, puis tracer des perspectives de sortie de crise.

Ces perspectives ont été formalisées dans l'accord du 21 février et reprises en partie lors de la réunion de Genève, le 17 avril.

Nous avons par ailleurs organisé à Paris, le 5 mars, en marge d'une réunion consacrée au Liban, une rencontre informelle au Quai d'Orsay entre John Kerry, Sergueï Lavrov, les membres du triangle de Weimar et Catherine Ashton – seul manquait le ministre ukrainien, à la présence duquel M. Lavrov s'était opposé.

Il s'agissait, selon une constante de notre politique, de tracer la voie d'une sortie de crise diplomatique, selon quelques axes clairs : le respect de la souveraineté de l'Ukraine ; un engagement des parties à entamer un processus de réformes qui tiennent compte des intérêts, notamment linguistiques, de l'ensemble des minorités ; le repli des troupes russes et des « forces armées », ainsi qu'étaient pudiquement désignés les six mille hommes déployés sans aucun insigne mais dont tout le monde connaissait la provenance.

Dans cette tentative de résolution de la crise, nous nous sommes trouvés face à un ministre des affaires étrangère russe méconnaissable, et particulièrement mal à l'aise. Alors qu'il met d'ordinaire un point d'honneur à montrer que c'est lui, l'artisan de la politique étrangère de la Russie, il se bornait ici à lire ostensiblement des éléments de langage.

La réponse russe officielle a été très ferme sur deux ou trois principes, formalisés quelques jours plus tard dans une déclaration publique : premièrement, les Russes niaient la légitimité du pouvoir ukrainien et refusaient donc de le reconnaître comme interlocuteur ; deuxièmement, ils posaient comme préalable à tout règlement le fait que l'Ukraine se dote, d'une part, d'une constitution fédérale accordant un large pouvoir d'autonomie aux régions et, d'autre part, qu'elle reste neutre politiquement et militairement, en d'autres termes qu'elle n'intègre ni l'Union européenne ni l'OTAN.

Face à ces exigences inacceptables tant par les Ukrainiens que par nous-mêmes, nous avons persévéré dans nos tentatives de dialogue, multipliant les contacts à tous les niveaux mais nous heurtant chaque fois à une fin de non-recevoir, manifestement dictée par le président Poutine et son entourage.

Ces efforts ont néanmoins abouti à la réunion de Genève, le 17 avril dernier, au cours de laquelle les Russes ont accepté pour la première fois de s'asseoir à la table des Ukrainiens – même s'ils ne leur ont pas adressé la parole –, avec l'Union européenne et les Américains. Je dois reconnaître que le communiqué publié à l'issue du sommet nous a paru incomplet. En effet, une solution politique fondée sur le compromis passe avant tout à nos yeux par le fait que l'Ukraine se dote d'un gouvernement et d'un exécutif incontestables et donc par l'élection présidentielle du 25 mai. Nous avions donc clairement demandé aux participants de Genève qu'il en soit fait mention dans le communiqué, ce dont les Russes se sont évidemment gardés. En lieu et place, le texte parle de processus constitutionnel « inclusif », ce qui nous ramène à la volonté russe d'imposer à l'Ukraine son régime constitutionnel.

Le ministre des affaires étrangères allemand, ainsi qu'il l'a déclaré hier au Monde et à d'autres journaux européens, propose une nouvelle réunion de ce type ; il propose également que l'OSCE organise une série de tables rondes.

Quant à la France, elle agit au sein des différentes enceintes internationales. Aux Nations unies, nous avons soutenu, le 15 mars, devant le Conseil de sécurité, une résolution dénonçant l'illégalité du référendum tenu en Ukraine, contraignant les Russes à faire jouer, seuls, leur veto, les Chinois s'étant abstenus. Puis l'Assemblée générale de l'ONU a voté une résolution, par 100 voix pour, 11 contre et 58 abstentions. Ce faisant, nous avons isolé les Russes et fondé en droit le refus du référendum en Crimée.

Dans le cadre de l'OTAN, nous avons agi en restant fidèles à notre position historique, laquelle consiste à réaffirmer sans cesse la primauté de l'article 5, souhaitant qu'un signal clair soit adressé à ceux qui pourraient être tentés de tester la solidité des liens et la détermination de notre alliance de défense.

Nous avons souhaité cependant que ces mises en garde se fassent sans gesticulations trop agressives, obtenant que le secrétaire général reste mesuré dans ses propos.

Nous avons également veillé à ce que la réunion des ministres des affaires étrangères qui s'est tenue le 1er avril débouche sur des mesures de réassurance, visant à réaffirmer la solidarité entre les nations, plutôt que sur des mesures de planification, de caractère militaire. C'est dans ce cadre que la France a déployé des Awacs et des Rafale dans les pays baltes et en Pologne.

Dans le cadre de l'OSCE, nous avons appuyé le déploiement d'une mission de cinq cents observateurs, parmi lesquels huit observateurs français de long terme et trente-trois de courte durée. Ils doivent assurer le déroulement légal du scrutin du 25 mai.

Au sein de l'Union européenne enfin, la question essentielle est celle des sanctions. Notre attitude en la matière est, comme dans le cas de l'Iran, fondée sur la double approche. Comme je l'expliquais ce matin même au directeur général en charge des sanctions au trésor américain, les sanctions n'ont d'intérêt que si elles sont liées à un processus de dialogue et de négociation.

Nous disons donc aux Russes que la solution est politique, ce qui implique que l'élection du 25 mai ait lieu dans de bonnes conditions. Considérant qu'ils usent de moyens détournés – ou non – pour entraver le scrutin, nous les avertissons que, s'ils persistent, ils s'exposent à de nouvelles sanctions. Cette anticipation, portée par un message clair, est conforme aux principes qui président à notre usage des sanctions.

Ensuite, se pose le problème de la légalité des sanctions. Nous sommes soumis à la jurisprudence complexe de la CJCE, et notamment au fameux arrêt Kadi, qui nous impose de respecter les droits de la défense. Les sanctions doivent être ciblées et motivées soit par la participation directe des personnes visées aux événements incriminés, soit par leur appui à ces événements, soient encore qu'elles les aient commandités. C'est dans ce cadre que le conseil des affaires étrangères qui se réunit lundi prochain devrait se prononcer sur un éventuel élargissement du régime des sanctions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion