Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du 20 mai 2014 à 17h00
Commission des affaires économiques

Arnaud Montebourg, ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique :

Je remercie la commission des affaires économiques de donner au Gouvernement l'occasion de rendre compte de son action et d'expliquer ses choix politiques concernant un certain nombre de dossiers importants pour notre pays. Je trouve utile que le Parlement mène le débat sur ces sujets, pas seulement avec le Gouvernement, dans le cadre de sa fonction constitutionnelle de contrôle, mais également avec les autres acteurs.

Je note d'ailleurs que, au Royaume-Uni, l'essentiel de la discussion politique au sujet de la tentative d'offre publique d'achat non hostile de Pfizer sur AstraZeneca s'est déroulé dans l'enceinte parlementaire. Et c'est bien au nom d'un certain patriotisme économique, de la préservation des technologies nationales, des préoccupations fiscales et du maintien de l'emploi et des sites industriels sur le territoire que la direction de l'entreprise pharmaceutique britannique a refusé que Pfizer en prenne le contrôle. Un tel débat existe en fait dans tous les pays, et particulièrement aux États-Unis ou en Allemagne, les deux patries d'origine des deux grands protagonistes du dossier Alstom, GE et Siemens.

Le décret sur les secteurs stratégiques est un décret simple, pris par le Premier ministre après avis du Conseil d'État, qui élargit le champ d'application de celui qu'avait signé en 2005 Dominique de Villepin sur la proposition de Thierry Breton, et qui se limitait aux jeux d'argent, à la défense et à la sécurité nationale, notamment dans les communications. Le texte publié le 14 mai dernier a pour but de préserver les intérêts essentiels de la nation, sa sécurité et la continuité de ses approvisionnements. Il concerne certains secteurs comme l'eau, les transports, l'énergie, la santé et les télécommunications, qui exercent, dans l'économie, des fonctions régaliennes ou quasi régaliennes – ce qui signifie que, en cas de défaillance d'un opérateur privé, la population se tourne légitimement vers l'État pour s'y substituer.

Il est en effet naturel qu'un gouvernement se donne les moyens de préserver les intérêts nationaux dans de tels secteurs. En revanche, il ne me serait pas venu à l'idée de placer la mode et le luxe parmi les secteurs stratégiques, quand bien même il s'agit de filières très créatrices d'emploi et dont la production reste largement localisée sur notre territoire. Si M. Bernard Arnault décide de vendre son groupe à un opérateur mondial, quel qu'il soit, je n'y trouverais rien à y redire, car les intérêts essentiels de la nation ne seraient pas compromis. Tel est l'état d'esprit dans lequel le Gouvernement a élaboré ce décret avec le Président de la République et le Conseil d'État.

Un tel dispositif existe dans de nombreux pays voisins : en Allemagne, en Italie, en Espagne, mais aussi dans d'autres pays de l'Union. Notre décret est même plus précis, ce qui garantit une plus grande sécurité juridique à des investisseurs déjà habitués à coopérer avec les États. Les investisseurs internationaux sont en effet souvent amenés à déposer des demandes d'autorisation, qu'il s'agisse de se soumettre au droit de la concurrence ou aux règles destinées à protéger les intérêts essentiels du pays d'accueil.

Depuis dix ans, tous les pays tendent d'ailleurs à renforcer cette protection, et, chaque fois, la Commission européenne a validé leurs initiatives. On a souvent invoqué la réaction de Bruxelles à notre décision : j'ai ainsi entendu le leader d'un parti politique qui ne compte que deux députés affirmer que jamais la Commission ne laisserait la France prendre un tel décret. Mais le droit européen est plutôt stabilisé sur ce sujet, et la plupart des États se sont dotés, avec l'accord de Bruxelles, de législations similaires. De fait, la Commission n'a pas froncé plus que cela les sourcils : M. Barnier s'est contenté, en des termes mesurés, de nous mettre publiquement en garde contre un usage protectionniste de ce texte. Je remercie d'ailleurs le commissaire au marché intérieur d'en avoir ainsi reconnu la légitimité.

J'en viens à Alstom, un dossier qui aurait pu être traité de façon habituelle, à l'image de ce qui s'est par exemple passé pour le projet d'alliance entre Publicis et Omnicom. En effet, Maurice Lévy, le président du directoire de Publicis, a pris soin d'appeler le ministre concerné, de discuter avec lui, de recueillir ses observations, d'entendre ses objections, et donc de mesurer le degré de désaccord que le Gouvernement pourrait avoir avec un tel projet. Et, s'il l'a fait, c'est tout simplement parce que cela a du sens pour ses clients. De même, Bruno Lafont, le président de Lafarge, a pris contact avec le Gouvernement afin de s'assurer qu'une alliance entre égaux avec Holcim ne rencontrerait pas une objection majeure. Je lui ai répondu que je n'avais pas de crainte de voir les cimenteries délocalisées – elles sont toujours situées au plus près des lieux de consommation en raison du caractère pondéreux des matériaux qu'elles produisent –, mais qu'il fallait maintenir la recherche et développement sur notre territoire. En effet, Lafarge est une des entreprises les plus innovantes du monde en matière de ciment, de béton et d'autres matériaux de construction.

La coopération entre les grandes entreprises et le Gouvernement est donc de tradition, et elle peut s'effectuer en confiance. Dans aucun de ces dossiers, vous n'avez pu entendre parler de fuites provenant du Gouvernement : les ministres sont les gardiens de secrets d'État, pourquoi ne le seraient-ils pas de secrets d'affaires ? Pourquoi refuser a priori de nous informer, d'autant que, dans le dossier Alstom, la nouvelle est finalement venue des États-Unis ? C'est en effet Bloomberg qui a révélé le projet d'accord, quelques jours avant la date retenue pour la signature, qui n'a finalement pas eu lieu. Le Gouvernement s'est donc retrouvé devant un fait accompli.

Pourquoi était-il nécessaire de nous donner les moyens de réagir ? Parce que le portefeuille des actifs d'Alstom comprend des intérêts stratégiques, notamment une industrie de souveraineté, le nucléaire. En effet, Alstom fabrique, entretient et renouvelle tous les turboalternateurs de nos cinquante-huit réacteurs nucléaires, ainsi que les turbines associées aux réacteurs EPR qu'Areva construit dans le monde. La question de savoir qui maîtrise 75 % de l'électricité nationale me paraît donc stratégique, d'autant que la technologie française, dans ce domaine, est reconnue comme la meilleure au monde, et que, en se l'appropriant, GE serait en mesure de la donner à nos concurrents. C'est d'ailleurs un aspect majeur de la discussion engagée avec l'entreprise américaine.

Dès lors, quelles peuvent être les solutions ? Ce que nous recherchons, c'est une alliance, et non pas une atteinte à notre souveraineté, le démantèlement ou le dépeçage. Par souci d'apaisement, General Electric propose de faire une sorte de détourage et de séparer l'activité nucléaire. Mais pour la remettre à qui ? Nous n'avons pas d'industriel de remplacement. Areva n'a jamais fabriqué de turbines, ce n'est pas son métier. Fabriquer des turbines, ce n'est pas la même chose que fabriquer des chaudières. Les générateurs de vapeur ne sont pas des turboalternateurs. Quant à EDF, elle exploite l'énergie nucléaire, mais ne construit ni n'entretient les installations.

Ainsi, soit GE devient le propriétaire de notre technologie, ce qui pose un problème de concurrence, soit l'entreprise accepte de revendre l'activité nucléaire à un autre industriel, mais la question est alors de savoir lequel : nous ne disposons que d'Alstom pour assurer le rayonnement de notre technologie des turboalternateurs à la sortie des réacteurs nucléaires.

Notons que la turbine Arabelle n'a rien d'un produit banal. Il ne s'agit pas d'une de ces turbines à gaz produites par cinq ou six fabricants mondiaux ni d'une turbine à vapeur ordinaire. C'est un produit de très haute technologie. J'invite d'ailleurs les membres de la représentation nationale à visiter le site de Flamanville – de même que je me suis rendu, avec le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault, à Taishan, en Chine – pour apprécier la valeur de cette immense turbine, fabriquée à Belfort par une usine employant 1 850 personnes, et qui produit une électricité d'une grande puissance. Au passage, je note que, si cette technologie passait sous contrôle américain, certains pays pourraient éprouver moins de sympathie à l'égard de notre industrie nucléaire.

En tout état de cause, cette affaire risque de déstabiliser notre souveraineté énergétique et d'affecter nos intérêts industriels stratégiques. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a averti les différents protagonistes qu'ils devraient entendre sa voix. C'est le cas, en particulier, des dirigeants d'Alstom, qui ont cru pouvoir agir sans nous informer. S'ils nous avaient consultés plus tôt, nous aurions pu leur indiquer que leur projet n'était pas acceptable en l'état.

C'est également ce que j'ai dit très aimablement aux représentants de General Electric et de Siemens. Il s'agit en effet d'entreprises très sérieuses, dont la réussite est extraordinaire. GE est ainsi la quatrième entreprise des États-Unis, avec 250 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Quant à Siemens, si cette entreprise a abandonné la technologie nucléaire, elle est également à l'origine d'une technologie de turboalternateur placé à la sortie des générateurs de vapeur nucléaires, et c'est elle qui a construit l'îlot conventionnel d'Olkiluoto en Finlande. J'ai donc écrit, dans la lettre que le Président de la République m'a demandé d'adresser à Jeffrey Immelt, le président de General Electric, que la France demandait une alliance, c'est-à-dire un accord préservant la souveraineté de notre industrie.

Par ailleurs, le groupe Siemens continue son travail : il a écrit ce matin à Alstom pour approfondir sa connaissance de l'entreprise, évidemment dans le dessein de faire une proposition. Nous avons compris sa détermination comme constante, sérieuse et appliquée. J'en ai d'ailleurs remercié M. Joe Kaeser, son président.

On me demande souvent quel est mon choix. Pour l'instant, mon choix, c'est Alstom et les intérêts économiques, industriels et technologiques de notre pays. Pour la suite, nous allons voir. General Electric a envoyé à Bercy le patron de sa division énergie, M. Steve Bolze, que j'ai appelé à faire de nouvelles propositions, après lui avoir dit ce que je viens de vous dire, de même qu'à nos amis allemands de chez Siemens.

Je ne peux pas préjuger de ce que sera la meilleure proposition, ni d'où viendra le partenaire de la future alliance. Mais je sais que ce décret permet de faire mentir François Sauvadet, qui avait dit ici, il y a quinze jours, que l'affaire était « pliée ». Non, rien n'est plié, tout reste à décider.

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