Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du 20 mai 2014 à 17h00
Commission des affaires économiques

Arnaud Montebourg, ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique :

Je remercie les différents orateurs de s'être exprimés sans ambages : c'est nécessaire et utile, pour éclairer non seulement la représentation nationale, mais aussi les Français.

Vous avez tous peu ou prou posé les mêmes questions : quel est l'avenir d'une entreprise comme Alstom ? Quelle est notre stratégie dans la mondialisation ? Comment allons-nous faire des choix entre les différents acteurs de l'énergie ou du transport, au regard de leur poids respectif ?

Ces acteurs sont deux conglomérats – l'un américain, l'autre européen –, et une entreprise japonaise, Mitsubishi, dont les activités sont proches de celles d'Alstom, le reste étant constitué d'entreprises issues de pays émergents. Rien que dans le transport ferroviaire, on peut trouver deux entreprises chinoises dont le chiffre d'affaires atteint 10 milliards d'euros. La branche transports d'Alstom, elle, ne pèse que 5 milliards. Le chiffre d'affaires total du groupe français est d'ailleurs de 20 milliards d'euros, à comparer aux 250 milliards de dollars de General Electric.

Cette différence est un des arguments du président Patrick Kron. Faute d'atteindre une taille critique, dit-il, Alstom ne peut rester seul ; il faut donc vendre. J'aurais préféré que sa conclusion soit : il faut donc passer une alliance. Le président n'emploie d'ailleurs pas le mot « vente », mais le mot « adossement ». Or ce n'est pas un adossement : il veut vendre 75 % d'Alstom ! Si tous ceux qui n'atteignent pas la taille critique décident de vendre, on ne va garder grand-chose sur notre territoire ! La France n'est pas une proie. En revanche, elle est disponible pour passer des alliances, ce qu'apprécient les investisseurs internationaux. Ces derniers respectent l'État, parce que les choses fonctionnent de la même façon dans leur pays.

Prenons les deux premiers pays destinataires des investissements internationaux, les États-Unis d'Amérique et la Chine. Dans le premier, le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) procède chaque année à des centaines de contrôles des investissements étrangers et à des blocages par dizaines, dont des entreprises françaises ont parfois été l'objet. Ce dispositif est prévu pour négocier des mouvements, des remèdes, des cessions – exactement ce que nous faisons avec GE. Quant à la Chine, elle impose à tout investisseur étranger de conclure un partenariat avec une entreprise locale à laquelle reviendront 51 % des parts de l'entité ainsi créée.

Quelle que soit leur provenance, les investisseurs internationaux ont le respect de l'État. C'est vrai des nombreuses entreprises françaises qui se sont implantées aux États-Unis ou en Chine, mais aussi, réciproquement, de celles qui investissent en France. De nombreux investisseurs viennent me voir pour savoir dans quelles conditions ils peuvent prendre des participations. Le seul critère qui détermine leur décision, c'est la rentabilité – ce qui renvoie aux problèmes de compétitivité ou de coûts de production, qui sont régulièrement en débat dans notre pays depuis que ces sujets ont été pris à bras-le-corps.

La taille est donc l'aspect le plus important de cette affaire, dans un contexte marqué par la mondialisation et la montée très rapide des pays émergents. D'une certaine façon, la solution nationale, évoquée par M. Chassaigne et Mme Valter, par M. Sauvadet – qui l'a écartée –, ainsi que, d'une certaine manière, par M. Fasquelle, a été choisie il y a dix ans, au moment où a été prise la décision – que je ne juge pas – de refuser l'alliance avec Siemens et de nationaliser Alstom. Au bout de quatre ans, la Commission européenne a imposé le remplacement, en tant que premier actionnaire, de l'État par une entreprise privée – celle de M. Bouygues. Puis, au bout de six ou sept ans, ce dernier, après avoir perdu 1 milliard d'euros, a demandé ce qu'on lui proposait pour lui permettre de réaliser son investissement.

Désormais, deux options s'offrent à Alstom : rester seul ou chercher des alliés. La préférence du Gouvernement va vers la recherche d'alliés, mais une alliance ne peut être acceptée à n'importe quel prix. C'est la raison pour laquelle, monsieur Sauvadet, je ne peux pas encore vous répondre. Nous savons parfaitement où nous allons, mais nous ne voulons pas atteindre notre objectif – conclure une alliance – au prix de la perte de nos centres de décision, de nos emplois et de nos sites industriels, ou de la disparition de nos technologies. Nous sommes capables, grâce à l'arme du décret et au sérieux des deux entreprises intéressées, GE et Siemens, de servir la cause de notre territoire. Nous pouvons imaginer qu'Alstom sortira renforcé de cette affaire, que nous gagnerons des emplois plutôt que d'en perdre, et que nos technologies auront un plus grand rayonnement dans le monde.

Le cas de PSA est différent, car il s'agissait d'une entreprise en difficulté, contrairement à Alstom, qui a seulement besoin de prendre des décisions stratégiques. La « maison France » – c'est-à-dire la famille Peugeot et l'État – détient désormais les deux tiers du capital du constructeur automobile, le dernier tiers appartenant à nos amis chinois. Avec ces derniers, nous sommes en mesure de capter une partie de la croissance exponentielle que connaît le marché local : les ventes de PSA en Chine ont ainsi augmenté de 28 à 30 %. L'alliance aura ici permis d'augmenter la taille du constructeur, de lui donner les moyens d'affronter la mondialisation, et de résoudre le problème posé par l'augmentation des coûts unitaires et la réduction du marché européen. C'est aussi de cette manière qu'Alstom doit réfléchir à son avenir.

J'en viens, sans aucune polémique, à la question de savoir si nous avons suffisamment anticipé la crise. Monsieur Sauvadet, je vais vous raconter les choses telles qu'elles se sont passées. Non seulement je vous le dois, mais il serait condamnable pour un ministre de l'économie d'agir autrement : il y va de sa crédibilité.

Nous savons depuis longtemps – depuis que j'ai pris mes fonctions de ministre du redressement productif – qu'Alstom souffre d'un problème, non urgent, de développement. Je me souviens ainsi qu'il y a un an et demi, croisant M. Kron lors d'une visite à l'ambassade des Émirats arabes unis, je l'ai questionné sur le capital de son entreprise et sur ses intentions. Je lui ai reposé la question chaque fois que nous nous sommes rencontrés, et je vois souvent M. Kron, parce qu'il me demande souvent de l'aide : pour vendre des rames de TGV à la SNCF, des diesels de secours à EDF, des centrales à la Turquie, etc. C'est normal ! C'est mon travail d'aider l'industrie française à se développer à l'étranger, autant que je le peux et « conformément aux lois et règlements ». Chaque fois que j'ai l'occasion de parler à M. Kron, je lui demande à quel stade en était sa réflexion. Il aurait donc été de sa responsabilité de me parler de son projet d'alliance, comme l'ont fait les dirigeants de Publicis ou de Lafarge.

Au mois de mars, lorsque son entreprise a connu une chute de tension boursière, je l'ai à nouveau rencontré en tête à tête. Il m'a alors annoncé un important plan social, mais n'a pas dit qu'il négociait une alliance avec GE. Je trouve cela fâcheux, car, s'il l'avait fait, nous n'en serions peut-être pas là. Nous aurions pu agir ensemble. Je lui aurais peut-être dit que son projet n'allait pas et qu'il devrait procéder autrement. Il m'aurait sans doute envoyé sur les roses, comme il sait si bien le faire. C'est son tempérament, et je le respecte d'autant plus que j'ai le même ! Mais là, nous sommes face à un problème d'intérêt national : alors que nous sommes ensemble tout le temps, toute l'année, nous ne l'avons pas été au moment le plus crucial.

Pour ce qui est des faits, je vous confirme que, dès l'hiver, je savais que nous devrions travailler sans Alstom. En effet, Alstom, qui sait pourtant demander de l'aide au Gouvernement, n'a jamais voulu coopérer avec nous pour rechercher des solutions communes. J'ai donc demandé au cabinet de stratégie industrielle Roland Berger un rapport complet, sur lequel ont travaillé d'éminents spécialistes qui ont expertisé toutes les possibilités d'alliance. Il m'a été remis le 13 février 2014 et je ne l'ai pas rendu public, certaines informations sur l'entreprise étant confidentielles.

J'étais à Washington avec le Président de la République lorsque Clara Gaymard, présidente de General Electric France, m'a dit qu'elle voulait me parler. Nous avons une bonne coopération dans le domaine de la recherche et développement avec cette entreprise, que j'ai aidée dans le domaine de l'imagerie médicale. J'ai rencontré Mme Gaymard autour d'un café, au bar du Sofitel de Washington, où elle m'a appris que GE était intéressé par des projets avec Alstom. Cependant, une information provenant d'une source extérieure à l'entreprise n'a pas la même valeur qu'une déclaration du président d'Alstom – lequel, malgré mes pressantes interrogations, n'a jamais dit ou reconnu qu'il avait conclu une alliance.

Il en est de même pour l'actionnaire principal, auquel je ne ferai cependant pas le même reproche, car il n'est pas gestionnaire de fait de l'entreprise : un actionnaire qui possède 29 % de l'entreprise peut – et c'est même normal – ne pas être au courant de ce que préparent le board opérationnel et le management ; la réponse se trouve dans les statuts de l'entreprise. Je suis donc fondé à demander au président d'Alstom, et à lui seul, d'informer son gouvernement.

Lorsque Mme Gaymard m'a informé, j'ai constaté que Siemens avait également fait connaître son intérêt pour Alstom. Cela me permettait-il pour autant de déduire qu'une alliance était envisagée avec l'une ou l'autre de ces entreprises si la seule personne en mesure de le dire ne le disait pas – et n'en a du reste pas même avisé son board, à l'exception d'un membre de son comité exécutif, M. Grégoire Poux-Guillaume, chargé des réseaux ? Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Nous n'en serions pas là si l'on avait procédé autrement. En cela, M. Kron porte une responsabilité. Cela ne le dérange pas. Moi, si.

Lorsque je l'ai interrogé à ce propos, M. Kron a répondu, avec un certain dédain, que ce rapport avait été rédigé par des stagiaires de HEC. Nous n'avons jamais obtenu d'Alstom qu'il accepte de travailler avec nous. C'est fâcheux de la part d'une entreprise qui a toujours besoin de l'État. Je rappelle en effet que nous finançons le soutien à l'exportation des produits d'Alstom dans le monde entier et que le ministre de l'économie signe donc les aides à l'exportation allouées à cette entreprise.

Vous vous demandez pourquoi j'ai attendu l'affaire Alstom pour prendre ce décret : c'est que je n'étais pas ministre de l'économie – je ne le suis que depuis un mois – et que cette question ne relevait donc pas de ma compétence.

Enfin, monsieur Fasquelle, il n'y a pas d'agitation, mais une préoccupation qui répond à la nécessité de traiter le problème calmement, dans le respect des uns et des autres, et de défendre nos intérêts industriels.

Monsieur Chassaigne, notre politique industrielle est assez simple : garder tout ce que nous pouvons garder, rapatrier le plus possible de ce que nous avons perdu et créer tout ce que nous n'avons pas. Cette ambitieuse politique explique l'activisme des pouvoirs publics.

Notre stratégie consiste à conserver nos outils industriels, même en cas de restructurations. Nous assumons celles-ci, en indiquant aux actionnaires qu'ils doivent consentir un sacrifice, aux créanciers et aux banquiers qu'ils auront des pertes et parfois aux salariés qu'on ne pourra pas garder tout le monde, parce qu'on ne peut pas perdre l'outil industriel. C'est un travail très difficile, pour lequel je sais que je peux compter sur tous les élus. Nous ne réussissons pas toujours, mais la stratégie d'endiguement porte ses fruits. Sur 1 572 dossiers d'entreprises qui ont fait l'objet d'une intervention, 197 304 emplois ont été préservés sur 226 843 concernés. Certes, une perte de 30 000 emplois n'est pas négligeable, mais, grâce au travail du réseau des commissaires au redressement productif, qui sont presque des militants, grâce aux élus, aux syndicalistes et aux entrepreneurs eux-mêmes, grâce à l'union des forces productives dans les territoires, ce chiffre n'a pas augmenté avec le temps.

Avec le fonds de résistance économique, que nous avons créé avec votre autorisation à partir du fonds de développement économique et social (FDES), nous sommes parvenus à sauver Kem One, alors que la pétrochimie représente tout de même 45 000 emplois à Lyon et à Marseille. Pour Mory Ducros, le résultat n'est peut-être pas brillant, mais nous avons évité la chute d'un nouveau Moulinex, avec 3 000 emplois préservés et 2 000 perdus, et, pour ces derniers, nous avons obtenu des conditions spéciales et une mobilisation de la profession. Nous avons assumé cette restructuration. Ce n'est pas facile. Je suis allé voir les gars dans les ateliers et j'ai affronté leur regard. Je leur ai dit que nous étions dans une situation difficile, mais que nous devions réussir à sauver l'entreprise, parce qu'elle avait un avenir. Nous avons trouvé un actionnaire et prêté de l'argent – parce que, depuis longtemps, on ne voit plus les banques dans les dossiers de retournement. Nous allons procéder à la même opération pour Ascometal.

Ce travail n'est pas facile, tout le monde a la dent dure, mais nous ne nous sommes pas battus pour rien, et c'est là mon principal motif de fierté. Dire d'une entreprise en difficulté qu'elle est condamnée, c'est aussi absurde que de considérer, quand un malade entre à l'hôpital, qu'on perdrait moins de temps en le tuant tout de suite. La « soignade », ça existe aussi en économie, même s'il faut parfois se résigner à amputer.

Rapatrier le plus possible de ce que nous avons perdu, c'est toute la stratégie de la relocalisation. Ainsi, Renault, qui vendait 500 000 véhicules sur le territoire national voilà dix ans, voit aujourd'hui ce chiffre remonter à 750 000 et Nissan a même décidé de produire des Micra à Flins. Au-delà de ces exemples, de nombreux producteurs décident également de rapatrier leur production.

Les plans industriels, enfin, relèvent d'une stratégie d'innovation. Je suis en train d'achever les feuilles de route de trente-quatre plans industriels. Nous avons consacré à cette action 3,5 milliards d'euros issus du grand emprunt, qui permettront un effet de levier approchant 20 milliards d'euros d'investissement privé. Dans le secteur de la chimie verte et des biocarburants, par exemple, quarante projets mobilisent 4 milliards d'euros d'investissement en recherche et développement. Nous verrons ainsi apparaître au fil du temps des prototypes, des produits nouveaux et des industrialisations.

Le décret vise donc à éviter de perdre nos centres de décision et de la substance industrielle, et à pouvoir négocier avec des multinationales qui pensent d'abord à leurs intérêts. Il importe en effet de rééquilibrer les négociations financières par des intérêts de souveraineté indéniables.

Madame Dubié, nous avons transmis les informations à Bruxelles, bien que la notification ne soit pas obligatoire. À ce jour, nous n'avons été saisis d'aucune remarque, et aucune procédure n'a été ouverte. Le décret s'applique donc.

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