Intervention de Patrick Kron

Réunion du 20 mai 2014 à 19h00
Commission des affaires économiques

Patrick Kron, président-directeur général d'Alstom :

Je voudrais d'abord vous remercier, monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, pour votre invitation : vous me permettez ainsi de vous exposer les défis auxquels Alstom est confronté, de vous expliquer les raisons qui nous ont poussés à engager le processus que vous avez rappelé, monsieur le président, et enfin de vous faire savoir quel sera l'avenir d'Alstom au cas où ce processus irait à son terme. C'est aussi pour moi l'occasion de répondre à certaines critiques, notamment à l'accusation selon laquelle nous aurions placé les pouvoirs publics devant le fait accompli.

Je voudrais d'abord replacer le sujet dans son contexte. À mes yeux, le rôle d'un chef d'entreprise est d'anticiper, surtout s'agissant d'une industrie aussi lourde. Mon obsession était d'éviter à nos salariés de revivre la situation qu'ils ont vécue en 2003, date à laquelle j'ai rejoint l'entreprise. Nous avions dû alors affronter les effets d'une crise non anticipée, qui nous avait conduits dans le mur. En dix-huit mois, les effectifs de notre groupe avaient fondu, passant de 110 000 salariés à moins de 60 000 ; l'entreprise avait failli y rester. Ce fut une expérience traumatisante pour l'ensemble des salariés du groupe.

Alors que nous étions parvenus à redresser l'entreprise, faisant passer ses effectifs de 60 000 salariés en 2005 à 93 000 aujourd'hui, nous sommes depuis 2009 frappés de plein fouet par les effets de la crise, comme toutes les entreprises exposées à la concurrence internationale. Il nous a fallu nous adapter à la chute brutale des marchés par des redéploiements géographiques et l'intensification de notre investissement dans la recherche et développement.

Au cours de ces dernières années, le centre de gravité de mon action a été de définir et mettre en oeuvre une stratégie autonome visant à éviter les obstacles et à préparer l'avenir de chacune des activités du groupe. Mais ce choix stratégique n'interdit pas d'être lucide quant aux défis auxquels l'activité énergie d'Alstom est confrontée, au même titre que l'ensemble des acteurs de ce marché.

Cette activité, qui représente 65 000 salariés, dont 9 000 en France, et réalise 15 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont un peu moins de 5 % en France, est d'abord confrontée à la crise profonde du marché européen, soit la base du développement d'Alstom Énergie. Un fait suffira à vous faire prendre la mesure du défi : en 2014, la consommation électrique en Europe n'a pas retrouvé son niveau de 2008, alors que dans le même temps, nous-mêmes et nos concurrents avons continué à livrer aux électriciens européens un certain nombre de centrales électriques. Les électriciens sont donc en situation de surcapacité significative, ce qui les a conduits à prendre des décisions draconiennes. Suez-Gaz de France a ainsi déprécié pour 15 milliards d'euros d'actifs – notamment des centrales – dans son dernier exercice comptable. En 2013, RWE, l'un des principaux électriciens allemands, a subi des pertes pour la première fois depuis les soixante et une années de son existence. En 2008, le marché européen était de 25 000 mégawatts ; aujourd'hui et pour les années qui viennent, on estime qu'il se situera entre 5 000 et 10 000 mégawatts, soit une baisse de 60 à 80 %. Dans de telles conditions, les entreprises à fortes racines européennes, comme nous, sont extrêmement fragilisées.

Nous sommes donc allés chercher la croissance là où elle est, c'est-à-dire dans les pays émergents. Mais dans ces zones plus qu'ailleurs encore, nous sommes exposés à la concurrence des acteurs asiatiques, dont les prix sont beaucoup plus bas que les nôtres, grâce notamment, comme en Chine par exemple, à un marché domestique important qui leur donne la base de coûts nécessaire pour exporter. En outre, ces acteurs accompagnent leurs offres de financements imbattables, grâce à un système bancaire qui appuie les industriels à l'exportation. Les clients eux-mêmes demandent que les livraisons de centrales soient accompagnées de solutions de financement. Or nous ne disposons pas d'une force de frappe équivalente à celle des Japonais, de General Electric, voire de Siemens ou d'autres encore. Dans le même temps, nous devons continuer à investir lourdement. Alstom n'a jamais autant investi que ces dernières années dans la recherche et développement et l'innovation, parce que c'est cela qui fera la différence.

Dans un environnement aussi tendu, incertain et dangereux, je considère comme de mon devoir de chef d'entreprise de vérifier s'il n'existe pas, à côté de cette stratégie d'autonomie, des solutions alternatives de nature à garantir un meilleur avenir aux activités concernées et à leurs salariés. Or un élément nouveau est apparu : General Electric nous a fait savoir qu'il était prêt à explorer avec nous une voie alternative.

Son offre porte sur les activités énergie d'Alstom et ne concerne en rien l'activité transport d'Alstom, dont la situation est tout à fait différente. J'ai le sentiment que l'offre de General Electric est une excellente option pour garantir l'avenir du secteur énergie d'Alstom, de ses sites et de ses employés. C'est une solution industrielle appuyée sur l'intégration des activités énergie d'Alstom au sein d'un groupe international puissant. Cette intégration ne créerait pas de doublons du fait d'une complémentarité quasi parfaite de nos activités respectives. Dans le domaine de l'énergie thermique, dans les technologies des turbines à vapeur et des turbines à gaz, Alstom apportera une compétence en projets clé en main. Par ailleurs, Alstom a une activité modeste dans l'éolien terrestre avec une offre performante dans l'éolien offshore tandis que GE est davantage axé sur l'éolien onshore. Alstom est présent dans l'hydraulique, ce qui n'est pas le cas de GE. La même complémentarité existe dans les services ou dans la transmission d'électricité.

Cette complémentarité est déterminante pour la réussite du projet industriel et garante du maintien de l'emploi, en particulier en France, du fait de l'absence de doublons entre nos activités respectives. Cette intégration à General Electric permettra aux activités énergie d'Alstom d'atteindre la taille critique et donnera à l'ensemble la capacité d'investir en recherche et développement. C'est pourquoi ce projet me semble une excellente réponse aux enjeux stratégiques que je vous ai exposés. Outre qu'il répond à mes propres préoccupations, il satisfait celles du Gouvernement concernant non seulement la préservation de l'emploi en France et le maintien des centres de décision sur notre territoire, mais également la souveraineté et l'indépendance énergétique de notre pays. Je note d'ailleurs qu'un dialogue constructif s'est instauré entre General Electric et l'État, et je m'efforce d'éclairer ces discussions dans la mesure de mes moyens.

Après avoir exposé le contexte, je vais revenir sur la genèse du projet, ce qui me permettra de faire un sort aux accusations qui m'ont été adressées d'avoir voulu mettre les pouvoirs publics devant le fait accompli.

Il est vrai que j'ai eu, dès février, un premier contact avec le président de General Electric. Cela nous a conduits à conclure, dans la deuxième quinzaine de mars, qu'il y avait matière à approfondir un projet de combinaison des activités énergie d'Alstom et de General Electric. De part et d'autre, nos équipes se sont mises au travail et ont construit ce projet entre le 23 mars et le 23 avril. Ce travail a été mené au sein d'équipes resserrées, dans le souci d'une absolue confidentialité, condition nécessaire au bon déroulement des discussions. Il était hors de question de faire publiquement état d'un tel projet avant d'avoir suffisamment de certitudes quant à ses chances d'aboutir, non seulement pour des motifs qui tiennent au droit boursier et à d'autres considérations, mais surtout pour une raison intrinsèque à notre métier. En effet, si le consommateur ordinaire ne s'intéresse pas à la situation financière ou aux perspectives d'avenir des entreprises qui produisent ce qu'il achète, dans notre secteur d'activité, le moindre doute quant à la situation financière de l'entreprise, à ses perspectives d'avenir, à l'évolution de son actionnariat ou à quoi que ce soit de cet ordre, fait fuir les clients vers la concurrence. En effet, les contrats qui nous lient à eux sont des contrats de longue durée, dont l'exécution se déroule souvent sur des décennies. C'est la raison pour laquelle nous faisons preuve, dans toutes les affaires de ce type, d'un souci de confidentialité extrême.

Malheureusement, le 23 avril dernier, quelques heures après une réunion qui s'était tenue à Chicago entre M. Immelt, président de General Electric, et moi-même, réunion qui nous a permis de lever des obstacles fondamentaux et d'identifier la base d'un accord, je prends connaissance, tout comme vous, de la dépêche de Bloomberg annonçant l'opération. Cette fuite a fait déraper le processus qui prévoyait, évidemment et naturellement, une période de concertation avec les pouvoirs publics. Le déchaînement médiatique qui a suivi a torpillé le cours normal et attendu des choses : c'est aussi simple que cela. J'imagine que les élus de la nation que vous êtes, habitués à travailler à des projets sensibles, ont déjà été exposés à de telles fuites qui bouleversent les ordonnancements préalablement prévus.

Du fait de ce dérapage, les discussions ont pris un caractère public, ce que nous n'envisagions absolument pas. En aucun cas on ne peut parler de fait accompli, puisque ce qui a été annoncé n'est en rien la fin d'un processus ; c'est son début. Nous avons annoncé que nous avons reçu une offre de General Electric, offre qui ne ferme rien mais qui ouvre au contraire un processus de consultation.

Le processus qui s'engage est rigoureux, équitable et transparent. Notre conseil d'administration a mis en place un comité d'administrateurs indépendants chargé d'examiner cette offre et de se prononcer d'ici à fin mai. Cette échéance ne sera elle-même que le point de départ d'un large processus de consultation, puisque nous devrons ensuite informer et consulter les instances représentatives du personnel et obtenir les autorisations réglementaires usuelles ainsi que l'autorisation exigée au titre des investissements étrangers aux termes du décret du 14 mai dernier. Le projet devra également obtenir l'autorisation des autorités de la concurrence de plusieurs dizaines de pays. Enfin, nous devrons recueillir l'accord des actionnaires, qui seront amenés à se prononcer en assemblée générale.

C'est ma première remarque : nous ne sommes qu'au début de l'examen de la seule offre que nous avons reçue jusqu'à présent, celle de General Electric.

Je vous confirme par ailleurs que le conseil d'administration peut être à tout moment saisi d'une offre alternative. Il n'a certes pas le droit de la solliciter, mais si une autre offre lui est présentée, il a le droit et le devoir de l'examiner et de la recommander s'il la juge meilleure. En l'occurrence, je vous confirme solennellement que le conseil d'administration examinera toute offre alternative avec le même soin et la même rigueur que celle de General Electric, en fonction de l'intérêt social de l'entreprise et de celui des parties prenantes, et avec l'ensemble des garanties nécessaires, en particulier au regard de l'intérêt national.

Je conclurai en vous disant deux mots de ce qui se passera si ce projet est mis en oeuvre dans les conditions prévues. Alstom sera recentré sur son activité transport, qui n'a pas à faire face à des défis stratégiques. Alstom Transport est un leader mondial, doté de la taille critique, intervenant sur un marché dynamique. C'est une activité de 6 milliards d'euros, qui emploie 25 000 salariés dans soixante pays, dont 9 000 en France. Son carnet de commandes représente plus de 25 milliards d'euros, soit quatre ans de chiffres d'affaires. Nous venons de signer avec l'opérateur de transport sud-africain PRASA un contrat de 4 milliards d'euros, le plus gros contrat de l'histoire d'Alstom, dont les retombées seront très positives pour les sites français d'Ornans, Tarbes, Le Creusot, Reichshoffen, Villeurbanne et Saint-Ouen.

Je considère que la stratégie autonome est la meilleure option pour assurer à cette branche d'Alstom, cotée à Paris et dont le centre de décision restera en France, un développement à la hauteur de ses ambitions internationales. Elle aura d'autant plus les moyens de son développement que la cession de la branche énergie lui permettra de disposer d'un bilan solide. Cette activité est appelée à un grand développement, sur un marché tiré par les évolutions de l'urbanisation et des priorités environnementales. Je n'ai donc aucun souci, et je vous prie de ne pas en avoir non plus, quant à la viabilité de cette activité. Personne n'a d'ailleurs émis d'inquiétude sur ce point, même quand nous avons envisagé d'ouvrir le capital de cette entreprise pour lui donner les marges de manoeuvre financières qui lui manquent.

En résumé, je voudrais vous dire que le processus que nous avons engagé est loin d'être à son terme. Je vous ai dit ma conviction : les défis que nous rencontrons sur le marché de l'énergie rendent la poursuite d'une démarche autonome périlleuse pour la pérennité du groupe Alstom et pour ses emplois. Ce n'est pas de gaieté de coeur que je fais ce constat. Je mesure et comprends l'émotion que suscite ce projet de cession et je juge l'intervention des pouvoirs publics dans ce dossier parfaitement légitime. Je considère qu'il est de ma responsabilité de répondre au mieux, comme je vais le faire ce soir, aux questions qu'ils se posent.

J'ai entendu pas mal de choses me concernant. Je tiens à préciser que je suis un industriel et un pur produit de l'école républicaine. Je n'ai jamais eu à démontrer mon attachement à mon pays, la passion que je mets à protéger ceux qui travaillent dans l'entreprise, mon lien viscéral avec l'industrie, secteur où j'oeuvre depuis trente ans. Ma seule obsession est de ne pas revivre la situation que j'ai découverte en 2003 lorsque je suis entré chez Alstom. Mon seul objectif est de bâtir le meilleur projet pour chacune des activités d'Alstom et pour chacun de ses 93 000 salariés. J'ai le sentiment d'être fidèle à mes engagements et à mes valeurs, et mon espoir est de vous en convaincre.

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