Intervention de Frédéric Boccara

Séance en hémicycle du 26 mai 2014 à 16h00
Débat sur la situation de l'aéronautique française — Table ronde

Frédéric Boccara, maître de conférences à l’université Paris XIII :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d’avoir organisé ce débat sur la situation de l’aéronautique française et d’avoir bien voulu m’auditionner. Je suis économiste à l’université de Paris XIII, et mon intervention se composera de trois parties. J’évoquerai d’abord les enjeux en exposant un schéma d’analyse, avant d’établir un état des lieux chiffré et d’en venir, enfin, à des questions portant sur l’avenir – comme on le sait, les décisions prises aujourd’hui peuvent avoir de très lourdes conséquences dans l’avenir.

Nous ne devons pas perdre de vue le fait que les entreprises représentent un élément majeur non seulement en termes de création de richesse, de développement de l’emploi et des territoires, mais aussi en matière de développement des technologies, notamment par leur rôle au sein du tissu industriel. En parallèle, elles sont aussi le facteur d’une maîtrise sociale de la réponse aux différents besoins d’une économie. Quand on dispose de la liberté d’orientation technologique, on maîtrise plus facilement ses choix en la matière. De ce point de vue, l’industrie aéronautique et spatiale est particulièrement décisive.

La création de richesse ne s’apprécie pas par les ventes, mais par la valeur ajoutée, autrement dit par tout ce qui est créé une fois défalqués les coûts « externes » – j’emploie ce terme entre guillemets.

Il s’agit de connaître cette valeur ajoutée, qui ne doit pas être réalisée à n’importe quel coût.

Un capital est avancé, constitué non seulement d’équipements mais aussi de l’argent, des avances financières.

Excusez-moi ce détour par la théorie économique mais il faut bien comprendre ce qui est en jeu : aujourd’hui, on nomme n’importe quoi « valeur ajoutée ». On parle ainsi de valeur actionnariale, alors que l’actionnariat ne crée pas de valeur.

C’est cette valeur ajoutée créée qui permet de verser les salaires et d’assurer la protection sociale, les services publics et le développement de la filière, à travers le tissu économique, le développement territorial et l’emploi.

On a parlé du contexte de la filière, dans la mondialisation : c’est en réalité un double contexte, financier et technologique, dont il s’agit.

On constate tout d’abord une financiarisation accrue et une fluidité des paiements : les choses peuvent se faire en un lieu et les paiements en un autre lieu. À titre d’exemple, EADS était constitué sous forme d’un GIE : ce n’est pas le capital qui possédait la société et ce n’est pas en fonction du capital que l’on y distribuait les revenus.

Il faut aussi évoquer le contexte technologique, avec l’information, les brevets – ou du moins ce qui est considéré comme tel dans la vie des affaires – les programmes et toutes les innovations permettant d’être en même temps ici et là – les juristes vont jusqu’à parler d’ubiquité – et d’être utilisées globalement.

On a donc, d’un côté, des activités délocalisées, présentes à différents endroits, voire multilocalisées et, de l’autre, des résultats – c’est cela qui est nouveau – pouvant être globalisés et se situer en dehors du lieu de production. Les résultats sont globalisés, essentiellement, par le fruit du contrôle financier, mais ce dernier masque des outils, tels les prix de transfert – plutôt sous domination marchande – et des règles de partage qui, quoiqu’en recul ou peu transparentes, conservent une place importante dans la filière dont nous parlons.

Les résultats de ces activités peuvent être des revenus, des produits ou des technologies disponibles globalement, éventuellement en dehors des lieux de production, même si l’on sait où se trouvent les centres de recherche et l’activité d’assemblage ou de production. En fonction des rendements, des entreprises vont décider de relocaliser au même endroit, ou ailleurs : sans parler nécessairement de délocalisations, il y a là tout un puzzle.

Si le financement, par exemple des aides à la recherche-développement, est localisé, leur utilisation peut se situer en de nombreux endroits ; si le produit est réalisé ailleurs, il peut même être réimporté et payé comme tel. La richesse est créée en un lieu mais, par le jeu des transferts, des opérations se déroulent en un lieu différent. Là où nous employons le terme de « siphonnage », les économistes américains du National Bureau of Economic Research – on ne peut pas ne pas les citer – parlent de « tunnelling » : voilà qui est très clair.

Deux aspects de ce système coexistent : d’une part, la mondialisation, absolument nécessaire, qui implique une nouvelle efficacité, un partage, une mise en commun des approches et des compétences ; d’autre part, une logique de valorisation des capitaux, consistant, entre autres, à échapper à l’assiette de l’impôt et à délocaliser. Tous ces éléments sont plus ou moins présents selon les secteurs, mais on ne peut pas dire que l’aéronautique n’y est pas soumise, d’autant plus que l’on y constate une montée énorme de la propriété financière : à titre d’exemple – je n’ai pas analysé chacune des entreprises du secteur –, le capital flottant du groupe Airbus dépasse à présent 70 %.

Les économistes développent la notion de valeur ajoutée, et parfois de valeur ajoutée disponible pour une population et un territoire : c’est bien cela qui intéresse au premier titre la représentation parlementaire ; c’est du moins l’un des éléments quantitatifs – il est également des éléments qualitatifs, comme les technologies – susceptibles de l’intéresser particulièrement.

À titre d’exemple, on peut connaître un excédent d’exportation de marchandises, de produits matériels – c’est bien le cas, comme chacun le sait, de la filière aéronautique. Mais des services associés sont comptabilisés ailleurs et peuvent se traduire par un résultat inverse, tels les paiements d’utilisation informationnelle ou des paiements financiers de toute sorte. Enfin, les revenus servis peuvent encore être enregistrés ailleurs.

On a donc besoin d’un bilan global, mais aussi d’un bilan situé à l’articulation de l’ensemble de la filière et du territoire, sans se contenter de chiffres partiels.

Cela m’amène à mon deuxième point : l’état des lieux chiffré. Il est difficile d’analyser les comptes des entreprises du secteur, car la plupart d’entre elles, sauf, me semble-t-il, SAFRAN ou sa filiale SNECMA – je ne sais plus qui de la filiale ou du groupe est concerné – ne publient pas leur valeur ajoutée, ce qui est assez choquant.

On connaît seulement le revenu et le chiffre d’affaires, mais la valeur ajoutée n’existe pas. Les entreprises ne publient pas non plus les données relatives à l’articulation avec les territoires. Par ailleurs, il est difficile d’avoir une vision sur moyenne période : les données portent sur un an, deux ans ou, au mieux, trois ans, en recourant au pro forma. Il est donc ardu de comprendre ce qui se passe, de mesurer l’efficacité, de savoir comment se projeter. Or, l’enjeu consiste à « jouer la gagne », pour les territoires, les populations, l’avenir et le développement économique, social et environnemental.

J’ai consulté les chiffres de l’INSEE, qui présente la particularité de travailler branche par branche, ce qui a pour inconvénient de le soumettre à un certain secret. En particulier, la division 35 porte sur la « fabrication d’autres matériels de transport », qui ne concerne pas seulement l’aéronautique, mais également, par exemple, la construction navale et la construction de matériel ferroviaire – il faudrait revoir ce découpage. Le périmètre du chiffre d’affaires indiqué par l’INSEE – 47,9 milliards – est très proche de celui indiqué par le GIFAS – 53 milliards. On constate par ailleurs une forte croissance en volume, déconnectée du reste de l’économie : selon l’INSEE, le chiffre d’affaires a progressé de 16 % en quatre ans et de 62 % en volume – soit en euros constants – en douze à treize ans, ce qui est énorme.

Mais qu’en est-il de la valeur ajoutée ? Avec le développement de la sous-traitance et des délocalisations, on ne sait pas. Le GIFAS ne nous communique malheureusement pas l’information, que j’aurais consultée avec intérêt, d’autant plus qu’elle aurait dû définir, en toute transparence, le périmètre concerné.

L’INSEE nous donne une idée de la valeur ajoutée qui, étonnamment, recule ou est stable : de 1999 à 2012, elle baisse de 2 % ; depuis 2008, elle augmente de 2 %. Cela peut s’expliquer par des problèmes comptables, mais une interrogation demeure : on a plus 20 ou 60 pour le chiffre d’affaires et 0 ou epsilon pour la valeur ajoutée. C’est donc là, je le répète, une source d’interrogation.

Quant à l’emploi, dont vous nous avez indiqué l’évolution depuis un ou deux ans, il est en baisse de 6 % depuis 2008 et de 7 % depuis 1999 : peut-être ne s’agit-il pas du même périmètre, mais on est également en droit de s’interroger. Je pense qu’il est nécessaire de recoller les morceaux, y compris pour une meilleure articulation avec la puissance publique et une mobilisation plus efficace de la filière.

Pour résumer, la production augmente fortement et les salariés sont pressurés : en effet, si l’on met bout à bout l’évolution de l’emploi et celle de la valeur ajoutée, la productivité du travail s’est accrue de 70 % en quinze ans, ou de 20 % en cinq ans. Parallèlement, la valeur ajoutée – quoique considérable – ne s’accroît pratiquement pas.

Peut-être l’INSEE a-t-il tort ? Il faut en tout cas approfondir nos connaissances avec des chiffres clairs, transparents, exhaustifs, comprenant les différents aspects et pas seulement des bribes.

Par ailleurs, il faut mesurer la valeur ajoutée disponible pour le territoire : en effet, une fois la valeur ajoutée produite, il faut prendre en compte les revenus servis, entre autres, aux actionnaires extérieurs, les sous-traitants, les délocalisations et les prix de transfert, sur lesquels on a peu de visibilité.

On a donc besoin d’un bilan relatif à l’argent, à l’emploi, à la richesse créée et à la valeur ajoutée disponible, dans le cadre d’une articulation entre la France et le monde. Il ne s’agit pas de comparer les Français et les étrangers et d’établir je ne sais quel classement mais d’avoir une vision globale. Même si je ne suis pas un spécialiste de la question, il me semble que, dans l’aéronautique comme ailleurs, on a besoin de tableaux de bord, et on y a d’ailleurs recours, me semble-t-il.

Cela m’amène à mon troisième point, consacré à l’avenir, aux coûts et à l’efficacité. La réflexion sur l’avenir, la maîtrise et l’efficacité doit être menée de concert : dans la maîtrise figure la question des moyens financiers – dont nous sommes tous soucieux – susceptibles de favoriser le développement.

Mieux vaut nommer les choses pour s’en prémunir plutôt que de ne pas oser les prononcer : « éclairer les peuples libres, c’est réveiller leur courage. » La prédation financière possible, comme l’attestent les 70 ou 72 % de capital flottant dans le groupe Airbus, ou le fonctionnement des prix de transfert, qui n’est pas clair, posent des questions.

Enfin, il faut se pencher sur l’efficacité, c’est-à-dire sur la relation entre l’avance fournie et les résultats obtenus. Là encore, des questions se posent.

S’agissant des recherches menées, j’ai moi aussi découvert, sur le site de la SNECMA, ces ailerons tissés, au sujet desquels la recherche a eu lieu en grande partie en France mais qui ont été produits ailleurs : on se trouve typiquement dans la configuration où l’on supporte les coûts en France et où l’on perçoit les richesses ailleurs.

On peut se demander où va cette valeur ajoutée, alors que l’on annonce la disparition de 5 800 emplois et que le groupe Airbus a acheté une banque, la Salzbourg Munich : comme on peut le lire dans la presse, il ne s’agit pas, par cette dernière opération, de financer les avances aux clients de la société mais de l’utiliser comme une banque traditionnelle, faire appel à la BCE et placer la trésorerie. On peut toutefois s’interroger : quelle transparence y aura-t-il, notamment concernant les prix de transfert ? Toutes ces questions méritent que l’on y réponde, non pas pour noter et juger la filière, mais pour identifier les problèmes et y apporter des solutions.

On peut noter qu’en deux ans, le chiffre d’affaires d’EADS a progressé de 5 %, tandis que les dividendes se sont accrus de 25 %.

Il est enfin nécessaire de dresser le bilan de l’activité publique et des moyens publics mis à disposition et utilisés, tant les outils financiers – pas uniquement les avances mais, plus généralement, tous les outils financiers permettant de baisser d’autres coûts et de déplacer les contraintes affectant la filière – que les outils démocratiques qui permettent l’élaboration régulière et transparente des objectifs.

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