Intervention de Jean-Jacques Desvignes

Séance en hémicycle du 26 mai 2014 à 16h00
Débat sur la situation de l'aéronautique française — Table ronde

Jean-Jacques Desvignes, responsable de la filière aéronautique et spatiale de la Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT :

Mesdames, messieurs les députés, non sans vous avoir remerciés, je vais vous exposer une vision syndicale de ce que l’on vit dans les entreprises de l’aéronautique, en revenant quelque peu sur le passé.

C’est une conception ambitieuse du rôle et de la place de la France dans le monde, autour d’un important secteur nationalisé, qui a fait la grandeur de notre industrie aéronautique, telle que nous la connaissons aujourd’hui. La maîtrise de l’air et de l’espace est un élément déterminant de l’indépendance de la France en matière de défense et de sécurité.

Les grands programmes actuels – tels qu’Ariane, les satellites, Airbus, les hélicoptères, le Rafale, le Falcon, les moteurs CFM et les calculateurs de bord – sont directement issus de ces choix politiques et de la mobilisation des salariés pour soutenir ces projets innovants.

La France est ainsi devenue l’un des rares pays au monde à maîtriser, dans les secteurs civil comme militaire, l’ensemble des secteurs de la filière aéronautique et spatiale, qu’il s’agisse de la recherche, des études, de la production, de la maintenance et même de la déconstruction.

Cela a été obtenu, notamment, grâce à des luttes qui ont fait longtemps de cette filière une référence en matière salariale, de formation et de progrès social.

Toutefois, on connaît aujourd’hui une rupture. Les engagements successifs des pouvoirs publics concernant des sociétés majeures ont porté un coup aux perspectives d’avenir à long terme de la filière aéronautique et spatiale, en la plaçant sous la domination de critères financiers. Dernièrement, les retraits de l’État du capital d’Airbus Group ou de Safran donnent encore plus de poids à un actionnariat flottant – 74 % pour Airbus Group et 63 % pour Safran.

À ce titre, il n’aura pas fallu beaucoup de temps à celui qui se vante d’être à la tête d’une « entreprise normale » – dixit M. Thomas Anders, à la tête d’Airbus Group – pour annoncer 5 800 suppressions d’emplois au sein de son groupe et chez les sous-traitants, pour atteindre un retour sur investissement de 10 %, afin de satisfaire les actionnaires.

Poursuivre cette vision et accepter ce type de décision affaiblirait durablement l’avenir d’une filière industrielle qui a besoin en permanence d’innovation, de risque et d’investissements pour réussir demain. Cette conception d’un type « entreprise normale » serait-elle devenue la référence pour l’industrie en France ? Est-ce ainsi que l’on peut agir pour son redressement ?

Les estimations de croissance annuelle du trafic aérien de 5 % d’ici 2032 se vérifient, ce qui augmenterait le besoin de fabrication de plus de 30 000 appareils. Chaque année, le record de commandes et de livraisons bouscule le record de l’année précédente. Airbus et Boeing atteignent un carnet de commandes cumulées de plus de 10 000 appareils et leur cadence de livraisons annuelle tourne autour de 1 200. On produit en France des Airbus mais aussi des éléments et des équipements pour Boeing.

Aucune autre industrie ne peut prétendre occuper une telle place. Pourtant, de nombreux indicateurs témoignent du manque d’efficacité de cette industrie et ce constat inquiétant nous pousse à nous interroger quant à son avenir. Au nom de la compétitivité et de la rentabilité, l’activité est de plus en plus externalisée vers des pays à moins-disant social comme le Maroc, la Tunisie, le Mexique, la Pologne et bien d’autres. Ces transferts se traduisent par des pertes de maîtrise, de savoir-faire et participent largement à la hausse du chômage dans notre pays.

D’autre part, dans ces pays où persistent un manque de formation qualifiante et des conditions sociales dégradées, la qualité du travail rendu oblige souvent à des reprises de fabrication ou d’études, le plus généralement imputées sur les coûts de production en France, auxquels s’ajoute un coût environnemental inconsidéré, du fait du transport des éléments fabriqués.

Les objectifs doivent être clairement définis pour accroître nos potentiels d’études et de production industrielle en France, aider à la formation qualifiante et soutenir les créations d’emplois. Nous devons également obtenir des garanties et des engagements des donneurs d’ordres pour assurer à toute la chaîne d’approvisionnement des charges de travail sur le long terme. C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de mettre en place autour d’une filière des comités interentreprises afin que puissent se rencontrer les représentants des employeurs, des salariés, ceux des régions, les donneurs d’ordres, les sous-traitants, dans un bassin d’emploi ou une région.

Il faut aussi établir une même démarche de responsabilité sociale des employeurs hors de l’Hexagone pour exiger que soient mises en oeuvre les normes fondamentales internationales définies par l’OIT garantissant la liberté d’association syndicale, la reconnaissance effective du droit de négociation collective, l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, l’abolition du travail des enfants, l’élimination de la discrimination en matière d’emploi. Vous aurez compris que mes propos concernent essentiellement les entreprises qui se développent dans les pays à moins-disant social.

S’agissant des conditions de travail, en France ou ailleurs, l’organisation du type Lean est imposée comme étant la référence incontournable. Sous couvert de mieux produire, mieux étudier ou mieux manager, il s’agit en réalité de gagner en productivité, même si c’est au détriment des femmes et des hommes au travail et d’une véritable efficacité de l’organisation du travail.

À cela s’ajoute le recours massif et abusif aux emplois intérimaires, alors que les charges de travail sont durables et ouvrent de véritables opportunités d’embauches en CDI. Le GIFAS annonçait 10 000 emplois intérimaires en 2012, ce qui représente une progression de 30 %. Voici l’un des aspects de la précarité alors que nous avons des carnets de commandes pour les sept à dix prochaines années ! Quant aux heures supplémentaires comptabilisées, elles se chiffrent en centaines de milliers, alors que la plus grande majorité ne sont pas visibles du fait des forfaits jours chez les ingénieurs et les cadres ou des phénomènes d’écrêtages des heures supplémentaires pour les mensuels. Cette situation conduit à des pertes de qualité du travail. Le bilan général d’une telle organisation du travail témoigne d’une affligeante inefficacité industrielle et sociale.

Au niveau de l’emploi, ces facteurs d’inefficacité se sont aggravés depuis quelques années suite à l’alourdissement des charges de travail dans l’industrie aérospatiale et des embauches en inadéquation avec les besoins. Dans le simple périmètre du GIFAS, pour un effectif actuel de 177 000 salariés, les embauches annuelles sont de 15 000 depuis trois années consécutives et ne sont pas à la hauteur des besoins compte tenu de la croissance des charges et de la pyramide des âges.

La CGT a évalué le besoin réel d’embauches à 150 000 dans les cinq ans pour véritablement relever le défi d’honorer les plans de charges dans les meilleurs délais, livrer des produits de qualité en travaillant dans de bonnes conditions de travail, assurer la transmission intergénérationnelle des savoir-faire, investir dans des temps de formation qualifiante et engager de nouveaux projets innovants, ce qui exige des équipes qualifiées et pérennes à tous les niveaux.

Une enquête parlementaire permettrait, là encore, de dresser un état des lieux, au sein de la filière, des conditions de travail et de l’emploi. Des orientations pourraient être ainsi définies dans un souci de répondre aux besoins du pays.

J’en viens aux programmes. Les choix d’Airbus Group de geler les programmes futurs, de supprimer 5 800 emplois au niveau européen et plus de 3 000 emplois de sous-traitance dans l’engineering en Midi-Pyrénées, de se séparer de sites et d’activités pour se concentrer sur l’objectif de 10 % de profitabilité annoncé par la direction, sont de véritables coups de poignards portés à l’encontre de la capacité industrielle de l’Europe à répondre aux besoins de demain mais également à participer au plein emploi, sachant qu’Airbus Group est l’élément déterminant de toute la filière aéronautique et spatiale en Europe.

C’est ainsi que l’on arrive à cette situation où, soucieux du retour sur investissement, le patron d’Airbus Group « ne partage pas la fascination des ingénieurs pour les grands éléphants blancs technologiques, préférant des projets moins innovants, moins risqués et moins coûteux » comme le relève le journal Les Echos. Avec ce type de raisonnement qui privilégie le court terme, le risque est grave de faire l’impasse sur l’exigence de répondre à temps aux nouveaux besoins en anticipant les grandes innovations et les ruptures technologiques.

Pourtant des programmes majeurs sont à lancer comme un avion régional 90 places, le remplacement de l’avion qui sert à transporter les pièces des Airbus, le Béluga, le lancement de l’A320 NSR, nouvelle génération d’A320 avec un saut technologique, un nouvel A380 EX, une plate-forme satellite télécom et bien d’autres programmes.

S’agissant du secteur spatial en Europe, nous devons faire face à deux enjeux, celui des lanceurs et celui des satellites. Le premier s’appuie sur deux lanceurs de fabrication européenne, ARIANE 5 et VEGA, mais il est nécessaire aujourd’hui de développer deux autres types de lanceurs : ARIANE 5 ME – gamme douze tonnes – et ARIANE 6 – gamme six tonnes. Les décisions gouvernementales de lancement des études ont été prises. Néanmoins, ces études devront suivre un long chemin où devront être arrêtés des choix technologiques importants susceptibles d’affecter l’avenir d’activités et de sites comme, en France, celui de Vernon, qui appartient au groupe SAFRAN, pour les moteurs propulsion liquide.

Concernant les satellites, nous vous alertons quant à la fragilisation de ce secteur par la réorganisation entreprise dans Airbus Group alors même que viennent d’être tracés, au sein de COSPACE, des axes de travail pour répondre aux besoins qui s’expriment dans le monde. Le dépeçage de la société italienne AVIO nous pose également question.

Compte tenu de l’implication de plusieurs pays et des financements publics, les États ont un rôle essentiel à jouer dans le déroulement de ces programmes.

Bien évidemment la question des financements des programmes est majeure, compte tenu de leurs coûts. Le retard pris par la filière française de l’automobile à investir dans les concepts de véhicules hybrides et électriques est révélateur des dangers de ces choix opérés sous l’emprise des exigences prioritaires de retour financier.

La recherche et le développement correspondent en 2012, selon le GIFAS, à 13,9 % du chiffre d’affaires dont 60 % est autofinancé. Les grands donneurs d’ordres de la filière, pilotes des grands programmes, ne ménagent pas leurs efforts dans la chasse aux fonds publics tels que le crédit impôt recherche, le crédit impôt compétitivité emploi, ou les fonds régionaux.

Un examen approfondi de l’utilisation de ces fonds publics est nécessaire afin qu’ils servent efficacement au développement industriel en France au travers de véritables plans d’embauches en contrat CDI, plans de formation, amélioration des conditions de travail.

Voici quelques éléments où la requête d’une enquête parlementaire trouve toute sa justification aujourd’hui au regard de la dérive que prennent les orientations des grands donneurs d’ordres de la filière.

Il est également nécessaire de réfléchir à une politique de développement industriel qui réponde aux besoins sociaux mais permette également un développement maîtrisé des territoires, en dehors de toute mise en concurrence entre régions.

Pour toutes ces raisons, une enquête parlementaire serait un outil utile pour le pays. La définition d’une politique industrielle de l’aéronautique et du spatial pour notre pays est une demande récurrente des syndicats. Elle permettrait de définir un cap commun avec des pouvoirs publics en fixant des objectifs industriels, sociaux, d’emploi, de formation et de développement des territoires répondant aux besoins de la nation.

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