Intervention de Gilles Briatta

Réunion du 20 mai 2014 à 17h15
Commission des affaires européennes

Gilles Briatta, secrétaire général adjoint à la Société Générale, représentant la Fédération bancaire française, FBF :

Que ce sujet controversé soit complexe, voilà bien le seul point sur lequel tous s'accordent à ce jour ! Le communiqué des dix ministres des finances du 6 mai dernier en atteste, puisque, tout en réaffirmant l' engagement de faire aboutir ce projet – ce qui déplaît aux banques, car aucune entreprise n'aime être taxée –, il fait état de problèmes complexes « clairement mis en évidence ». Cette honnêteté honore les auteurs de cet aveu mais, comme Mme Waysand l'a rappelé, les discussions ne peuvent être que difficiles.

La complexité tient à une certaine confusion sur les objectifs mêmes de la taxe – dont certains sont contradictoires –, au fait que cette taxe dite européenne ne touchera pas Londres, premier centre financier du continent et deuxième du monde – et même premier pour les transactions en euros –, et aux difficultés particulières que posent les produits dérivés.

Les objectifs assignés à la taxe se révèlent passablement divers : punir les banques, augmenter la contribution du secteur financier, récolter d'importantes ressources, diminuer le volume des produits dérivés… Mme Waysand a repris l'expression de James Tobin parlant de « sable dans les rouages », mais l'exposé des motifs de la proposition de la Commission fait plutôt penser à de très gros graviers, puisque l'objectif serait de faire diminuer le volume des dérivés dans une proportion comprise entre 70 et 90 % ! Or si les dérivés disparaissent des pays où la taxe aura été instaurée, celle-ci ne produira plus de recettes. Le projet de la Commission a un caractère magique dans la mesure où il vise à obtenir un rendement élevé d'une base fiscale qu'il détruit ! On ne peut ainsi miser sur les deux tableaux.

Il est certain en effet que la taxe peut très facilement tuer les transactions. L'expérience suédoise de la fin des années 1980 en apporte la preuve : la taxe instaurée dans ce pays, assise sur les actions, les obligations et tous les produits assimilés aux obligations, a engendré une baisse du volume des transactions de 90 %, d'où, au début des années 1990, une forte contraction des recettes fiscales. La Suède a donc mis un terme à ce dispositif en 1991 et ne participe évidemment pas à l'actuelle coopération renforcée.

En deuxième lieu, taxer les transactions financières en Europe sans participation du Royaume-Uni revient à édicter une norme sur les grandes berlines de luxe qui ne s'appliquerait pas à l'Allemagne ! La Commission a certes prévu des dispositions, que M. Bergmann a expliquées, pour prévenir les délocalisations de l'activité des produits dérivés mais il reste que, contrairement à ce qu'affirme l'excellente note de présentation de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, l'arrêt de la Cour de justice de l'Union n'écarte pas tout risque de contentieux quant au fond du projet : il se borne à ne pas donner suite au recours britannique contre l'autorisation d'engager une coopération renforcée, l'objet de celle-ci n'étant pas encore arrêté de sorte qu'on ne peut dire qu'elle viole le Traité. Le Royaume-Uni pourra toujours attaquer les dispositions contre les délocalisations en s'appuyant sur l'avis du service juridique du Conseil de l'Union, en date du 6 septembre 2013, dont la conclusion pose l'incompatibilité du projet avec l'article 327 du traité, car le mécanisme imaginé par la Commission violerait les droits des États non participants. Cet avis rappelle qu'une coopération renforcée ne peut pas imposer ses effets aux États membres qui n'en sont pas parties, et qu'il serait donc illégal de taxer les activités de produits dérivés délocalisées à Londres. Au cours de ma carrière dans les institutions européennes, j'ai pu éprouver la fiabilité des avis de ce service juridique. Les ministres des finances assurent d'ailleurs dans leur communiqué qu'il convient de tenir compte des préoccupations exprimées par les États membres ne participant pas à la coopération renforcée. L'alternative est donc entre accepter une délocalisation massive à Londres et essayer de la contrer en prenant des mesures illégales. Or, si la Cour de justice déclarait la taxe contraire au Traité quelques années après son entrée en vigueur, les États devraient rembourser l'intégralité du produit collecté. Et il est certain que cette taxe sera attaquée devant la Cour, l'avis du service juridique du Conseil servant de guide aux requérants ! Voilà pourquoi un tel projet réalisé sans le Royaume-Uni se trouve fragilisé.

Comme M. Trannoy et Mme Waysand l'ont rappelé, les dérivés possèdent une utilité économique et il ne peut donc être question de les taxer tous. Mais je suis particulièrement inquiet à l'idée que les dérivés actions puissent l'être : la moitié sont français. Il s'agit en effet du seul produit financier pour lequel notre pays domine le marché mondial, devant les États-Unis. Nos banques l'ont créé pour couvrir les institutions financières – assurances, fonds de pension – possédant un fort stock d'actions et souhaitant s'assurer contre les turbulences des marchés d'actions que l'on connaît depuis les années 1980. À la Société générale, 2 500 personnes travaillent à Paris sur ce produit, et il serait donc préférable de ne pas le taxer. En revanche, si j'étais négociateur d'un autre pays participant à la coopération renforcée, je recommanderais d'imposer ce produit que mes banques ne proposent pas ! La taxation des dérivés actions ne laisserait alors plus que les Américains sur ce marché. Je sais que tel n'est pas le dessein du Gouvernement, mais le risque existe réellement.

Veillons à ne pas « vendre » des ressources financières qui n'existent pas encore et tirons les leçons de l'expérience suédoise, mais aussi de l'expérience italienne : dans ce pays, une taxe limitée aux dérivés actions et de surcroît plafonnée pour éviter l'effet d'éviction a entraîné une baisse de 75 % du volume des transactions, au grand dam d'ailleurs des banques françaises. Attention donc au choix des dérivés à taxer et gardons-nous aussi bien des risques de délocalisation que de mesures anti-contournement manifestement illégales.

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