Intervention de Matthias Fekl

Séance en hémicycle du 3 juin 2014 à 15h00
Suspension des poursuites engagées par le parquet de paris contre m. henri guaino — Discussion d'une proposition de résolution

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMatthias Fekl, rapporteur de la commission chargée de l’application de l’article 26 de la constitution :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre de la proposition de résolution déposée par M. Guaino visant à suspendre les poursuites judiciaires engagées par le parquet de Paris à son encontre pour outrage à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.

Les faits ont été exposés dans la proposition de résolution de M. Guaino : à la suite de la décision prise par des magistrats de mettre en examen M. Nicolas Sarkozy du chef d’abus de faiblesse, M. Guaino s’est exprimé dans des termes très vifs à la fois contre la décision elle-même et contre le juge à l’origine de la décision. Il est donc poursuivi pour outrage à magistrat et discrédit porté sur un acte ou une décision de justice.

M. Guaino invoque l’article 26 de la Constitution, complété par l’article 80 du règlement de l’Assemblée nationale. La commission en charge de l’examen de la résolution, que j’ai l’honneur de présider, s’est réunie mercredi dernier. Elle m’a désigné comme rapporteur, la présidence de la réunion ayant par la suite été assurée par Mme Capdevielle, que je remercie, ainsi que tous les membres de la commission, pour la qualité de nos débats.

Selon des modalités arrêtées par son bureau, la commission a procédé à l’audition de M. Guaino. Après un débat, elle s’est prononcée par un vote à main levée sur la proposition de résolution. Suivant en cela ma proposition, la commission a majoritairement décidé de rejeter la proposition de résolution. Il me revient aujourd’hui de vous présenter le rapport et de retracer devant vous le raisonnement qui a conduit à ces conclusions.

Pour fonder sa proposition de résolution, Henri Guaino invoque deux principes fondamentaux de notre droit : l’irresponsabilité et l’inviolabilité parlementaire. Ces principes sont au coeur de notre État de droit. Ils forment le socle de toute démocratie parlementaire et de tout système représentatif.

Le principe d’inviolabilité a été proclamé le 23 juin 1789, aux premières heures de la Révolution française, avant même la prise de la Bastille. C’est Mirabeau qui invite l’Assemblée nationale à assurer sa protection contre « la puissance des baïonnettes », et qui demande aux États généraux que la personne des députés soit déclarée inviolable.

À la même époque est consacré le principe de l’irresponsabilité pour les votes et les propos émis par un parlementaire, dans le cadre de son mandat et l’exercice de ses fonctions.

Il s’agit là de principes fondamentaux et supérieurs. Ils ont une histoire, douloureuse et glorieuse à la fois. Ils sont nés avec les démocraties, longtemps menacées par les violences de toute nature qui visaient les représentants de la nation. Ils sont indissociables de notre République, jadis menacée par l’anti-républicanisme d’une justice peu indépendante.

Mais les menaces d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs pour cela que les protections des parlementaires ont fait l’objet d’une modernisation très importante, avec la loi constitutionnelle du 4 août 1995.

En effet, les immunités parlementaires ont été revues dans un sens beaucoup plus restrictif. Les poursuites judiciaires peuvent désormais être engagées sans aucune intervention préalable du Parlement, sauf arrestations ou mesures privatives de liberté.

Ainsi que l’a écrit le regretté professeur Guy Carcassonne, « tout parlementaire doit [… ] désormais répondre de ses actes devant la justice, dans les mêmes conditions que les autres citoyens ». Il précise que « cette réforme a ramené les immunités à ce qu’elles doivent être : la protection du seul mandat, contre les seuls abus qui pourraient y porter atteinte ». Il ajoute, avec un brin de malice, que « pour promulguer la loi constitutionnelle qui a aboli un privilège suranné, la date du 4 août était donc bien choisie ».

Auparavant, en 1993, Philippe Séguin – dont nul ne conteste ici le sens de l’État ni la liberté de parole – avait d’ailleurs plaidé pour aller encore plus loin, puisqu’il suggérait alors de supprimer complètement la procédure de suspension des poursuites prévue par l’article 26 de la Constitution, invoqué aujourd’hui par M. Guaino.

Il y a donc incontestablement un avant et un après 1995 en matière d’immunités parlementaires. Avant 1995, elles étaient assez larges, voire générales. Depuis 1995, elles sont très strictes. Avant 1995, les demandes de suspension de poursuites étaient rares : dix cas sous la Troisième république, sept sous la Quatrième, trois sous la Cinquième – M. Guaino les rappelle également dans sa proposition de résolution.

Depuis 1995, cette procédure a eu tendance à disparaître totalement de notre paysage institutionnel, une seule application en ayant été faite depuis 1995 avant la demande que nous examinons à présent : elle a eu lieu en 1997 au Sénat, à l’initiative de M. Charasse. Il n’y a donc qu’un seul précédent, au Sénat et non à l’Assemblée nationale, depuis la réforme du droit parlementaire, en 1995.

Les principes sur lesquels reposent ces immunités ont un sens, qui ne doit pas être dévoyé. Il faut en respecter l’esprit et la lettre. Ils sont faits pour servir l’intérêt général, non l’intérêt particulier. Ils servent à protéger l’exercice des mandats parlementaires, non à soustraire les députés à la loi de la République. Ils doivent conserver leur force, non être affaiblis par des utilisations autres.

Il convient ici de bien cadrer les débats et de préciser la question qui est soumise à notre appréciation dans le cadre de la procédure de l’article 26 de la Constitution. Comme l’avait rappelé Philippe Séguin en 1980 dans son rapport sur la demande de suspension des poursuites à l’encontre de parlementaires ayant participé à des radios libres, « ce que les assemblées ne doivent pas faire, c’est "juger", c’est-à-dire porter un jugement sur les faits, les qualifier, se prononcer sur la culpabilité ».

Notre rôle n’est pas de juger, ni de préjuger de quoi que ce soit. Nous n’avons pas ici à juger M. Guaino, ni ses propos. Nous n’avons pas non plus à porter de jugement sur les procédures judiciaires, qu’il s’agisse de la procédure visant M. Guaino, objet de la présente proposition de résolution, ou de celle ayant visé M. Sarkozy, au sujet de laquelle il s’était exprimé. Faire cela reviendrait à nous substituer aux juges et à méconnaître la séparation des pouvoirs.

Notre rôle dans le cadre de cet examen n’est pas non plus de nous prononcer sur le fond. La liberté d’expression est assurément un droit fondamental que personne ne saurait prendre à la légère. Elle est protégée par notre droit, à commencer par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Son article 11 dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Elle est protégée aussi pour les parlementaires, afin de leur permettre de s’exprimer librement dans le cadre de leur mandat. La commission a été très attentive à cette question, et nous le serons aussi aujourd’hui, en séance publique.

Cependant, ce n’est pas à nous de trancher cette question dans le cas particulier de M. Guaino, ou de tout autre parlementaire. Le constituant et le législateur sont compétents pour fixer les principes et les inscrire dans les textes – M. Guaino, comme chacun d’entre nous, est parfaitement libre de prendre des initiatives pour réécrire des textes qu’il jugerait inadaptés ou mal fondés – pas pour juger dans des situations particulières.

Ce faisant, nous sortirions de notre rôle. Nous nous substituerions aux juges ; nous commettrions un abus de pouvoir ; nous ferions un immense retour en arrière dans l’histoire de notre pays, en revenant aux arrêts de règlement qui avaient cours sous l’Ancien Régime.

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