Intervention de Christiane Taubira

Séance en hémicycle du 3 juin 2014 à 15h00
Prévention de la récidive et individualisation des peines — Présentation

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, le projet de loi, que votre commission a déjà bien enrichi, est un texte de protection de la société, car au coeur du contrat social se trouve le devoir de protection du citoyen incombant à l’État. C’est ainsi que fut conçu le contrat social : pour sortir de l’état de nature et assurer sa sécurité, l’homme entre dans l’état social en concluant un pacte avec les autres.

C’est dans ce cadre que Cesare Beccaria, auteur du traité Des délits et des peines, a forgé sa doctrine des peines strictement nécessaires. Le fait que l’état social soit institué au service de l’intérêt général – le peuple est souverain et sa souveraineté est indivise – est désormais un principe constitutionnel qui se trouve à la base de toute pénalité dans un État de droit. L’État, la puissance publique, doit donc veiller à protéger chaque citoyen dans son intégrité physique et psychique, ainsi que dans ses biens. L’État doit aussi garantir chacun contre toute forme d’arbitraire. Il renforce sa légitimité de ce que, outre la sécurité, il apporte à chacun le droit à la sûreté en préservant les libertés publiques et les droits fondamentaux de l’ensemble des citoyens. C’est ainsi que l’entendaient les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais aussi le constituant de 1946 et celui de 1958, qui font référence à ce principe, et le Conseil constitutionnel qui, par une décision de 1971, l’a inclus dans le bloc de constitutionnalité.

Pour satisfaire l’attente légitime des Français en tenant compte de la dimension douloureuse des situations pénales, ce gouvernement a choisi, dès son arrivée aux responsabilités, de faire la promotion de réponses pénales efficaces, permettant de lutter de façon effective contre la récidive et d’éviter de nouvelles victimes. Nous avons choisi de fonder nos politiques publiques sur la connaissance la plus exacte possible des réalités et, pour cela, avons fait établir un bilan objectif des politiques et des mesures mises en oeuvre par le passé. Ainsi, en dehors de toute idéologie sécuritariste ou nihiliste, nous avons choisi de retenir les réponses pénales qui donnent des résultats, et nous l’avons fait dans un esprit de rigueur, en acceptant le débat contradictoire mais en nourrissant notre réflexion de l’observation et de l’analyse du réel.

Je veux rappeler quelques éléments de l’état des lieux sur lequel nous reviendrons forcément durant la discussion.

D’abord une inflation législative, connue de tous et s’accompagnant d’injonctions contradictoires : incarcérer de plus en plus et, dans le même temps, aménager de plus en plus. La population carcérale a augmenté de 35 % en dix ans, sans correspondance ni avec le taux d’évolution démographique, ni avec l’évolution des taux de délinquance. Le taux de condamnation en récidive légale est passé de 4,9 % en 2001 à 12,1 % en 2011. La politique du chiffre exerçait une pression sur la police et la gendarmerie. Le taux de sortie sèche s’élève à 80 % en moyenne et à 98 % pour les courtes peines, alors que, nous le savons, les sorties sèches sont le terreau de la récidive. Par ailleurs, les politiques mises en oeuvre n’étaient pas évaluées, ce à quoi nous avons remédié en commandant une étude portant sur 500 000 condamnés durant une dizaine d’années, consistant à mesurer le taux de récidive – 11 % – et le taux de réitération – 31 %. Enfin, des victimes ont été instrumentalisées, alors que les moyens mis à leur disposition n’ont cessé de décroître.

Nous avons choisi de mettre en place une conférence de consensus, acceptant par là même le risque d’avoir à constater un éventuel dissensus. Le comité d’organisation, que nous avons voulu diversifié, pluridisciplinaire, représentatif, a été composé d’universitaires français et étrangers, de magistrats, de personnels pénitentiaires, de représentants des forces de sécurité – commissaires divisionnaires, colonels de gendarmerie –, de représentants d’associations d’insertion et d’aide aux victimes, d’élus de la majorité et de l’opposition.

Les travaux du comité d’organisation, qui ont duré près de six mois, ont consisté à préparer ceux du jury de consensus en élaborant un état des savoirs sur le plan national et international, en recensant les expériences françaises et étrangères, en procédant à l’audition de 71 organisations syndicales et professionnelles, et en recueillant et en publiant plus de 120 contributions écrites. Le jury de consensus, qui a rassemblé 2 300 personnes, a fait valoir qu’il fallait sortir des schémas de pensée réducteurs. Sur les douze préconisations adoptées à l’unanimité par le jury, nous avons nous-mêmes ouvert trois cycles de consultations et avons pu bénéficier d’un matériau de très grande qualité, élaboré ou accumulé durant des années en France et à l’étranger.

L’État doit protection aux citoyens d’une façon générale et aux victimes en particulier. Les phénomènes de déviance étant inhérents à toute organisation sociale, on tromperait les gens de façon cynique en leur donnant à croire qu’il est possible de leur garantir une sécurité totale. Nous faisons et continuerons de faire tout ce qui est possible pour accompagner les victimes et pour éviter de nouvelles victimes – d’où ce projet de loi –, mais n’allons pas pour autant faire croire que puisse exister une société sans aucun acte de délinquance. C’est pourquoi nous oeuvrons avec détermination et respect, mais sans tapage ni instrumentalisation, à rétablir le lien social brisé par l’acte de délinquance. Nous le faisons en montrant aux victimes la solidarité du corps social tout entier, à travers l’action de l’État.

Cela passe aussi par la reconnaissance de la place de la victime dans le procès. Historiquement, le système pénal français s’est construit sans la victime et même contre la victime, puisque la transgression de la loi était plus importante que l’agression de l’individu. Tandis que, dans de nombreux pays anglo-saxons, la victime est aujourd’hui encore exclue du procès pénal, en France, elle a trouvé sa place dans le procès pénal à la faveur de quelques mesures substantielles. Avant même la loi du 8 juillet 1983 relative à la protection des victimes d’infractions, à laquelle il a donné son nom, Robert Badinter avait créé en 1982 le premier bureau d’accueil et d’aide aux victimes au ministère de la justice, et avait encouragé la constitution de réseaux d’associations d’aide aux victimes. Le 15 juin 2000, la loi Guigou est venue modifier l’article préliminaire du code de procédure pénale, de façon à ce que l’autorité judiciaire veille à l’information et à la garantie des droits des victimes tout au long du procès pénal.

Aujourd’hui, il nous faut aller plus loin et, au-delà de la réparation pécuniaire, travailler à la restauration sociale et psychique de la victime. Lorsque celle-ci est particulièrement vulnérable, la souffrance qui lui est infligée par un acte de délinquance peut se révéler cataclysmique et, au-delà des conséquences directes de l’acte infractionnel, altérer durablement la relation de la victime aux autres. Nous nous donnons les moyens budgétaires, institutionnels et opérationnels de cette ambition – mais j’y reviendrai.

Outre la protection des citoyens et des victimes, l’État a le devoir de veiller à la réinsertion durable des condamnés. C’est l’un des objets du projet pénal républicain. Par la sanction la mieux adaptée, par l’exécution des peines, nous devons veiller à ce que la réinsertion du condamné soit durable. En effet, la peine est prononcée pour une durée et finit par atteindre son terme : nous ne pouvons pas faire comme si cette peine était exclusivement éliminatoire ou expiatoire. Parmi les décisions pénales prononcées, 3 % seulement portent sur des crimes et 5 % sur des contraventions ; ni les unes ni les autres ne sont visées par le texte.

Le reste des décisions – plus de 90 % d’entre elles – provient des tribunaux correctionnels. La moitié de ces décisions correctionnelles concerne des délits routiers. Certaines de ces infractions sont graves, et elles sont et continueront d’être sanctionnées lourdement par les tribunaux. En revanche, pour ce qui est de la petite et moyenne délinquance – quand je dis « petite et moyenne », je fais référence à la gradation des faits et aux sanctions prévues par le code pénal, mais l’emploi de ces adjectifs n’est pas incompatible avec le fait que les conséquences de cette délinquance puissent être préjudiciables aux victimes, et parfois même avoir des effets redoutables –, nous mettons à la disposition des magistrats, en sus des outils dont ils disposent déjà, une réponse pénale calibrée afin de leur permettre de décider de prononcer éventuellement une contrainte pénale.

Penchons-nous un instant sur ce que nous enseigne le droit sur l’histoire des peines, de leur évolution et de leur exécution. Le code pénal de 1791 supprime les supplices, à l’exception de l’amputation du poing droit pour parricide, qui ne sera supprimée qu’en 1832, année où la peine des fers pour les condamnés aux travaux forcés sera abolie, et où les juridictions seront invitées par la loi à déroger aux peines minimales figurant dans le code – et qui s’y trouveront jusqu’à l’adoption du nouveau code pénal en 1994 – sur la base de la personnalité de l’accusé et des circonstances de l’infraction. En 1848, c’est la suppression de la peine de mort pour motif politique. En 1885 est créée la libération conditionnelle, et en 1891 le sursis simple.

En 1958 est instauré le sursis avec mise à l’épreuve. En 1981, c’est l’abolition de la peine de mort. L’année 1982 voit l’ouverture du premier bureau d’accueil et d’aide aux victimes au ministère de la justice, que j’ai déjà évoquée, et l’année 1983 la création du travail d’intérêt général – le TIG. En 1991 intervient une réforme importante de l’aide juridictionnelle visant à améliorer la défense des plus démunis. Enfin, c’est en 2000 que sont adoptées la loi de renforcement de la présomption d’innocence et la loi de renforcement de la protection des victimes.

Ainsi se constitue l’ordre pénal républicain. Bien sûr, je n’ignore rien des parenthèses venues s’intercaler dans cet ordre pénal républicain, dont elles ont rompu la cohérence. Je pense notamment à la loi dite « Sécurité et liberté » de février 1981, ou à la centaine de lois pénales ou de procédure pénale adoptées de 2002 à 2012. Mais la meilleure preuve qu’au regard du temps lent du droit, ces textes n’ont été que de regrettables parenthèses, c’est la loi pénitentiaire adoptée par l’ancienne majorité en 2009.

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