Intervention de Nathalie Appéré

Réunion du 7 novembre 2012 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNathalie Appéré, rapporteure :

…Il s'agissait, disais-je, d'une tentative de mettre en place un élu hybride, contre les territoires et pour réaliser des économies introuvables. Son mode d'élection institutionnaliserait à la fois le cumul des mandats et la tutelle entre collectivités et balaierait d'un trait dix années d'avancées de la parité, alors qu'il est nécessaire de renforcer la place et le rôle des femmes dans la démocratie territoriale.

En premier lieu, il n'est pas inutile de rappeler la genèse difficile de cet « élu hybride ».

Il a, tout d'abord, été l'objet de l'une des propositions du rapport du comité pour la réforme des collectivités locales présidé par M. Édouard Balladur en 2009. La traduction des conclusions du comité dans un ensemble de trois projets de loi s'est pourtant faite au prix d'une altération profonde de l'esprit et de la lettre de ces préconisations. Le conseiller territorial, qui devait être élu selon un mode de scrutin proportionnel et fléché, s'est retrouvé n'être qu'une version à peine retouchée du conseiller général.

Les auditions que j'ai menées ont été l'occasion de se rappeler que la création des conseillers territoriaux a été décidée sans véritable concertation avec les élus locaux. L'ensemble de la réforme a été même ressentie comme une entreprise de stigmatisation de ces élus, accusés d'être trop nombreux et trop coûteux, et décrits comme incapables de mener des politiques efficaces et cohérentes.

Le raisonnement économique est rapidement devenu le principal, voire le seul argument présenté par les défenseurs de la réforme : en remplaçant 4 118 conseillers généraux et 1 808 conseillers régionaux par 3 493 conseillers territoriaux, on allait économiser 40 millions d'euros par an ! Ce calcul à l'emporte-pièce n'a cependant pas résisté à l'avalanche des autres dépenses nouvelles à prévoir : les frais de transport d'un nombre important d'élus, les défraiements promis aux suppléants, les rémunérations des collaborateurs et la reconstruction des hémicycles régionaux, nécessaire à la réunion d'assemblées pléthoriques.

La création des conseillers territoriaux se solderait donc par une augmentation nette des charges de fonctionnement des conseils généraux et régionaux. Cela montre l'absurdité d'un raisonnement voulant faire des élus locaux un « coût », et non un avantage pour mener des politiques réellement décentralisées, alors que les indemnités et autres frais en relation ne représentent que 0,19 % du budget des départements et 0,20 % de celui des régions.

Tout cela explique que ce projet de loi de réforme des collectivités territoriales ait été discuté dans un climat particulièrement houleux, aggravé par l'attitude et par les revirements du Gouvernement de l'époque, avant qu'il ne soit finalement adopté au forceps.

Alors que le Gouvernement avait déposé un second projet de loi relatif au régime électoral des conseillers territoriaux – prévoyant un scrutin mixte –, il a finalement déposé des amendements visant à appliquer à ces nouveaux élus le régime électoral du conseiller général, avec un seuil d'accès au second tour remonté à 12,5 % des inscrits. Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que le Sénat ait, en seconde lecture, supprimé les dispositions du texte relatives aux conseillers territoriaux puisqu'elles revenaient sur les engagements pris devant lui par le Gouvernement.

Au total, les dispositions disparates de la loi ne constituent qu'une ébauche très mal taillée de ce qui devait être un élément-clé d'une réforme de l'organisation de deux niveaux de collectivités territoriales.

On rappellera aussi qu'il n'a pas fallu moins de trois projets de loi successifs pour que le fameux tableau de répartition des conseillers territoriaux par région et par département respecte enfin la procédure constitutionnelle et le principe de l'égalité devant le suffrage.

En second lieu, le conseiller territorial procède d'un mode d'élection qui revient à institutionnaliser le cumul des mandats et la tutelle entre collectivités.

Étant amené à devoir cumuler deux mandats en un, le conseiller territorial n'aurait pu, par définition, assurer une présence effective auprès de ses mandants. Il suffit pour cela d'imaginer combien d'allers-retours incessants il aurait été contraint d'accomplir entre son canton d'élection, le chef-lieu de département et le chef-lieu de la région.

Alors que le cumul des mandats a montré ses limites et devrait prochainement appartenir au passé, conformément aux engagements du président de la République, le conseiller territorial l'institutionnalise en faisant d'un seul élu le détenteur de deux responsabilités.

La création des conseillers territoriaux a également pour corollaire l'inflation des effectifs des conseils régionaux et la diminution de ceux des conseils généraux. Le tableau de répartition prévoit la mise en place d'assemblées régionales pléthoriques, dépassant 200 membres dans cinq régions, et même 300 en Île-de-France. On peut donc craindre que la majorité des décisions ne soient prises par le bureau, l'assemblée plénière ne faisant ensuite que les avaliser. Le comité Balladur avait du reste reconnu ce risque, et proposé que seuls les premiers élus départementaux « fléchés » composent le conseil régional.

Ensuite, sur le fond, le rapprochement institutionnel entre département et région est en soi critiquable.

Les élus auditionnés ont montré qu'il existait dans les faits de réelles synergies entre l'Union européenne, l'État et les régions, en charge de la stratégie de développement et des investissements structurants ; qu'il en était de même entre les départements, les ensembles intercommunaux et les communes, en charge de la vie quotidienne, du lien social et des équipements de proximité. En revanche, entre ces deux échelons, l'existence de telles synergies étaient moins avérée.

Au vu du caractère artificiel du « couple » département-région et du manque de complémentarité entre l'action de ces deux niveaux de collectivités, la création des conseillers territoriaux est susceptible de mener à la dissolution d'un échelon au profit de l'autre et, en pratique, d'entraîner une tutelle d'une collectivité sur une autre.

En effet, la création des conseillers territoriaux porte en germe deux risques opposés mais réels : selon toute vraisemblance, elle se traduira par l'effacement des préoccupations départementales – au profit de la stratégie régionale – ou par une « cantonalisation » de la région qui ne serait plus qu'une fédération des départements ou, plus encore, des territoires cantonaux qui la composent. Dans un autre sens, l'examen de la répartition des conseillers territoriaux suffit à démontrer que, pour des raisons strictement arithmétiques, la création de ces élus impliquerait la mise en place d'une tutelle des départements les plus peuplés sur les autres.

Enfin, l'un des aspects les plus critiquables de l'institution du conseiller territorial est la régression démocratique que représente le choix d'un mode de scrutin balayant d'un coup dix années de progrès de la parité.

Le choix du scrutin majoritaire uninominal représente, en effet, une régression pour les régions, dans lesquelles la parité est en place depuis 2000. Grâce au scrutin proportionnel de liste, 48 % des conseillers régionaux sont aujourd'hui des conseillères régionales. Au contraire, 13,8 % seulement des élus aux élections cantonales de 2011 étaient des femmes. Les assemblées départementales sont bien les mauvaises élèves de la parité ; songez que dans trois départements – la Haute-Corse, les Deux-Sèvres et le Tarn-et-Garonne – le conseil général ne comprend aucune femme !

L'instauration, à partir de 2007, d'un suppléant obligatoirement de sexe opposé au candidat titulaire aux élections cantonales, n'a pas fondamentalement modifié les moeurs politiques.

Le scrutin choisi pour l'élection du conseiller territorial a montré ses limites à la fois pour le respect de la parité et du pluralisme ; cependant, le retour au statu quo ante, qu'organise la présente proposition de loi, ne résout pas tous les problèmes.

Pour les conseils généraux, le texte remet en vigueur le scrutin majoritaire à deux tours dans le cadre des cantons. Ce mode de scrutin présente plusieurs difficultés qui le rendent impropre à une véritable représentation démocratique : il ne garantit pas une représentation équitable des hommes et des femmes, non plus que des différentes sensibilités politiques ; par ailleurs, il n'est pas conforme au principe d'égalité du suffrage puisque la carte cantonale de certains départements repose encore largement sur le découpage réalisé en 1801 et 1802, ce qui se solde aujourd'hui par des écarts de population dans un rapport de 1 à 43,5 dans le Var et de 1 à plus de 20 dans dix-huit départements.

Votre rapporteure souhaite donc que le mode d'élection du conseiller départemental soit profondément revu afin qu'il respecte, comme l'a annoncé le président de la République devant les états généraux de la démocratie territoriale, un « ancrage territorial et en même temps [...] une exigence de parité ».

Il reste également à ouvrir un chantier sur la prise en compte des élections locales et des efforts en faveur de la parité dans l'attribution de l'aide publique aux partis politiques.

À la suite d'amendements d'origine parlementaire, la loi du 16 décembre 2010 avait prévu la prise en compte des élections locales dans la répartition de l'aide aux partis et groupements politiques – jusque-là uniquement distribuée en fonction des résultats des élections législatives –, ainsi qu'un mécanisme particulièrement pénalisant pour les partis qui ne respectaient pas l'objectif de parité des candidatures.

Si le Sénat a jugé que ce dispositif était largement « cosmétique » et ne méritait pas d'être sauvé, votre rapporteure juge que la prise en compte de la démocratie territoriale et de la nécessaire place à faire aux femmes dans celle-ci justifie de l'évaluer précisément, dans le cadre d'une « remise à plat » des systèmes électoraux, de leurs effets sur le financement public des partis et des pénalités. Un amendement en ce sens est en cours de rédaction et sera présenté ultérieurement.

Mes chers collègues, l'abrogation du conseiller territorial ne peut et ne doit être qu'un premier pas. Il convient, en effet, de remettre sur le métier la question des modes de scrutin – qui ne font pas tous leur place aux femmes et ne respectent pas toujours l'égalité devant le suffrage –, ainsi que celles des modes de gestion et de coopération, des compétences et des moyens nécessaires à l'ensemble des échelons d'administration locale. Ces sujets ont été utilement débattus lors des états généraux de la démocratie territoriale organisés localement, puis nationalement par le Sénat. Des attentes et des demandes se sont exprimées ; il importe désormais de les transformer en propositions dans le cadre d'un texte d'une tout autre ampleur que votre rapporteure appelle de ses voeux.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion