Nous sommes tous conscients de l'urgence, monsieur Goujon. Les interrogations que nous formulons au sujet de la proposition de loi ne sont pas de diversion : ce sont des interrogations pragmatiques dictées par notre souci d'être efficaces le plus vite possible. Les éléments sur lesquels nous estimons devoir compléter notre arsenal législatif sont en cours de finalisation. Ils seront présentés en urgence au conseil des ministres et je souhaite qu'ils soient débattus au Parlement dans les meilleurs délais. Ainsi, nous pourrons mobiliser la totalité des outils législatifs dans notre lutte contre le terrorisme.
Comme beaucoup d'entre vous, je souhaite que l'adoption de ces dispositions fasse l'objet de la plus grande unité possible. Les démocraties ne s'arment pas face au terrorisme dans la division, dans la polémique et dans les antagonismes politiques classiques.
De nombreuses questions portent sur l'efficacité réelle des mesures de blocage de sites. Nous connaissons tous les limites techniques de tels dispositifs : dès que l'on bloque un site, un site miroir peut être immédiatement déployé. L'adversaire possède une grande vélocité et une grande capacité d'adaptation, qui justifie d'ailleurs que nous nous adaptions nous-mêmes en permanence : nous faisons face à une menace très différente de celles auxquelles nous avons été confrontés jusqu'à présent.
Cela étant, nous devons tout de même examiner le sujet. Nous avons en effet engagé, à la suite de la réunion qui s'est tenue à Bruxelles le 8 mai dernier avec mon homologue belge Joëlle Milquet, une action résolue au plan européen, et nous nous réunirons de nouveau demain avec nos collègues européens pour discuter des actions à mener à l'égard des fournisseurs d'accès à internet. Si l'Union européenne parvient, en liaison avec les États-Unis, à mener une démarche auprès des grands opérateurs pour les sensibiliser aux risques qui s'attachent à la diffusion d'images, de vidéos et d'éléments de propagande sur internet, notre action sera plus efficace que celle que nous avons menée jusqu'à présent et la question du blocage des sites se posera en d'autres termes. Des expertises et des analyses fines sont nécessaires. Nous en disposerons au moment de la présentation du projet de loi.
S'agissant du décret d'application de l'article 6 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, permettant le blocage des sites pédopornographiques, les travaux se poursuivent. L'Union européenne nous invite à mettre en oeuvre le dispositif mais le Conseil constitutionnel a exigé que les opérateurs bénéficient d'une compensation des coûts occasionnés par cette mise en oeuvre. Il convient dès lors de limiter strictement le champ de cette compensation afin d'éviter le risque de surcompensation.
Sur « le fait de consulter de façon habituelle » des sites faisant l'apologie du terrorisme, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État se sont en réalité déjà prononcés. Dans son avis sur le projet de loi renforçant la prévention et la répression du terrorisme, le second avait jugé inconstitutionnelle cette disposition sans précédent dans notre législation et sans équivalent dans les autres États membres de l'Union européenne. Si je souhaite que l'on prenne des précautions juridiques en la matière, ce n'est pas par pusillanimité ou par inconscience de l'importance de la question, c'est parce que je pense que nous devons être forts. Or, chaque fois que nous légiférons en prenant le risque de nous faire casser, nous nous affaiblissons dans le combat que nous menons. Je n'ai pas d'états d'âme quant à la nécessité d'atteindre le but : c'est au contraire parce que j'ai l'obsession de l'atteindre que je ne souhaite pas que nous nous exposions à voir nos dispositions législatives remises en cause par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d'État. Je propose donc que nous prenions le temps de travailler ensemble pour être sûrs que la cible sera atteinte.
Il est exact, monsieur Coronado, que nous disposons déjà d'outils nombreux pour lutter contre le terrorisme. Mais, en l'espèce, la menace est d'une autre nature. Nous sommes confrontés à des gens qui font muter en permanence leurs modalités d'action et de réaction. Sur certains sites internet, on explique même les méthodes de dissimulation permettant d'échapper à tous les dispositifs de contrôle. Face à cette menace mouvante, face à ces acteurs qui s'adaptent en permanence pour nous frapper, nous devons compléter et adapter nous aussi notre arsenal législatif. Par exemple, lorsqu'il existe un faisceau de présomptions laissant penser qu'une personne majeure pourrait rejoindre un théâtre d'opérations djihadiste, nous n'avons pas la possibilité juridique de nous opposer à son départ si elle ne fait pas l'objet d'un contrôle ou d'une procédure judiciaires. De même, l'intervention sous pseudonyme, qui améliore l'efficacité des patrouilles sur internet, doit être renforcée.
Bref, il ne s'agit pas de « jouer la montre » mais au contraire de présenter rapidement un texte offrant toutes les garanties juridiques et de l'alimenter par toutes les réflexions parlementaires.
Je voudrais conclure mon propos en évoquant une affaire qui provoque mon indignation.
Le combat dans lequel nous sommes engagés est difficile. Il exige vérité et rigueur intellectuelle de la part de tous ceux qui y prennent part, notamment les membres de l'exécutif. C'est ce qui me conduit à me présenter devant vous aujourd'hui. Les commissions parlementaires pourront m'entendre aussi souvent qu'elles le voudront lorsqu'elles auront besoin d'explications – en veillant, bien entendu, à ce que rien n'altère l'efficacité des actions engagées par nos services.
Mais cette responsabilité doit être partagée. Or, hier soir, le site du Nouvel Observateur a publié un article indiquant une « grave erreur » des services de renseignement dans la surveillance de Mehdi Nemmouche pouvait être à l'origine des crimes perpétrés à Bruxelles. L'article a été repris par d'autres sites d'information, notamment belges, et relayé sur Twitter.
Avant d'aller me recueillir cet après-midi, avec mon homologue belge, au musée juif de Bruxelles, je veux ici rétablir les faits. Dès sa sortie de prison, en décembre 2012, Mehdi Nemmouche a fait l'objet d'une « mise en attention Schengen » par la DGSI. Cette fiche donna d'ailleurs lieu à un signalement, le 18 mars 2014, par les autorités allemandes, qui indiquèrent l'arrivée de l'intéressé sur leur territoire en provenance de Bangkok. À notre connaissance, l'oncle de Mehdi Nemmouche, auquel l'article fait allusion, demeure à l'étranger et ne fait l'objet d'aucune incrimination en matière pénale ou de terrorisme.
Je veux donc rappeler chacun à ses responsabilités. Lorsque l'on met en cause, par des informations fausses et des amalgames, des services de renseignement qui font leur travail, on porte atteinte à l'image de notre pays et au combat qu'il mène.
Je suis très attaché à la liberté de la presse. Je rendrai compte à la presse du fonctionnement de mon ministère aussi souvent qu'elle le voudra. Mais je n'accepterai jamais que l'on mette en cause par de telles contrevérités les agents et les services qui sont sous ma responsabilité, sans même prendre la peine de les appeler pour vérifier les informations. Cela est de nature à nuire aux intérêts de notre pays. Liberté et responsabilité sont étroitement liées, et toute personne qui écrit ou qui porte une parole pouvant être diffusée dans l'espace public a aussi une responsabilité.
Ces éléments me paraissent suffisamment graves pour que je fasse cette mise au point sévère devant votre Commission.