Intervention de Gilles Lurton

Réunion du 4 juin 2014 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Lurton, rapporteur :

Cette proposition de loi résulte d'une collaboration fructueuse entre les groupes UMP et socialiste du Sénat sur un sujet de préoccupation commun, la prise en charge des enfants confiés par le juge au service de l'aide sociale à l'enfance (ASE).

Comme vous le savez sans doute, notre dispositif de protection de l'enfance repose sur une compétence partagée entre, d'une part, le département, chargé, via le service de l'ASE, d'apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique aux enfants et aux familles confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité ou la moralité de ces enfants ou de compromettre gravement leur éducation et leur développement, et, d'autre part, l'autorité judiciaire, chargée d'ordonner des mesures d'assistance éducative pour les parents qui ne peuvent ou ne souhaitent pas bénéficier de l'intervention sociale, et qui sont momentanément défaillants pour remplir leurs devoirs éducatifs.

Les mesures judiciaires ne sont donc en principe mises en oeuvre que de manière supplétive, en cas d'échec des mesures administratives ou si les parents refusent de coopérer. Ce principe a été réaffirmé par la loi du 5 mars 2007, qui a également rappelé le caractère obligatoire du financement par le département des mesures décidées par le juge, en sus de celles relevant de sa compétence propre. Ainsi, en 2011, la dépense directe consacrée à l'ASE a représenté une charge nette de 6,7 milliards d'euros pour les conseils généraux, ce qui en fait leur principal poste de dépenses d'action sociale.

C'est dans ce contexte budgétaire difficile pour les départements, qui doivent de surcroît faire face, malheureusement, à un nombre croissant de placements, qu'ont été déposées deux propositions de loi au Sénat : la première, en juillet 2012, émanait du groupe UMP et avait comme premiers cosignataires M. Christophe Béchu et Mme Catherine Deroche ; la seconde, déposée au mois d'octobre de la même année, émanait du groupe socialiste et apparentés et avait pour auteur M. Yves Daudigny. Ces deux textes poursuivaient les mêmes objectifs : d'une part, renforcer le principe posé à l'article L. 521-2 du code de la sécurité sociale, aux termes duquel la part des allocations familiales correspondant à un enfant confié au service de l'ASE est versée, non plus à la famille, mais à ce service ; de l'autre, instaurer un principe identique s'agissant de l'allocation de rentrée scolaire (ARS).

Des initiatives similaires avaient été prises par d'autres parlementaires – dont Yves Bur à l'Assemblée nationale, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2011 –, mais elles avaient été rejetées.

La proposition que nous examinons est formellement issue du texte rédigé par M. Béchu et par Mme Deroche, mais a été modifiée en commission pour reprendre les dispositions de la proposition de loi de M. Daudigny. Alors que le juge peut aujourd'hui décider, soit d'office, soit sur saisine du président du conseil général, de maintenir à la famille le versement des allocations familiales lorsqu'un ou plusieurs enfants font l'objet d'un placement judiciaire, l'article 1er ne prévoit qu'un maintien partiel de la part des allocations relative à l'enfant placé ; il plafonne en outre à 35 % le montant total du versement au bénéfice de la famille à compter du quatrième mois suivant la décision de placement prise par le juge, de sorte que le service de l'ASE deviendrait alors le destinataire d'au moins 65 % de la part. Un rapport devrait en outre être produit par le service d'ASE pour éclairer la décision du juge.

S'agissant de l'ARS, l'article 2 introduit le principe d'un versement au service de l'ASE pour tout enfant placé dans le cadre d'une mesure judiciaire, sans que le juge soit appelé à intervenir.

Les dispositions de cette proposition de loi sont motivées par deux principes. Le premier est l'équité sociale : comment justifier le maintien des allocations familiales à des familles qui n'ont plus la charge effective de leurs enfants, alors que les autres familles pourvoient réellement aux besoins quotidiens des leurs grâce à ces mêmes allocations ? L'autre principe est la juste allocation des ressources : dans la mesure où l'ASE finance la prise en charge matérielle des enfants placés, il est logique que la part des allocations dont ces derniers sont censés bénéficier au sein de leur famille lui revienne.

Dans mon travail sur ce texte, j'ai tenu à fonder ma réflexion sur la prise en compte de l'intérêt supérieur de l'enfant, conformément aux termes de la Convention internationale des droits de l'enfant de 1989. C'est à la lumière de cette exigence mais aussi de nombreuses auditions préparatoires que j'ai analysé la mise en oeuvre concrète des dispositions proposées par le Sénat.

La Convention internationale des droits de l'enfant rappelle que la famille reste le cadre idéal pour favoriser l'épanouissement de l'enfant, et pose que les éventuels placements ont vocation à être provisoires. Quand cela est possible, comme cela semble l'être dans l'immense majorité des cas, les mesures de protection de l'enfance doivent donc contribuer à favoriser le retour de l'enfant au foyer. L'article L. 521-2 du code de la sécurité sociale dispose, quant à lui, que les allocations familiales sont versées à celui qui a la charge « effective et permanente » de l'enfant. Si les services de l'ASE assument une telle charge pour les enfants placés, celle-ci ne saurait être considérée comme permanente que dans une minorité de cas. Selon la Caisse nationale d'allocations familiales, la CNAF, dans 5 % seulement des placements, il n'existe plus de lien affectif ou matériel entre les parents et l'enfant. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, aux termes du même article L. 521-2, le juge peut maintenir le versement des allocations familiales à la famille « lorsque celle-ci participe à la prise en charge morale ou matérielle de l'enfant ou en vue de faciliter le retour de l'enfant dans son foyer ». Toujours d'après les données de la CNAF, le versement des allocations à la famille serait ainsi maintenu dans 56 % des cas.

En revanche, comme l'ont souligné en audition les représentants de l'Union nationale des associations familiales (UNAF), mais aussi la présidente de l'Association nationale des magistrats de l'enfance et de la famille, la déléguée interministérielle à la famille ou encore la Défenseure des enfants, le maintien du versement des allocations familiales est rarement assorti d'un contrôle de leur utilisation ; or ce maintien constitue, d'après la Défenseure des droits, un instrument de négociation entre le juge des enfants et la famille dans la mise en oeuvre des exigences que le premier peut formuler en vue de la création ou du rétablissement d'un environnement familial propice au retour de l'enfant dans son foyer.

Les cas de violence ou de maltraitance volontaires mis à part, bien entendu, l'intérêt de l'enfant exige donc à mes yeux de ne pas obérer la possibilité d'un retour, ou tout simplement d'un maintien du lien familial grâce par exemple à un accueil le week-end ou pendant les vacances scolaires, ce qui pourrait être le cas si l'on supprimait des ressources parfois indispensables au maintien du logement ou à l'entretien général du foyer. Aussi le Sénat a-t-il prévu, lors de l'examen en séance, une période d'observation de trois mois au bénéfice de la famille ; la pertinence de cette disposition est toutefois amoindrie par celles qui suppriment toute possibilité de maintien intégral des allocations à la famille, que ce soit avant ou après ladite période.

Ces dispositions sont de surcroît sources de fortes incertitudes pour les caisses d'allocations familiales, qui nous ont alertés sur les problèmes que poserait le calcul d'un taux susceptible de varier d'un cas à l'autre durant les trois premiers mois : le nombre d'indus risque d'être très élevé et, compte tenu du contexte, les récupérer ne serait pas chose simple.

Il m'apparaît donc difficile d'adopter tel quel le texte qui nous vient du Sénat. Si un rééquilibrage de la répartition des allocations familiales en faveur des services de l'ASE et un meilleur contrôle de l'utilisation de ces allocations, lorsqu'elles sont maintenues au profit de la famille, paraissent nécessaires, il n'est pas moins nécessaire que le dispositif soit opérationnel et ne se révèle pas, par sa complexité, plus coûteux et moins efficient que le dispositif actuel. Aussi vous proposerai-je un certain nombre d'amendements inspirés par les auditions que j'ai menées, afin de trouver une voie de compromis.

S'agissant des allocations familiales, il me paraît intéressant de conserver, d'une part, l'idée d'une première période dite d'« observation » et, d'autre part, le principe d'une répartition ultérieure de la part des allocations familiales dues pour l'enfant entre la famille et le service de l'ASE, en fonction du comportement de la famille pendant cette période d'observation.

Je propose en revanche de fixer celle-ci à six mois, de façon que sa fin coïncide avec une audience programmée par le juge. En effet, les mesures de placement, en règle générale, sont provisoires et revues au bout de six mois et la magistrate que nous avons auditionnée estime peu raisonnable l'ajout d'une deuxième audience au bout de trois mois.

Je propose également de permettre le maintien total ou la suppression complète des allocations familiales à la famille pendant cette période, et de prévoir un réexamen de la situation à son terme avec la possibilité pour le juge, outre de maintenir ou de supprimer les allocations, de les répartir entre la famille et le service de l'ASE, sur la base d'un taux fixe - qui serait de 35 % pour la famille et de 65 % pour l'ASE si l'on en reste à la proposition du Sénat, mais qui pourrait se faire à parts égales si vous le jugez préférable. Je précise que plusieurs personnes auditionnées – dont la Défenseure des enfants –, très opposées à une réduction automatique de la part des allocations familiales susceptible d'être maintenue à la famille, se sont en revanche félicitées d'une telle possibilité offerte au juge.

Pour ce qui est de l'ARS, visée à l'article 2, il me paraît plus cohérent de revenir à l'esprit du texte initial de M. Béchu et Mme Deroche, qui renvoyait, comme pour les allocations familiales, à une décision du juge. L'automaticité d'un versement à l'ASE ne paraît pas plus justifiable dans ce cas que dans celui des allocations familiales, dans la mesure où elle ne permet pas de tenir compte de l'implication de la famille dans le maintien d'un lien avec l'enfant et dans la préparation de la rentrée scolaire. Il est donc proposé d'appliquer à l'ARS un dispositif similaire à celui prévu pour les allocations familiales.

En conclusion, je rappelle que le présent texte a été adopté à la quasi-unanimité au Sénat, avec 329 voix pour, dont 123 du groupe socialiste, et seulement 16 voix contre. Ces chiffres témoignent d'un constat partagé quant à la nécessité d'améliorer la prise en charge des enfants placés auprès des services de l'ASE et de garantir une utilisation efficiente des fonds censés pourvoir à leurs besoins, tout en trouvant une solution équilibrée à une situation qui, aujourd'hui, ne l'est pas. Je pense néanmoins que nous pouvons améliorer le texte en adoptant les amendements que je vous propose ; aussi j'espère que l'esprit constructif qui a prévalu jusqu'à présent permettra d'aboutir, dans notre assemblée, à un consensus entre la majorité et l'opposition.

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