Intervention de Marie-Françoise Clergeau

Réunion du 4 juin 2014 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarie-Françoise Clergeau :

Je veux d'abord saluer la qualité du travail de Gilles Lurton, tant lors des auditions qu'il a menées qu'à travers ses amendements pour améliorer la proposition de loi afin de mieux servir l'intérêt de l'enfant. Toutefois, je propose le rejet de ce texte : au mieux, il est inutile ; au pire, il fragilise le lien entre les enfants placés et leur famille.

Sur la forme, les sénateurs se sont prononcés en l'absence de données fiables autres que celles extrapolées à partir de leur propre département, imaginant ainsi des montants d'économies pour les services de l'ASE, qu'ils président souvent, sans aucune consolidation nationale. D'autre part, il a été dit que les juges maintenaient systématiquement le versement des allocations aux familles alors que les chiffres recueillis lors des auditions révèlent que, sur les 50 000 d'entre elles dont un enfant est placé, 28 000, soit 57 %, continuent à percevoir les allocations familiales, qui sont donc versées directement à l'ASE dans 43 % des cas. On est donc loin de la généralité alléguée et force est de constater que les juges font en réalité leur travail d'expertise et d'appréciation.

Pour ce qui est du fond, sur l'article 1er relatif aux allocations familiales, les sénateurs se sont prévalus du « bon sens » ; mais le bon sens plaide pour une prise en compte des situations particulières, non pour des décisions automatiques et formatées. En l'espèce, c'est bien au juge qu'il revient d'examiner la situation de chaque famille afin d'individualiser sa décision de maintenir ou non les allocations familiales.

Le « bon sens », rappelle le Défenseur des droits dans son rapport de 2011 sur les droits de l'enfant, est d'« organiser l'implication et la participation effectives des parents » et d'« anticiper la fin du placement ». Les juges et les travailleurs sociaux comme la Défenseure des enfants ont souligné que les allocations familiales sont des outils de négociation avec les familles, des moyens de retisser le lien de l'enfant avec elles et de les responsabiliser.

Le bon sens exige de tout faire pour maintenir ce lien. L'exercice de l'autorité parentale, dans l'esprit même de la loi de 2007 sur la protection de l'enfance, suppose que les parents puissent participer à l'achat de vêtements, mais aussi contribuer aux dépenses de transport pour les visites pendant le placement, payer des activités partagées de loisirs ou encore la réorganisation matérielle de l'appartement en vue du retour – car, ne l'oublions pas, 95 % des enfants placés reviennent dans leur famille.

L'article 2 concerne l'ARS, versée sous conditions de ressources et en fonction du nombre d'enfants à charge : au vu de ces conditions, quel sens y aurait-il à la verser à une institution publique, en l'occurrence le département ? De plus, le versement complet à l'ASE serait injuste si le placement est de courte durée. En effet, une fois l'enfant revenu, la famille ne percevrait pas cette allocation alors qu'elle aurait à assumer des frais scolaires, qui ne sont pas tous engagés au premier jour de classe.

J'ajoute que cet article ne vise pas que les seuls enfants placés sur décision de justice, mais tous les enfants confiés à l'ASE, y compris donc ceux placés sur la demande de familles désireuses de maintenir un lien avec eux, et auxquelles on supprimerait l'ARS quand même.

Enfin, le placement d'un enfant imposerait-il un nouveau calcul du montant de l'ARS pour les autres enfants à charge, qui seraient donc un de moins ? Autrement dit, pour les fratries, les allocations devront-elles être recalculées en fonction du nombre d'enfants restant au foyer ?

Cette dernière remarque m'incite à appeler votre attention sur les difficultés de mise en oeuvre, car il est trop souvent reproché au législateur de prendre des décisions « hors sol ». La gestion d'une quotité d'allocations familiales serait source de multiples retards de paiement, d'indus et d'erreurs. La modification de cette quotité au bout de trois mois implique une transmission et un traitement des informations sans faille ni délai entre la justice et les caisses d'allocations familiales ; or la Cour des comptes a déjà refusé de certifier, en 2011, les comptes de la branche famille en raison d'un nombre trop élevé d'erreurs et d'indus, et ce en l'absence de fraude avérée.

De plus, les familles concernées sont en situation de précarité, voire de grande précarité, et dans de telles situations, il est difficile de récupérer les indus : pour rendre le dispositif gérable, il faudrait probablement ignorer les situations réelles, ce qui va à l'encontre du bon sens affiché. Mais le texte soulève quantité d'autres difficultés. Comment, par exemple, garantir que les recettes nouvelles perçues par les départements seraient bien consacrées aux seuls enfants auxquels sont destinées les aides ? L'ample réécriture proposée par le rapporteur est une dernière preuve de la mauvaise qualité du texte, dont elle n'entame malheureusement pas le principe.

Je vous propose donc de rejeter cette proposition de loi, d'abord parce qu'elle fragiliserait les familles en réduisant leurs moyens d'exercer l'autorité parentale. Ces familles, d'ailleurs, doivent aussi faire face à des charges fixes, comme le loyer, même avec un enfant en moins à leur charge. Il convient de réfléchir à des alternatives au placement, solution la plus coûteuse ; or ce travail ne pourra se faire que sur la base de l'évaluation, en cours, de la loi de 2007 par les inspections des ministères des affaires sociales et de la justice, évaluation dont nous aurons les premiers résultats cette année. Les enfants placés sur décision de justice étant souvent issus de familles, parfois monoparentales, très précaires, il y a un risque de vases communicants : ce qui serait supprimé du côté des allocations familiales serait demandé, de l'autre, aux centres communaux d'action sociale ou au revenu de solidarité active (RSA). Enfin, si la suppression des allocations familiales peut faire faire des économies, elle n'a jamais servi à faire prendre conscience aux parents de leurs responsabilités.

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