Ce rapport témoigne du travail important que nous avons fourni et je remercie tous ceux qui y ont pris part. Notre objectif était d'éclairer autant que possible le choix des décideurs, en particulier des parlementaires, dans la perspective de l'examen prochain du projet de loi sur la transition énergétique. De l'avis général et abstraction faite des positions de chacun sur le fond, cette commission d'enquête a contribué à éclaircir plusieurs questions.
Nous avons utilisé les chiffres présentés par la Cour des comptes dans le rapport qu'elle a établi à notre demande et que nous avons annexé au nôtre. Grâce à ce travail, certains coûts sont désormais bien établis, mais d'autres restent incertains, ce qui, de l'avis même de la Cour, nécessite de poursuivre l'analyse. D'autre part, certaines données évoquées au cours d'auditions à huis clos doivent demeurer confidentielles, soit pour des raisons de sécurité, soit en raison de leur enjeu commercial ; elles ne sont donc pas reprises dans le rapport, car il n'était évidemment pas question de mettre en danger les installations ni les entreprises de la filière, cotées en Bourse et engagées dans des négociations internationales.
Nous avons travaillé dans un délai d'autant plus contraint que les six mois dont dispose toute commission d'enquête pour mener à bien ses travaux ont été amputés dans notre cas de la période correspondant à la campagne des municipales. Nous avons néanmoins auditionné 75 personnes ou organisations et effectué trois déplacements sur le terrain – à Flamanville et La Hague, à Marcoule et Tricastin, enfin à Fessenheim – qui ont été fort utiles : il est bien plus éclairant d'observer soi-même les installations et de rencontrer les personnes concernées sur place que d'en discuter depuis Paris.
Je l'ai dit aux dirigeants d'EDF et d'AREVA : leurs équipes respectives ont apporté à nos travaux une contribution précieuse en nous fournissant les chiffres – même s'il n'a pas toujours été facile de tous les obtenir – et les informations nécessaires à une vision claire de la situation. Il convient de saluer cette coopération, même si elle est obligatoire dans le cadre d'une commission d'enquête.
J'en viens aux recommandations qui concluent le rapport.
Nous constatons en premier lieu que les coûts de la filière nucléaire augmentent, pour plusieurs raisons : l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a demandé que la sûreté soit renforcée à la suite de l'accident de Fukushima et à ces coûts et à ceux de la maintenance s'ajoutent ceux des nouvelles installations, à Flamanville comme à l'étranger. En effet, si l'on ne peut évaluer aujourd'hui le prix du mégawattheure qui sera produit à Flamanville, la Cour des comptes juge que le coût d'un EPR sera plus élevé que celui d'un réacteur de deuxième génération, même en tenant compte d'une durée d'exploitation de soixante ans.
Deuxièmement, nous soulignons la nécessité, souvent rappelée par l'ASN, de renforcer la robustesse de notre système électrique afin d'éviter des incidents génériques qui nous obligeraient un jour à choisir entre la sûreté nucléaire et l'approvisionnement électrique de notre pays. Le fait que 78 % de notre alimentation électrique provienne d'une même technologie et d'un parc très homogène nous rend vulnérables. Il convient par conséquent que soit respecté l'engagement de rééquilibrer notre mix électrique.
Troisièmement, nous constatons qu'il a fallu une commission d'enquête parlementaire pour que l'on s'attache enfin à déterminer clairement les coûts potentiels de la filière, les contraintes de sûreté et leurs conséquences sur les investissements à consentir, alors que ce travail devrait être mené sous l'égide de l'État. Nous souhaitons donc que celui-ci se dote d'outils de pilotage à cette fin. Pour autant que nous puissions le savoir, il semble que le projet de loi sur la transition énergétique aille dans ce sens en prévoyant l'installation de comités d'experts chargés de collecter les données utiles. Nous avons néanmoins tenu à souligner que, lorsqu'il s'agit d'évaluer le coût des investissements résultant des contraintes de sûreté définies par l'ASN, il faut non seulement donner la parole à l'exploitant, mais accorder un droit de regard aux services de l'État.
Quatrièmement, la transition énergétique suppose l'élaboration de modèles économiques (business models) robustes, à l'intention des entreprises concernées. Y concourt la diversification de la production entamée par les entreprises de la filière nucléaire, que ce soit EDF avec EDF Énergies nouvelles ou AREVA avec les appels d'offres concernant l'éolien offshore. L'État en tant qu'actionnaire ou stratège peut contribuer à ce que la transition énergétique s'appuie sur des acteurs industriels reconnus au niveau national ou européen, voire au niveau mondial, en particulier en envoyant les bons signaux-prix. Or la commission d'enquête constate avec bien d'autres observateurs que, de ce point de vue, le marché européen de l'électricité ne fonctionne pas de façon satisfaisante. Nous avons besoin d'un véritable prix du carbone, d'un marché de l'effacement, de capacités de stockage, etc.
La cinquième de nos recommandations est en faveur des électro-intensifs, sur le cas desquels nous avons été alertés à plusieurs reprises. Il y a un consensus entre nous sur la nécessité de les protéger, afin d'éviter que la hausse du prix de l'électricité ne les incite à s'expatrier. C'est d'ailleurs devant la commission d'enquête que la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a proposé de leur accorder une réduction de moitié du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (TURPE). Pour être pérennisée, cette mesure nécessite une disposition législative que nous appelons de nos voeux.
Notre sixième recommandation porte sur les questions de sûreté. Nous avons en France, en particulier grâce à l'indépendance de l'ASN et à l'existence des commissions locales d'information (CLI), un système de sûreté unique et reconnu même par les acteurs les moins favorables au nucléaire. Nous devons être d'autant plus à l'écoute de l'ASN lorsqu'elle demande des moyens supplémentaires – humains, financiers, juridiques – pour mener à bien un travail accru du fait du grand carénage et de la construction de l'EPR, et pour faire respecter ses recommandations par les exploitants.
En septième lieu, nous recommandons de « muscler » la maintenance, qui pose au sein des centrales des difficultés sur lesquelles EDF elle-même a alerté par la voix de son inspecteur général pour la sûreté nucléaire. Les savoir-faire se perdent, notamment à cause des départs à la retraite. Cette recommandation est d'autant plus importante à l'heure où de nombreux chantiers sont en préparation.
Notre huitième recommandation concerne la protection des travailleurs du nucléaire. En la matière, des progrès ont déjà été accomplis : les doses qu'ils reçoivent ont globalement baissé depuis une dizaine d'années. Nous soutenons toutes les mesures susceptibles d'améliorer encore la situation et d'harmoniser la protection des travailleurs quels que soient leur statut – salarié d'EDF ou sous-traitant – et le lieu où ils interviennent.
La neuvième recommandation porte sur les charges futures. Par cette expression que le président Brottes n'aime guère, car il estime qu'elles ont pour partie déjà donné lieu à des engagements, il faut en réalité entendre les charges qui incomberont à la filière y compris dans l'hypothèse d'une cessation de son activité : celles du démantèlement des installations et de la gestion des déchets radioactifs. Chacun en conviendra, c'est dès aujourd'hui qu'il faut sécuriser ces financements. Nous soutenons donc les recommandations de la Cour des comptes en ce sens, qu'elles concernent le taux d'actualisation ou la fin du système de dérogations. Nous recommandons, en outre, d'étudier une suggestion que plusieurs groupes politiques de notre Assemblée ont formulée dans des propositions de loi : le placement des provisions destinées à couvrir ces charges dans un fonds dédié auprès de la Caisse des dépôts. Cette proposition est donc versée au débat, notamment dans le cadre de la discussion sur le projet de loi de transition énergétique.
La dixième recommandation concerne le projet de centre industriel de stockage géologique, Cigéo. C'est finalement la Cour des comptes qui nous a renseignés sur son coût, dont nous n'avions pu obtenir aucune estimation de la part des représentants de l'ANDRA, malgré notre insistance. Entre les exploitants et l'ANDRA, l'évaluation varie du simple au double : de 14 à 28 milliards d'euros. Il y a donc là un élément d'incertitude alors que le Gouvernement doit annoncer un chiffre cet été. Actuellement, les entreprises se fondent sur l'estimation la plus basse pour constituer leurs provisions ; dès lors, on peut craindre un surcoût. Même si, comme la Cour des comptes l'a souligné, l'effet sur le prix du kilowattheure ne doit pas être massif, il convient de provisionner au bon niveau.
Nous nous sommes également intéressés à l'aval de la filière, en particulier dans le cadre de nos déplacements à La Hague et à Marcoule : retraitement, fabrication du MOX, quatrième génération de réacteurs. Sur ce dernier sujet, les positions diffèrent au sein de la filière elle-même quant à la sécurité et aux pistes à privilégier. C'est assez logique dans la mesure où on en est encore au stade de la recherche, mais le débat sur les coûts et bénéfices doit être le plus ouvert possible pour éclairer les Pouvoirs publics. Tôt ou tard, il nous faudra en demander une évaluation globale et impartiale, sans doute à la Cour des comptes, qui nous a dit ne pas pouvoir le faire dans le temps qui nous séparait de la fin de nos travaux.
En matière de démantèlement, objet de notre douzième recommandation, plusieurs opérations sont en cours, mais trop peu sont achevées pour que nous puissions évaluer correctement les coûts – le seul constat étant celui d'un dépassement général des devis. L'audit annoncé par le Gouvernement pourrait favoriser une juste estimation qui ne soit pas tributaire du seul point de vue des exploitants, en vue d'un provisionnement adéquat. Par ailleurs, les industriels nous l'ont clairement indiqué, le démantèlement est une source d'activité économique et d'emplois, en France et à l'étranger.
Au nom de la transparence et de la nécessité d'impliquer le public, notre treizième recommandation tend à assurer aux comités et commissions locales d'information ainsi qu'à leur association nationale les moyens prévus par les textes mais qui ne leur ont jamais été alloués, afin qu'ils puissent faire correctement leur travail dont tous reconnaissent l'utilité. Je le répète, nous sommes le seul pays au monde à posséder en matière d'activité nucléaire un tel dispositif de contrôle citoyen associant toutes les parties prenantes.
Dans notre quatorzième recommandation, nous soulignons qu'il est de la responsabilité des Pouvoirs publics d'accompagner la fermeture des installations nucléaires, quel que soit le moment où celle-ci aura lieu, en veillant à la sécurité de l'approvisionnement électrique, grâce au développement de la production locale ou au renforcement des réseaux, mais aussi à la reconversion industrielle et au maintien de l'activité et des services publics dans les territoires concernés.
La quinzième recommandation a trait aux questions d'assurance. Si un accident nucléaire majeur devrait se produire, les textes sont clairs : c'est l'État qui serait mis à contribution – en tout cas à titre principal, car bien que la Cour des comptes écrive que l'État assure gratuitement contre ce risque, une partie demeure tout de même à la charge des exploitants. Il faut pouvoir chiffrer le coût qui en résulte, en équivalent assurance, afin de pouvoir comparer les différentes filières sous ce rapport. Ce qui soulève un problème très concret, que formulait déjà la Cour des comptes dans sa première étude : doit-on provisionner par avance la somme nécessaire pour faire face à un accident, ou est-ce à ceux qui le subiront de payer ? La pollution due aux pétroliers est indemnisée par les Fonds internationaux d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL). Le fait qu'il n'en existe pas d'équivalent dans le domaine du nucléaire pose un problème éthique dans la mesure où ce sont les victimes futures qui paieront, plutôt que ceux dont la consommation d'électricité aura conduit à l'accident. Cette question de l'internalisation des coûts externes se pose d'ailleurs également à propos des dégâts du réchauffement climatique.
La seizième et dernière recommandation concerne la gestion de crise en cas d'accident nucléaire. En la matière, nos capacités d'anticipation se sont améliorées, notamment grâce aux travaux du Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle d'un accident nucléaire ou d'une situation d'urgence radiologique (CODIRPA). Ces avancées résultent notamment de la réaction de l'ASN à l'accident de Fukushima, ainsi que de celle de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), mobilisé du fait de la présence de citoyens français au Japon ou de l'importation de produits en provenance de ce pays. Toutefois, des progrès restent à faire : nous l'avons constaté à Fessenheim, les consignes à suivre en cas d'accident – faut-il se calfeutrer ou au contraire s'éloigner ? – ne sont pas harmonisées de part et d'autre de la frontière.