Intervention de Pierre-Alain Muet

Réunion du 11 juin 2014 à 10h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre-Alain Muet, rapporteur :

Lors de la présentation des travaux de la mission d'information sur l'optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international en juillet 2013, j'ai été amené à présenter devant vous vingt-deux propositions pour lutter efficacement contre la planification fiscale agressive des entreprises. En vertu de l'article 145-8 de notre Règlement, je reviens devant vous aujourd'hui pour faire un point d'étape sur la mise en oeuvre des conclusions de cette mission d'information. Ce rapport « de suite » est le premier de ce type présenté devant la commission des Finances.

Je vous rappelle que l'optimisation fiscale internationale consiste à utiliser les failles de certaines législations nationales pour s'affranchir de l'impôt sur les sociétés, comme le font certaines multinationales qui, même si elles donnent l'impression de respecter les lois des pays dans lesquels elles opèrent, contournent en fait leur esprit.

Je vais donc revenir sur les vingt-deux propositions du rapport d'information, en vous les présentant dans l'ordre du tableau qui vous a été remis et qui se trouve dans l'introduction du présent rapport. Je précise que ce rapport procède à un point d'étape près d'un an après la présentation des travaux de la précédente mission. Il ne s'agit ni d'un nouveau rapport sur l'optimisation fiscale, ni d'une étude juridique sur les conclusions qu'il conviendrait de tirer des décisions rendues par le Conseil constitutionnel, qui a censuré certaines des mesures adoptées par le Parlement dans la loi de finances pour 2014, mais d'un point de départ pour un éventuel nouveau débat sur ces questions.

S'agissant d'abord des mesures relevant du niveau national, onze propositions relevaient du domaine de la loi. Dix de ces recommandations « législatives » ont été adoptées par le Parlement dans le projet de loi de finances pour 2014, soit quatre mois après la publication du rapport. Sept des dix mesures législatives étaient d'origine parlementaire, les trois autres figurant dans le projet de loi de finances à l'initiative du Gouvernement. Cinq des dix mesures ont cependant été déclarées contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel, saisi de la loi de finances par l'opposition parlementaire.

La première proposition – l'élargissement de la définition de l'abus de droit (article 100 de la loi de finances pour 2014) – a été adoptée par le Parlement après un long débat, mais a été censurée par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a considéré que, compte tenu de la lourdeur des sanctions attachées à la qualification d'abus de droit, le fait de pouvoir mettre en cause un acte poursuivant un objectif « principalement » fiscal – et non plus « exclusivement » fiscal – laissait trop de pouvoir d'appréciation à l'administration. Je remarque toutefois que, dans le droit international, une évolution importante est proposée par l'OCDE, sous la forme de l'introduction dans les traités d'une clause de sauvegarde permettant d'exclure l'application de la convention fiscale dans le cas où l'un des motifs principaux de la transaction viserait à échapper à l'impôt. Mais il s'agit ici, naturellement, d'une évolution possible du droit international, et non du droit interne.

La deuxième proposition, concernant les prix de transfert, consistait à supprimer la condition de dépendance ou de contrôle lorsque les transactions s'effectuent avec des entreprises établies dans des États et territoires non coopératifs. Elle a été adoptée par le Parlement – article 106 du projet de loi de finances pour 2014 – mais cet article, qui incluait une autre disposition, a ensuite été entièrement invalidé par le Conseil constitutionnel. Il pourrait être utile de poursuivre la réflexion sur cette proposition.

La troisième proposition consistait à prévoir la mise à disposition de la comptabilité analytique et consolidée des entreprises soumises à l'obligation de documentation des prix de transfert. Elle a pris la forme d'un amendement à la loi de finances pour 2014, dont elle est devenue l'article 99, qui n'a toutefois été que partiellement validé par le Conseil constitutionnel. En effet, celui-ci en a exclu le mécanisme de sanction, jugé non conforme au principe de proportionnalité des peines, car la peine était exprimée en pourcentage du chiffre d'affaires.

La quatrième proposition avait pour objet de supprimer le caractère automatique de la suspension de l'établissement de l'impôt pendant la durée de la procédure amiable prévue par les procédures de contrôle des prix de transfert. Elle a été reprise à l'article 101 du projet de loi de finances pour 2014, qui a été validé par le Conseil constitutionnel.

La cinquième proposition visait à délier la pénalité pour manquement à l'obligation documentaire des prix de transfert de l'existence d'une rectification. Elle a été retenue par le Parlement au travers de l'article 97 de la loi de finances pour 2014, mais le Conseil constitutionnel l'a jugé contraire au principe de proportionnalité des peines car la peine était fonction, ici encore, du chiffre d'affaires.

La sixième proposition consistait, dans des situations à risque, notamment de « business restructuring », à faire peser sur le contribuable la charge de prouver le caractère normal des prix de transfert. Cette mesure a également été adoptée par le Parlement dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2014 (article 106), mais a été invalidée par le Conseil constitutionnel, car les définitions du transfert de fonctions et du transfert de risques n'étaient pas suffisamment précises.

La septième proposition avait pour objet d'aligner les conditions de déductibilité des charges logées dans des États à fiscalité privilégiée sur celles, plus exigeantes, des charges logées dans des États et territoires non coopératifs. Nous l'avons discutée au sein de notre Commission et elle n'a pas été adoptée, pour des raisons de compatibilité avec le droit communautaire.

La huitième proposition concernait les produits hybrides, qui sont l'un des supports de l'optimisation fiscale. Il s'agit de produits qui peuvent être exonérés d'impôt dans le pays d'origine et le pays de destination, et qui prennent souvent la forme d'intérêts déductibles dans le pays d'origine, puis remontant dans un autre pays sous la forme de dividendes au sein d'une société mère, où ils ne sont pas fiscalisés. La proposition, visant à éviter une double non-imposition de ces produits, a trouvé sa traduction dans l'article 22 de la loi de finances pour 2014, et ce sujet connaît des évolutions rapides au niveau international.

La neuvième proposition visait à empêcher une entreprise de tirer un bénéfice fiscal d'une différence de qualification juridique de son statut dans deux États différents – ce que l'on appelle des entreprises « hybrides ». Par exemple, Google échappe à toute imposition, y compris en Irlande, car la société possédant la marque est installée en Irlande mais réunit son conseil d'administration aux Bermudes, ce qui lui permet d'être considérée comme une société de droit bermudien et d'échapper ainsi aux impôts irlandais. Nous avons décidé, au travers de l'article 105 de la loi de finances pour 2014, de demander un rapport sur les avancées effectuées dans ce domaine – une réflexion est d'ailleurs en cours, à ce sujet, au sein de l'OCDE.

La dixième proposition tendait à rendre obligatoire la communication préalable à l'administration fiscale des schémas d'optimisation procurant un avantage fiscal substantiel, et à promouvoir parallèlement un recours plus fréquent à la procédure de rescrit. Elle a été adoptée par notre Assemblée (article 96 de la loi de finances pour 2014), mais invalidée par le Conseil constitutionnel, qui a considéré qu'elle portait atteinte aux principes d'intelligibilité de la loi et de liberté d'entreprendre.

Enfin, dernière mesure à avoir fait l'objet d'une traduction législative, la proposition n° 18 de la mission, visant à favoriser la transmission à l'administration fiscale française des rulings bénéficiant, dans d'autres États, à des entités françaises, a été satisfaite par l'article 98 de la loi de finances pour 2014, validé par le Conseil constitutionnel.

Je souhaite maintenant aborder les propositions de la mission dans le domaine international, étroitement liées aux travaux de l'OCDE, dont en particulier ceux conduits dans le cadre du rapport intitulé « Lutter contre l'érosion de la base d'imposition et du transfert des bénéfices » – ce que l'on appelle « BEPS » en anglais.

Dans la droite ligne de ce rapport, l'OCDE devrait proposer très prochainement sept mesures spécifiques. Ces propositions, qui sont actuellement en cours d'élaboration, devront faire l'objet d'un accord politique entre les pays membres, avant une adoption formelle à l'occasion du prochain sommet du G20 en septembre à Cairns, en Australie.

Ces sept mesures sont les suivantes :

– en premier lieu, un rapport sur l'économie numérique devrait être adopté. Il s'agit évidemment d'un sujet complexe, sur lequel la réflexion est en cours. Ce document ne fera naître aucune obligation juridique, mais permettra de formaliser et d'harmoniser les points de vue ;

– en deuxième lieu, l'OCDE devrait également s'atteler à la question des produits hybrides. Les discussions sont actuellement en bonne voie et l'Union européenne soutient cette démarche. La Commission a, d'ailleurs, proposé une révision de la directive « mère-fille » afin de faciliter l'intégration de mesures à venir ;

– par ailleurs, l'OCDE devrait proposer un encadrement drastique des régimes de « patent box », ces dispositifs fiscaux qui permettent une optimisation des revenus incorporels des entreprises. Ce mécanisme est très fortement utilisé dans le cadre de l'optimisation fiscale mise en oeuvre notamment par les entreprises du secteur numérique ;

– ensuite, pour lutter contre le « treaty shopping », l'OCDE devrait proposer une révision de son modèle de convention fiscale et suggérer l'intégration d'une clause de sauvegarde, permettant d'exclure l'application d'une convention fiscale dans le cas où l'un des motifs principaux de la transaction viserait à échapper à l'impôt ;

– cinquième mesure, afin de lutter contre la manipulation des prix de transfert, qui constitue le premier vecteur d'optimisation fiscale, l'OCDE envisage de renforcer le principe dit de « pleine concurrence », qui oblige les entreprises à déterminer leurs prix de transfert comme si elles valorisaient des échanges entre entreprises indépendantes ;

– en outre, l'OCDE souhaite proposer la mise en place d'une transmission de données pays par pays (« country by country reporting ») obligeant les entreprises à communiquer à l'administration fiscale un certain nombre d'éléments – chiffre d'affaires, actifs corporels, masse salariale, capitaux propres, impôts payés et différés. Il s'agit ici d'une avancée importante et on peut penser qu'à terme, nous pourrons aller plus loin encore en matière de communication des documents ;

– enfin, l'OCDE devrait proposer l'élaboration d'un rapport sur la faisabilité de mise en place d'une convention internationale globale sur le sujet qui – si elle était réalisable – permettrait de regrouper en un instrument juridique unique l'ensemble des mesures BEPS proposées.

Je voudrais aussi apporter des précisions pour les mesures qui relèvent de l'Union européenne.

L'Union européenne travaille toujours à la mise en oeuvre du projet de directive sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés – ACCIS – présentée le 16 mars 2011 par la Commission européenne. Ce projet de directive a pour objet, au-delà de l'harmonisation des bases avec une assiette commune, de répartir le pouvoir d'imposition entre les États, via une consolidation au niveau de l'Union européenne, en fonction de critères objectifs.

Sur une base optionnelle, la Commission européenne propose donc aux sociétés constituées en groupe au sein de l'Union européenne de choisir de se soumettre à une assiette commune et consolidée de l'impôt sur les sociétés, en substitution à l'assiette définie par application des règles nationales. Cela pourrait constituer une simplification importante.

La France, avec l'appui de l'Allemagne, soutient cette mise en oeuvre. Néanmoins les discussions techniques sont nécessairement longues, l'unanimité étant la règle en matière fiscale.

Les orientations données par le Conseil sont, pour l'heure, de parvenir à rassembler le plus grand nombre possible d'États autour d'un projet d'assiette commune. Le deuxième volet du projet de directive – celui portant sur la consolidation – semble être le point cristallisant le plus de doutes et de réticences. L'Italie, qui assumera la présidence du Conseil à partir du 1er juillet prochain, envisage une discussion au niveau des ministres. Dans notre rapport, nous avions proposé une coopération renforcée entre la France et l'Allemagne en ce qui concerne l'harmonisation des assiettes, en particulier pour l'impôt sur les sociétés, mais comme toujours en matière de coopérations renforcées, il s'agirait d'un processus long.

Les évolutions semblent donc positives, même si elles sont particulièrement lentes à produire des effets réels. Je tiens à souligner à nouveau que, dans le présent rapport, je n'ai pas fait de nouvelles propositions, mais seulement examiné la situation avant d'envisager d'éventuelles initiatives futures sous la forme d'amendements. À court terme, j'envisage de retravailler à la mise en oeuvre de la proposition n° 2.

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