Intervention de Julien Roitman

Réunion du 22 mai 2014 à 9h00
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

Julien Roitman, président d'Ingénieurs et scientifiques de FranceIESF :

Ingénieurs et scientifiques de France – IESF – est une fédération qui regroupe près de 180 associations d'ingénieurs et diplômés scientifiques – associations d'anciens élèves des écoles d'ingénieurs, vingt-cinq unions régionales, associations scientifiques, techniques et professionnelles, sociétés savantes. Elle représente la grande majorité des personnes exerçant la profession d'ingénieur. Je précise que nos associations scientifiques regroupent des chercheurs exerçant dans les domaines autres que la santé, la médecine et la pharmacie, eux-mêmes fort bien pourvus en organisations propres.

Selon nos estimations, la France compte plus d'un million d'ingénieurs, soit 4 % de la population active de notre pays : 800 000 sont diplômés des écoles d'ingénieurs et plus de 200 000 sont issus de l'université, au niveau du doctorat ou du master en sciences.

Deux cents écoles d'ingénieurs diplôment chaque année, en France, près de 35 000 ingénieurs. Ce chiffre a doublé en vingt ans, ce qui montre que la profession, sans faire de bruit, a su parfaitement s'adapter aux besoins. Ces écoles accueillent environ 6 000 élèves étrangers, dont près de la moitié retournent dans leur pays après avoir obtenu leur diplôme. Parmi les ingénieurs français nouvellement diplômés, 6 000 occupent leur premier emploi à l'international et un peu plus de 25 000 restent en France, ce qui correspond à peu près aux nouvelles offres d'emploi d'ingénieur sur le marché du travail. L'offre est donc égale à la demande.

Depuis vingt-cinq ans, nous effectuons chaque année une enquête sur la profession d'ingénieur, pour laquelle 50 000 questionnaires sont croisés avec les modèles de l'INSEE. Grâce à cette enquête, nous disposons d'une vision globale de la profession à la fois en pourcentages et en valeur absolue.

Les ingénieurs français qui travaillent à l'international sont un peu plus de 150 000, ce qui représente 15 % de l'effectif total. En 2005, cette proportion était de 13 % et elle augmente régulièrement. L'écrasante majorité, 60 %, exerce en Europe, dont 45 % dans les pays limitrophes – Allemagne, Italie, Belgique. Sur ce pourcentage, 12 % ont choisi la Suisse et 12 % l'Allemagne. Les États-Unis attirent habituellement 15 % de nos ingénieurs mais, depuis quatre ans, la part de ceux qui partent dans le Sud-Est asiatique s'accroît de façon régulière, pour atteindre aujourd'hui 15 %.

Quelles sont les raisons de leur départ ? Un ingénieur sur quatre part à l'international à la demande de son employeur, essentiellement dans les industries extractives et l'industrie chimique ; 32 % ont quitté leur emploi en France pour prendre un poste principalement dans les secteurs de la banque, des assurances et des industries pharmaceutiques ; pour 19 %, il s'agit d'un premier emploi, et cette proportion augmente d'un point chaque année ; 12 % sont partis parce qu'ils ne trouvaient pas d'emploi en France.

Au chapitre des motivations, le salaire est un argument beaucoup plus marginal qu'on pourrait le penser, puisque seulement 10 à 12 % des personnes le mettent en avant. Cela dit, selon nos statistiques, un ingénieur à l'international perçoit un salaire plus élevé de 50 % que celui qui lui serait versé en France métropolitaine. Deux ingénieurs sur trois recherchent une qualité de vie, trois sur quatre sont attirés par une meilleure rémunération, et la moitié environ sont motivés par l'amélioration de leur situation professionnelle et de meilleures perspectives de carrière.

Nous avons demandé aux 850 000 ingénieurs qui travaillent en France s'ils envisageaient de partir à l'international : 70 % d'entre eux sont prêts à le faire s'ils reçoivent une proposition intéressante – 20 % l'envisageant sérieusement dans les deux ou trois ans, les autres le gardant comme une possibilité dans un coin de leur tête –, et 30 % ont répondu par la négative, soit pour des raisons familiales, soit parce qu'ils considèrent que les propositions ne sont pas suffisamment attractives.

Les ingénieurs qui partent travailler à l'international sont plutôt de jeunes hommes, mais la profession ne compte que 20 % de femmes, ce que nous considérons comme un problème. La situation s'améliore lentement, puisque, chez les moins de 30 ans, cette proportion atteint 27 %. Nous ne savons plus quoi inventer pour susciter des vocations féminines.

Partant de ces chiffres, permettez-moi de vous faire quelques suggestions.

Nous avons 150 000 ingénieurs qui travaillent non pas à l'étranger mais à l'international – plus qu'une question de vocabulaire, c'est un état d'esprit : leur espace de vie et de travail, c'est la planète entière. De ce fait, ils constituent un levier extraordinaire qui n'est malheureusement pas actionné. Alors qu'on se plaint de nos difficultés à assurer nos marchés extérieurs et de la méconnaissance par nos entreprises de la culture des autres pays et des réseaux, on sollicite extrêmement peu ces dizaines de milliers de Français qui travaillent sur place, qui connaissent la culture locale et les réseaux. Pourquoi ne pas confier aux ambassades un rôle d'animation pour réunir ces personnes et les utiliser ? À part faire la une des journaux, à quoi bon une visite du Président de la République accompagné d'une centaine de chefs d'entreprises, si on se prive du relais que peuvent assurer des milliers de personnes sur place ?

Tout aussi intéressantes sont les associations d'anciens élèves, qui tissent des réseaux de solidarité en gardant le contact avec nombre d'anciens élèves. Les anciens de Centrale, de Supélec, de Polytechnique, de l'École des Mines ont pratiquement tous créé des groupes dans chacun des grands bassins industriels du monde, que ce soit à Shanghai, à Los Angeles ou sur la côte est des États-Unis. Ce n'est pas surprenant dans la mesure où, depuis plus de vingt-cinq ans, toutes les grandes écoles expliquent aux étudiants qu'une expérience internationale est indispensable à un bon profil de carrière. Ces groupes très organisés, qui ont gardé le contact avec leur école, seraient tout à fait prêts à servir de levier.

Nous devrions nous inspirer de la conception chinoise, selon laquelle il n'est pas question d'exil mais de diaspora. Même s'ils sont bien implantés dans un endroit du monde, les Chinois conservent un lien culturel, familial, économique même très fort avec leur pays d'origine. Transformer la crainte de l'exil des forces vives en une gestion de la diaspora française serait un moyen de renforcer le poids et l'influence de la France.

Nous avons demandé aux ingénieurs s'ils avaient une expérience de l'international avant leur départ : plus de la moitié avaient déjà fait un stage à l'étranger, un tiers détenait un double diplôme et la moitié avait déjà travaillé à l'international. Seulement 15 % d'entre eux ont évoqué des liens familiaux.

L'attractivité de la France doit être envisagée dans les deux sens : il ne faut pas seulement chercher à retenir les étudiants français, mais il faut attirer des étudiants ou des enseignants étrangers de talent. De ce point de vue, des améliorations demandent à être apportées, même si les choses s'arrangent depuis deux ou trois ans. En premier lieu, il conviendrait de prendre une disposition législative qui permettrait aux étudiants brillants de suivre leurs études en France puis d'y travailler, avant de retourner, à terme, dans leur pays. Outre tisser des liens, l'accueil d'étudiants étrangers de talent aurait pour effet d'attirer également des professeurs étrangers de talent, créant ainsi un cercle vertueux.

Cette démarche aurait une contrepartie financière intéressante pour les écoles d'ingénieurs et les grandes écoles, qui connaissent aujourd'hui des difficultés financières. Peu aidées par les pouvoirs publics, qui consacrent l'essentiel de leurs efforts à l'université, elles souffrent de la diminution de certaines sources de financement telles que la taxe d'apprentissage, qui représente 5 à 10 % de leur budget. Certaines d'entre elles sont prises en tenaille, car la réglementation leur interdit d'augmenter leurs frais de scolarité, ce qui les met dans une situation inconfortable sur le plan international.

Dans le monde anglo-saxon, le niveau des tarifs est l'un des critères d'évaluation de l'enseignement supérieur. Aux États-Unis, les frais de scolarité peuvent s'élever à plusieurs centaines de milliers de dollars, alors que ceux des universités et des écoles français sont très bas. Cette question doit être sérieusement étudiée. Il faut permettre aux directeurs d'écoles d'ingénieurs d'augmenter sensiblement leurs tarifs, quitte à compenser cette hausse par un système de bourse pour les élèves français qui en auraient besoin. Je signale au passage que près de 30 % des élèves des écoles d'ingénieurs sont boursiers, ce qui montre que l'ascenseur social fonctionne.

Une autre amélioration à apporter concerne l'entrepreneuriat. Les ingénieurs et les scientifiques sont des candidats naturels pour créer ou reprendre une entreprise. Or, en France, seulement 4 à 5 % d'entre eux travaillent pour leur propre compte, contre 18 % aux États-Unis, 30 % en Italie et 25 % en Angleterre. Nous avons là une marge de manoeuvre importante. Cette tendance n'était pas dans l'air du temps il y a vingt-cinq ans, mais elle progresse. Désormais beaucoup d'écoles d'ingénieurs possèdent un incubateur ; les associations d'anciens élèves créent des groupes d'entrepreneurs et des business angels. Dans l'enquête de l'année dernière, à la question « Avez-vous un projet d'entreprise personnel ? », 11 à 12 % des ingénieurs ont répondu positivement, mais ils étaient plus de 25 % chez les moins de 30 ans. Les pouvoirs publics devraient encourager cette démarche par le biais d'une disposition juridique.

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