Votre rapport ne m'a pas laissée indifférente, monsieur Bordes : certaines de vos propositions suscitent mon entière adhésion, d'autres – et cela ne vous surprendra pas – m'ont fait réagir.
Parmi les premières, le maintien du seuil minimum de diffusion de chansons en français, car sans mécanisme de soutien à la production en langue locale, c'est l'anglais qui l'emporte, au détriment de la culture locale ; la nécessité de promouvoir davantage les spectacles musicaux locaux ; la diffusion hebdomadaire par France Télévisions d'une émission musicale à une heure de grande écoute – à ce propos, je regrette moi aussi l'arrêt de Taratata.
En revanche, votre seizième proposition, qui tend à taxer les services de vidéo à la demande « dont le siège est installé hors de France et qui s'adressent aux publics français », me laisse perplexe. Du point de vue légal, la terminologie me paraît douteuse : comment identifier le fait de « s'adresser aux publics français » ? Par la forme, c'est-à-dire le fait que le site soit disponible en français ? Tous les sites francophones seraient alors concernés. Par le contenu ? YouTube, qui ne présente qu'une infime proportion de contenus en français, serait écarté. Surtout, sur les milliers, voire les millions de sites potentiellement concernés, de quel recours l'administration fiscale disposerait-elle face à ceux qui refuseraient de payer ? Votre rapport n'en dit rien, mais je soupçonne que l'idée d'un filtrage de ces sites n'est pas loin.
Enfin, votre dix-huitième et dernière proposition, qui s'appuie sur un cliché éculé, achève de décrédibiliser votre rapport. Ce serait presque comique si ce n'était pas si triste.
Vous écrivez en introduction que « la crise de l'industrie musicale, qui a surtout subi depuis 10 ans de plein fouet les effets de la piraterie et de la consommation gratuite sur internet, est évidente ». Ce type d'appel à l'évidence incite d'emblée à la méfiance : soit l'évidence est telle qu'il est inutile d'en parler, soit on s'abrite derrière elle pour dissimuler la fragilité du raisonnement. Le lecteur en est réduit à reconstituer votre argumentation implicite : un Français qui télécharge une chanson, c'est une vente en moins pour l'ensemble de la chaîne de production de cette chanson, donc des revenus en moins pour tous ceux qui y ont travaillé. Si c'est bien là ce que vous voulez dire, je ne suis pas d'accord, et je ne suis pas la seule. Des études indépendantes – c'est-à-dire non financées par les producteurs de musique – convergent sur ce point : ce n'est pas parce qu'un morceau n'est pas téléchargé qu'il est acheté.
Ainsi, selon un rapport publié en 2013 par l'Institute for Prospective Technological Studies, rattaché au Centre commun de recherche de la Commission européenne, le partage – j'insiste sur ce terme – ne remplace pas la consommation, mais la complète. L'étude des comportements des consommateurs montre que la fréquentation de sites de partage va de pair avec la dépense sur des sites officiels. Une autre étude, publiée par l'université de Harvard en 2004, suggère que le partage serait favorable aux ventes des artistes débutants et défavorable à celles des artistes mondialement connus, donc les mieux rémunérés. On est très loin de l'image du vilain pirate qui assassine les artistes ! Je vous renvoie également aux travaux de M. Philippe Aigrain sur l'économie du partage, notamment son article « Le partage est un droit culturel, pas un échec du marché ». Son point de vue a été jugé suffisamment pertinent pour qu'il figure parmi les personnalités qualifiées qui siégeront au sein de la commission de réflexion et de propositions ad hoc sur le droit et les libertés à l'âge du numérique qui vient d'être créée à l'Assemblée nationale.
Mon groupe défend de manière constante la légalisation du partage non marchand et l'instauration d'une contribution créative, pour un financement pérenne de la création.
Je m'étonne enfin de la liste des personnalités que vous avez auditionnées : elle offre un panorama exhaustif des professionnels, mais n'inclut aucun représentant des consommateurs. Tout juste, le rapport se réfère-t-il à des études de consommation. Notre pays compte pourtant dans ce secteur plusieurs associations de consommateurs considérées comme représentatives.
En résumé, vous formulez plusieurs propositions pertinentes, mais il faut plus d'audace pour résoudre les difficultés réelles auxquelles le secteur musical est aujourd'hui confronté. C'est ainsi que nous aiderons les créateurs à réaliser les oeuvres dont notre culture a besoin.