Je suis très heureux de l'occasion qui m'est donnée de vous commenter les préconisations que j'ai remises aujourd'hui aux deux ministres concernés sur la mise en oeuvre du compte personnel de prévention de la pénibilité.
Au mois de novembre, ils m'avaient confié cette mission, conscients que si la loi fixait un cadre général d'application, sa mise en oeuvre nécessitait des précisions. Je pense notamment aux dix facteurs de pénibilité physique, qui ont été dégagés par la négociation collective et confirmés par la loi sur les retraites, et qui manquaient d'une définition et de seuils permettant leur application à l'acquisition de points, susceptible d'ouvrir des droits individuels.
La question était même plus large, puisque la déclaration d'exposition doit être faite par les employeurs pour leurs salariés, et que la loi ne précise pas – ce qui est tout naturel – les conditions dans lesquelles cette évaluation doit s'opérer. Par conséquent, il revient aux textes réglementaires de le faire.
La concertation que j'ai conduite a commencé dès que possible, c'est-à-dire dès que la loi sur les retraites a été validée par le Conseil constitutionnel et publiée. Je ne pouvais en effet prendre contact avec les partenaires concernés sans disposer du socle d'un texte de loi définitivement établi.
J'ai conduit cette concertation en deux temps. J'ai d'abord entendu les partenaires représentatifs au niveau national, ainsi qu'un certain nombre de praticiens et d'experts. Sur cette base, et c'est une originalité, j'ai conçu une première maquette de ce que pourrait être le dispositif, que j'ai largement distribuée et rendue publique. Je me félicite de cette procédure, qui a permis à tous les interlocuteurs de se situer, non par rapport à des questions théoriques ou de principe, mais par rapport à une première esquisse de ce que pouvait être le dispositif. J'ai ainsi obtenu des réactions beaucoup plus synthétiques et beaucoup plus pratiques. Je n'ai pas limité la consultation aux partenaires représentatifs au niveau national : j'ai rencontré beaucoup de branches. Nous avons par ailleurs – je dis « nous », car c'est un travail collectif, que j'ai mené en étroite relation avec les administrations concernées, la direction de la sécurité sociale (DSS) et la direction générale du travail (DGT) – rencontré de nombreuses entreprises, que nous avons interrogées sur la mise en oeuvre du compte.
Si les préconisations que j'ai remises ce matin reflètent un jugement qui est le mien, et qui n'engage que moi à ce stade, elles donnent donc aussi corps aux nombreuses remarques qui m'ont été faites par les uns et les autres. Comme souvent en matière de protection sociale et de droit du travail, les positions sont parfois contradictoires – mais c'est la règle du jeu. En revanche, j'ai été surpris de voir que certaines questions ou difficultés pratiques étaient soulevées par beaucoup d'interlocuteurs, quelle que soit leur nature – syndicale ou patronale.
Comment résumer les propositions qui vous sont faites ? Ma première préoccupation est une préoccupation de fond, qui résulte des orientations que j'ai discutées avec les deux ministres, mais aussi de ma propre expérience pratique. J'ai cherché à donner à ces conditions de mise en oeuvre le maximum d'efficacité du point de vue de la prévention. La compensation des inégalités entre les salariés est une chose, mais mieux vaut encore que le problème ne se pose pas, et que la prévention ait permis d'écarter la difficulté à la source. Mon premier souci a donc été de faire en sorte que le dispositif accélère les efforts de prévention, et bien entendu ne les obère pas là où ils ont déjà été engagés, ce qui est fréquemment le cas. Je reviendrai dans un instant sur la façon dont ce premier objectif a pu être atteint.
Le deuxième objectif est évidemment la recherche de la simplicité, en particulier du point de vue des procédures et de l'administration des mesures : il s'agit de faire en sorte qu'un minimum de « bureaucratie » soit attaché à la mise en oeuvre de la disposition pour les entreprises. Cet aspect est lui-même lié à celui du contentieux. Toute mesure ouvrant des droits provoque un certain volume de contentieux – c'est inévitable. Mais il est évident que l'efficacité du dispositif se mesurera aussi à l'aune des contentieux qu'il ne suscitera pas. Je me suis donc efforcé de créer les conditions qui permettent de minimiser les contentieux – c'est le troisième objectif.
J'en viens maintenant à ce qui constitue moins un rapport, eu égard à la modestie du document, que des préconisations opérationnelles, formulées dans un langage aussi simple que possible, qui visent à bien définir l'ensemble des conditions d'application de la mesure.
Une première section concerne la façon dont la pénibilité devrait être mesurée. Après mûre réflexion avec l'ensemble des partenaires, je préconise le recours à une moyenne annuelle. Les employeurs n'auront ainsi qu'une fois par an à indiquer l'exposition des salariés à la pénibilité ; ils le feront sur la base d'indicateurs mesurés en moyenne sur l'année, qui seront la plupart du temps l'expression des conditions habituelles de travail des salariés concernés. Dans la mesure où les salariés occupent le même emploi, elles ne devraient donc pas varier sensiblement d'une année sur l'autre.
Un point doit être clair : la pénibilité recouvre toujours l'identification de deux réalités. D'abord une intensité physique – il peut s'agir des poids que l'on manoeuvre, de postures pénibles, d'une certaine répétition du travail pour le travail à la chaîne, avec un certain temps de cycle. L'objectif de la mesure est de viser une forte exposition, au-dessus d'un certain seuil d'intensité physique. Ensuite, cela doit s'inscrire dans le temps. Pour être dans une situation de forte exposition, il faut aussi que cette exposition soit durable, et qu'elle représente une certaine fréquence ou une certaine durée dans l'année.
Nous avons donc deux indications, une indication d'intensité et une indication de durée, et ceci en moyenne annuelle.
Vous trouverez en pages 4 et 5, dans les paragraphes intitulés « D », les dix facteurs de pénibilité. Je rappelle que je n'ai fait que reprendre les facteurs définis par la négociation collective et figés par la loi. Pour chacun des facteurs, vous trouverez d'une part une esquisse de définition, et de l'autre une indication sur les seuils d'intensité physique et de durée. Je reviendrai dans un instant sur les seuils de durée, qui ont fait l'objet de nombreuses discussions avec nos partenaires.
Une dernière question se pose au sujet des modalités de mesure : celle du traitement des contrats précaires – contrats à durée déterminée (CDD) ou contrats d'intérim. Je l'ai dit, nous faisons une moyenne annuelle. Or beaucoup de contrats précaires sont infra-annuels. Ma première préconisation est de ne pas retenir les contrats inférieurs à un mois. En effet, cela conduirait à faire beaucoup de bureaucratie pour peu d'effets en termes de droits octroyés. Je recommande donc au Gouvernement – c'est un choix – de ne pas octroyer de droits pour les contrats inférieurs à un mois. Pour tous les contrats supérieurs à un mois, qu'il s'agisse de CDD ou d'intérim, je propose en revanche – ce qui est assez simple – de proratiser les seuils. Il faut 600 heures de manutention manuelle dans l'année – soit sur douze mois – pour se situer au-dessus du seuil. Pour un contrat de trois mois, on retiendra donc le quart de 600 heures, soit 150 heures. Si l'intéressé a fait 150 heures de manutention dans le cadre de son contrat de trois mois, celui-ci est au-dessus du seuil temporaire. Lorsque le contrat ainsi proratisé est supérieur au seuil, l'employeur doit cotiser – comme il le ferait pour un contrat à durée indéterminée. Les formalités s'arrêtent là pour l'entreprise ; la caisse d'assurance vieillesse recevra l'ensemble de ces déclarations et fera éventuellement le total des déclarations pour la même personne physique et pour le même facteur dans une seule année ; elle vérifiera pendant combien de temps les titulaires de contrats précaires se trouvent exposés, et octroiera un point trimestriel chaque fois que l'intéressé aura été exposé plus de trois mois à une pénibilité. Je reprends l'exemple de la manutention manuelle, qui est un peu le symbole de la pénibilité physique : supposons que le salarié se trouve au-dessus des seuils proratisés concernés dans le cadre de deux contrats, un de trois mois et un de quatre ; cela correspond à deux périodes de trois mois ; deux points trimestriels lui seront donc acquis. Comme vous le voyez, les CDD et l'intérim sont un peu mieux traités que les contrats à durée indéterminée (CDI), puisqu'ils peuvent acquérir des points trimestriels, et qu'il y a une certaine progressivité, qui tient à la nature même de ces contrats précaires, qui sont des contrats plus courts. Par ailleurs, le financement du régime des précaires – intérimaires et CDD – est entièrement assuré par des cotisations assises sur les contrats précaires, et même par certaines cotisations qui ne seront pas productrices de points. D'une certaine manière, les cotisations sur les contrats précaires financent donc en partie l'équilibre d'ensemble du régime.
Pour les déclarations, nous avons retenu la solution la plus simple possible pour les entreprises. Sachant que ce sont les logiciels de paye qui sont en cause lorsqu'il s'agit de cotiser et de produire la déclaration annuelle des données sociales (DADS), et demain la déclaration sociale nominative (DSN), à partir de laquelle les caisses constitueront les comptes personnels de prévention de la pénibilité, une couche logicielle – qui n'est pas très complexe – devra être ajoutée au logiciel de paye. Elle permettra de déclarer l'exposition des salariés exposés au-delà des seuils, qu'ils soient en CDD ou en CDI, d'assurer le paiement des cotisations, de produire la DADS correspondante, de l'adresser à la caisse et d'imprimer la fiche individuelle d'exposition de chaque salarié. La production de cette dernière n'implique donc aucune formalité substantielle supplémentaire pour les employeurs. En revanche, il existe bien une fiche individuelle accessible au salarié, qui lui est transmise une fois par an et lui permet de prendre connaissance de la façon dont sa situation a été déclarée par l'employeur. Nous concilions ainsi deux impératifs : la bonne information du salarié et un minimum de formalités pour les entreprises.
Je serai moins disert sur la deuxième partie, qui est beaucoup plus encadrée par le texte de la loi. Elle concerne l'ouverture et l'abondement du compte personnel de prévention de la pénibilité. Comme je vous l'ai indiqué, les points sont des points trimestriels. Un certain nombre d'indications sont données sur le plafonnement de ces points, prévu par la loi. Après l'acquisition d'un certain nombre de points, le salarié ne reçoit plus, en effet, de points supplémentaires. Le plafond qui a été retenu est de 100 points, sachant que 20 sont mis en réserve pour financer une formation. Il s'agit d'aider les salariés à sortir des situations de pénibilité, et d'éviter que l'ensemble des points ne soit utilisé pour un départ anticipé à la retraite. Là encore, c'est une orientation en faveur de la prévention.
Le deuxième paragraphe – B2 – prévoit une bonification pour l'acquisition de points pour les salariés les plus âgés, avec des réserves de points pour la formation atténuées à partir de 52 ans et supprimées à partir de 55 ans, et une accélération de la cotisation au-delà de 59 ans et demi, qui permettrait un doublement du rythme d'acquisition des points.
J'en viens aux facteurs et aux seuils. Il y a presque deux mois, j'avais donc remis à l'ensemble des partenaires une première maquette. Celle-ci était fondée sur une déclaration mensuelle des expositions, évidemment plus lourde pour les entreprises. La densité temporelle qui y était associée était de 80 heures, soit à peu près 900 heures annuelles. Vous constaterez cependant que tous les seuils que je propose ne s'élèvent pas à 900 heures. Ce chiffre avait pris une allure de position de principe dans les discussions avec les organisations patronales ; mais s'il est raisonnable pour certains facteurs, il ne l'est pas pour d'autres. Il y a donc trois facteurs pour lesquels un autre seuil a été retenu.
Le premier est la manutention manuelle. Si l'on regarde le temps passé à des tâches de manutention par les salariés qui y sont le plus exposés, par exemple ceux des centres logistiques ou les déménageurs, on constate que pratiquement personne ne fait plus de 900 heures annuelles – cela n'existe pas. J'ai donc retenu un seuil de 600 heures, qui correspond aux salariés fortement exposés, qui représentent une proportion non négligeable des salariés accomplissant des tâches de manutention importantes.
J'ai également retenu un seuil de 600 heures pour l'exposition au bruit. On le sait, le bruit peut produire des effets sur la santé, même pour des expositions relativement courtes, pour peu qu'il soit suffisamment fort. Or le code du travail définit la pénibilité comme l'exposition à un ou plusieurs facteurs de risques susceptibles d'avoir une incidence durable, identifiable et irréversible sur la santé, avec des effets sur l'espérance de vie.
Enfin, je propose un seuil de 450 heures pour les vibrations. L'exposition aux vibrations recouvre deux types de situations : soit le salarié travaille sur un tracteur ou un camion, les vibrations impliquant l'ensemble du corps, soit il utilise un outil avec un moteur, et c'est le bras qui vibre sous l'effet du moteur. Pour prendre un exemple qui m'est familier compte tenu de mon origine basse-normande, c'est le cas dans les éparages de haies. 450 heures de vibrations – qu'elles soient du premier ou de second type – représentent déjà une exposition sensible.
Diminuer le seuil constitue bien sûr une incitation à la forme de prévention la plus élémentaire, qui consiste à répartir le travail pénible entre plusieurs salariés. Elle n'exige aucun investissement matériel, mais simplement des mesures d'organisation du travail.
La concertation a été vraiment utile. C'est suite aux remarques qui m'ont été faites que le seuil du facteur d'exposition au bruit a été modifié, ou que des modifications ont été apportées concernant le travail de nuit. La définition que j'adopte pourrait paraître différente de celle du code du travail. Si je « transite » par la définition du code du travail, je ne retiens en effet comme travail de nuit, du point de vue de la pénibilité, que les cas où le salarié est privé de sommeil. Selon les médecins et les spécialistes des conditions de travail, c'est la dette de sommeil qui est susceptible de favoriser des problèmes cardio-vasculaires, voire des cancers, chez les travailleurs de nuit. Cela recouvre deux situations : le travail de nuit fixe, pour les personnes travaillant ordinairement de nuit, et le travail de nuit occasionnel, dont les incidences sur la santé sont au moins équivalentes. Je vous renvoie ici aux paragraphes D8 et D9.
Je terminerai sur les agents chimiques, qui sont sans doute le facteur le plus difficile à « mettre en forme » d'une façon à la fois simple pour les entreprises et suffisamment rigoureuse pour fonder un droit individuel. Je préconise de retenir la méthode utilisée par ceux qui sont chargés de la prévention dans les entreprises. Il existe une dizaine de questions types, dont nous avons dressé la liste, et un organigramme qui permettent de caractériser l'exposition aux substances chimiques d'une manière qui contourne la difficulté de la mesure des substances. Ce point était très important ; j'ai essayé de faire en sorte que tous ces facteurs soient rédigés dans une langue qui soit celle du terrain, des ateliers, des chantiers, des usines ou des centres commerciaux, et qu'il ne soit pas fait appel à une mesure qui ne soit pas usuelle dans la pratique professionnelle. Par exemple, les tonnages journaliers sont une donnée que chacun sait mesurer dans un centre logistique ou un supermarché. Nous nous en sommes tenus à ce type de facteurs, et nous sommes efforcés de « coller » au plus près à ce que chacun – employeur comme salarié – peut à la fois mesurer et vérifier.
Encore une fois, ces préconisations n'engagent que moi. J'ai conduit ce travail en concertation avec les partenaires extérieurs, mais aussi en relation avec les administrations concernées, en particulier la DGT, chargée de l'élaboration du décret sur les expositions, avec qui nous avons travaillé main dans la main. Si les ministres suivent ces préconisations, ils devraient donc être en mesure de prendre rapidement les textes d'application de la loi.
Si j'insiste sur ce point, c'est parce que les entreprises ont besoin d'un peu de temps pour se préparer à l'application de ce dispositif. Il est donc essentiel que l'ensemble des dispositions nécessaires soient arrêtées dès le mois de juillet, afin qu'elles puissent travailler en sécurité, en sachant comment le dispositif s'appliquera.
Je conclurai sur deux points.
Toute la politique de prévention des entreprises est assise sur un document, le document unique de prévention. Un quart des entreprises l'ont aujourd'hui mis en place de façon solide ; les trois quarts l'ont préparé de façon plus superficielle. Ce dernier chiffre est celui des experts-comptables, qui est représentatif de la situation de nombreuses petites entreprises. Ce document est en interaction immédiate avec ce dont nous parlons. Je propose donc que les décrets insistent sur cette cohérence, qui est très utile pour la politique de prévention des entreprises : c'est un signe de la façon dont j'ai essayé de m'assurer que ce dispositif soit un levier pour l'accélération de la prévention. C'est aussi un élément important pour les entreprises en cas de contentieux : la cohérence entre les déclarations d'exposition individuelle et ce qui figure dans le document unique de prévention, également établi sous la responsabilité du chef d'entreprise, sera une présomption en cas de contestation du caractère loyal de la description donnée par l'entreprise.
Le second point concerne l'application du dispositif sur le terrain. Vous l'avez vu, c'est un référentiel interprofessionnel que je propose : il est le même quelle que soit la branche – boulangerie, centres commerciaux, lignes de montage… Je suis convaincu – et tous les employeurs que j'ai rencontrés le sont, notamment dans les petites et moyennes entreprises (PME) – qu'il faut accompagner ce référentiel, qui est de la responsabilité des pouvoirs publics, d'un mode d'emploi exprimé dans la langue de chacun des métiers, qu'ils soient individuels ou collectifs, à la fois pour accélérer la réflexion des entreprises et pour assurer une vraie cohérence dans les modalités d'application. Il s'agit de modes d'emploi patronaux, la loi ouvrant par ailleurs la possibilité d'une négociation de branche. Chacun souhaite évidemment que celle-ci ait lieu, mais cela prendra du temps. Pour pouvoir accompagner la mise en place du dispositif l'année prochaine, il faut donc que ces modes d'emploi soient élaborés rapidement ; cela ne prend que quelques mois. Le secteur de la boulangerie nous en offre un bon exemple.
Enfin, je suggère de laisser aux entreprises la possibilité de faire leur déclaration jusqu'au 1er juin 2015. Nous nous donnerions ainsi les premiers mois de l'année pour leur permettre de s'acclimater au dispositif et de recevoir les couches logicielles nécessaires. Ce n'est pas un recul des droits pour les salariés – ceux-ci seront bien ouverts à compter du 1er janvier 2015. Simplement, cela confère un peu plus de temps pour l'élaboration de ces modes d'emploi, par lesquels les branches professionnelles donneront aux entreprises les indications nécessaires pour traduire dans leurs pratiques le référentiel interprofessionnel.
Pardonnez-moi d'avoir été un peu long, mais ces sujets techniques exigent un peu de temps si l'on veut être aussi clair que possible.