Intervention de Michel de Virville

Réunion du 10 juin 2014 à 17h00
Commission des affaires sociales

Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes :

Je tiens à préciser avant toute chose que l'équilibre financier de la loi ne faisait pas partie du domaine sur lequel a porté ma concertation. Cela ne signifie pas que les différents partenaires avec lesquels j'ai discuté se soient désintéressés de ce sujet et, lorsque la question a été abordée, j'ai fidèlement fait remonter les commentaires des uns et des autres vers les ministres. Néanmoins, même si j'ai beaucoup milité en tant que secrétaire général de Renault pour un allégement du coût du travail, il me semble que cette question doit être abordée globalement, et non dispositif par dispositif.

Nombre de vos questions portent sur la complexité du dispositif. Je ne pense pas que le dispositif que je préconise soit complexe ; je pense que c'est la question de la pénibilité qui est une question sensible : pour un employeur, décider quels sont les employés qui sont fortement exposés à la pénibilité et ceux qui le sont de manière plurifactorielle exige un arbitrage qui, même s'il s'appuie sur un socle de principes et de critères d'évaluation objectifs, dépend de la qualité des relations sociales dans l'entreprise, en particulier dans les PME et les TPE.

Les tensions découlent moins du fait que le dispositif est compliqué que du fait qu'il engage le chef d'entreprise et, dans les grandes entreprises, la direction et l'encadrement, qui auront à rendre des comptes aux salariés sur la manière dont le compte pénibilité est concrètement mis en oeuvre sur le terrain. Il faut donc, comme je le préconise, que les caisses d'assurance vieillesse procèdent non à de simples opérations statistiques mais à un recensement complet des déclarations des entreprises, qui permette une évaluation détaillée, activité par activité, facteur par facteur. Il conviendra, à partir de là, d'organiser avec les partenaires sociaux, une nouvelle concertation qui permette de tirer les leçons de cette première année de mise en oeuvre du dispositif.

Parlant de complexité, je dois à la vérité de dire que les travaux de notre mission ont été nourris par nos échanges avec le Conseil de simplification, lequel examinera les décrets d'application. Ces échanges nous ont aidés à simplifier le dispositif, ce qui explique une partie des différences entre cette version de mon travail et la précédente.

En ce qui concerne l'application du dispositif, je voudrais m'arrêter ici sur un point que l'on a assez peu évoqué. Je ne fais pas l'hypothèse que les chefs d'entreprise, notamment dans les PME, vont chercher à réduire le nombre de salariés dont ils déclarent l'exposition. Je suis au contraire convaincu qu'ils auront plutôt tendance à le surévaluer. C'est la raison pour laquelle je recommande que les caisses de sécurité sociale contrôlent non seulement les éventuelles sous-déclarations mais également les surdéclarations. En effet, autant il est nécessaire que ce dispositif permette aux salariés fortement exposés d'acquérir des points, autant il ne doit pas se substituer à un système de préretraite.

Quant aux problèmes de sécurité juridique, le choix de s'appuyer sur des moyennes annuelles, sur des seuils et des critères objectifs de pénibilité me paraît de nature à limiter les risques. J'ajoute que, dans la mesure où les points acquis en 2015 ne pourront être consommés qu'à partir de 2016, cela laisse une année aux employeurs et aux salariés pour résoudre, le cas échéant, par le dialogue leurs divergences de point de vue, avant que les déclarations ne soient définitivement scellées. La mise en oeuvre du dispositif tout au long de l'année 2015 doit donc permettre de limiter pour l'avenir les risques de contentieux. Elle révélera en tout cas si mon évaluation de la sécurité juridique du dispositif était la bonne.

M. Sebaoun a évoqué une étude de la DARES qui avançait des seuils d'exposition à la pénibilité différents de ceux retenus ici. Il existe en réalité pour chaque facteur de pénibilité trois seuils différents : la valeur limite d'exposition, fixée par le code du travail et qu'on ne doit pas dépasser ; le seuil proposé ici, qui permet l'acquisition de points et dont la valeur définitive figurera dans les décrets ; le seuil enfin à partir duquel il est nécessaire que l'employeur fasse des efforts de prévention. Ce dernier seuil est évidemment beaucoup plus bas que celui que nous retenons, puisque la loi vise non pas l'exposition à la pénibilité, comme le visait la loi de 2010, mais l'exposition forte, qui permet d'abonder le compte pénibilité. C'est ce qui explique l'écart entre les 470 heures prises en compte par la DARES pour les postures pénibles et les 900 heures retenues ici.

En matière de manutention de charges lourdes, nous avons travaillé à partir de l'ensemble des normes existantes. L'une d'entre elles en particulier analyse sur une soixantaine de pages et de manière extrêmement détaillée toutes les situations de port de charges. Il était évidemment inconcevable de demander à des patrons de petites entreprises de se fonder sur un tel document. Mais, comme il ne s'agissait pas non plus de réinventer l'eau chaude, nous nous sommes fondés, dans la mesure du possible, sur les normes déjà existantes, mais en les simplifiant. C'est ainsi que le seuil de 250 kg pour les levésportés est celui auquel il est fait le plus souvent référence.

Quant aux cadences répétitives, nous ne parlons pas de gestes mais d'actions techniques, notion précisément définie en droit européen. Le temps de cycle pris en compte est inférieur ou égal à une minute. Cela correspond aux temps de cycle de soixante véhicules par heure pratiqués dans l'industrie automobile. Nous avons également souhaité prendre en compte des cycles plus longs mais plus complexes, comportant en moyenne trente actions techniques par minute.

Quels que soient les efforts fournis, il est probable que, du moins dans les premiers temps, certaines branches ne disposeront pas de mode d'emploi pour faire fonctionner le dispositif. Il est donc essentiel que le référentiel se suffise à lui-même. Ce que j'ai vu des décrets en préparation me permet d'affirmer que c'est le cas. Cela étant, je souhaite que, le plus rapidement possible, les entreprises se dotent de ces modes d'emploi, qui ont une double utilité. D'une part, ils fourniront une aide précieuse aux patrons de PME qui ne disposent pas d'un service de ressources humaines dédié ; d'autre part, ils vont permettre, en harmonisant les interprétations du référentiel, une application homogène du dispositif.

Pour prendre l'exemple des vibrations mécaniques, calculées en mètres par seconde au carré, il est beaucoup plus simple que l'étalonnage de l'outillage se fasse au niveau de la branche plutôt que de l'entreprise, afin que toutes les entreprises adoptent le même étalon. C'est tout l'objet des modes d'emploi. Dans le cas de la boulangerie, où les quatre facteurs de pénibilité sont le travail de nuit, l'exposition à la poussière de farine, la température du four et le volume de sacs de farine manutentionnés, le mode d'emploi va pouvoir renseigner sur le niveau adéquat de ventilation, le calorifugeage du four ou les systèmes d'aide à la manutention, incitant éventuellement le boulanger à mettre en oeuvre des mesures de prévention.

Mme Louwagie s'inquiète de la subtilité de certaines définitions relatives aux postures pénibles. En vérité, l'inclinaison ou la torsion du buste correspondent à des réalités très connues dans l'industrie et dont les fiches de poste font très classiquement état – j'admets qu'elles seront sans doute d'un usage moins spontané pour les entreprises hors secteur industriel. Nous avons par ailleurs choisi de ne pas retenir au rang des postures pénibles le piétinement ou la position debout prolongée, qui n'entraînent pas de dommages graves ou irréversibles sur la santé. Sur ces bases, la cotation me semble relativement facile, le plus dur étant de déterminer le temps que chaque salarié concerné passe dans ces postures pénibles. Ce peut être en tout cas l'occasion bienvenue de repenser les conditions de travail dans l'entreprise.

Les travailleurs handicapés sont évidemment concernés par l'application du dispositif, dans la mesure où ils occupent des postes qui les exposent à des facteurs de pénibilité.

Je tiens à lever les ambiguïtés sur la fiche individuelle. Elle est prévue par la loi, et nous proposons d'autant moins sa suppression que, pour le bon climat social de l'entreprise, il est indispensable que le salarié soit informé de la déclaration que fait l'employeur à son sujet. Je me suis efforcé, cela étant, qu'elle ne se traduise pas pour le chef d'entreprise par une formalité supplémentaire. Il n'aura qu'à déclarer les éléments nécessaires au moment de l'élaboration de la fiche de paye, et le logiciel de paye fabriquera automatiquement la fiche. Cette fiche, la loi prévoit qu'elle sera à tout moment consultable par le salarié, à qui elle sera transmise une fois par an.

La formalisation des fiches au 1er juin 2015 alors que les droits auront été ouverts le 1er janvier n'est nullement un problème dans la mesure où le système repose sur une cotation annuelle, certaines entreprises pouvant même envisager d'attendre la fin de l'année pour faire leurs déclarations, dans le cas, par exemple, des salariés, nombreux parmi les ouvriers du bâtiment, dont l'exposition à la pénibilité varie d'une année sur l'autre, selon les chantiers qu'ils effectuent. Pour la grande majorité des salariés cependant, les niveaux d'exposition à la pénibilité sont connus dès le début de l'année. Deux cas particuliers : les CDD, pour lesquels je recommande que la déclaration se fasse en fin de contrat car il est difficile de connaître à l'avance l'exposition au risque ; l'intérim, pour lequel je préconise au contraire une déclaration en début de contrat. La loi prévoit que c'est l'entreprise utilisatrice qui fournit à l'entreprise de travail temporaire (ETT), laquelle est l'employeur, les éléments nécessaires à la déclaration auprès des caisses, et il est donc indispensable que l'information soit fournie en amont de la mission si l'ETT veut avoir une chance de la récupérer. Par précaution, il sera explicitement fait mention dans le décret, auquel il revient de fixer les conditions de mise en oeuvre de cette disposition, de l'obligation de faire figurer ces indications dans le contrat de travail : l'entreprise utilisatrice sera donc obligée de fournir les informations à l'ETT.

Les déclarations de pénibilité peuvent donc se faire à différentes périodes de l'année, pour beaucoup de salariés en début d'année, pour certains, en cours d'année, pour d'autres en fin d'année, l'employeur ayant évidemment intérêt, pour préserver le climat social dans son entreprise, à informer ses salariés dès qu'il le peut. Pour la première année, nous offrons la possibilité aux employeurs qui le souhaitent de ne procéder à leurs déclarations que le 1er juin, de façon à leur donner le temps d'assimiler la loi et de s'être équipés des logiciels requis. Cela ne remet nullement en cause le fait que les droits des salariés seront ouverts dès le 1er janvier 2015.

Certaines associations d'employeurs ont demandé un moratoire. Puis-je faire remarquer avec malice que cela revient à demander non pas la suppression du dispositif mais son ajournement… ce qui signifie a contrario qu'il doit être appliqué. Plus sérieusement, je ne vois aucune raison de retarder la mise en oeuvre du dispositif, sinon l'absence de modes d'emploi des branches, mais je suis convaincu que nous aurons largement le temps de les élaborer d'ici au 1er juin 2015.

Un dernier mot sur l'environnement européen. La plupart de nos voisins ont adopté des dispositions concernant la pénibilité. L'originalité du dispositif français est qu'il s'agit d'un dispositif national et interprofessionnel, quand l'Allemagne a davantage recours à des référentiels de branche. L'Italie et la Hollande avaient de leur côté réfléchi à un système semblable au nôtre mais ne l'ont finalement pas mis en oeuvre.

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