Je vais effectivement m’exprimer à ces deux titres. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, cher Frédéric Cuvillier, monsieur le président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, monsieur le rapporteur de la proposition de loi organique relative à la nomination des dirigeants de la SNCF, messieurs les rapporteurs pour avis, mes chers collègues, l’histoire de nos chemins de fer, depuis l’inauguration de la première ligne française Lyon - Saint-Étienne en 1833, a été marquée par un petit nombre de séquences, toutes commandées par des mutations profondes de nos sociétés.
Le rail est l’enfant naturel de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Il est né avec le fret, pour l’approvisionnement des grandes manufactures industrielles, avant de devenir le vecteur épique de la conquête de l’ouest américain, mais aussi celui des grands empires coloniaux et de leurs liaisons aux comptoirs maritimes.
Dès la fin du XIXe siècle, puis pendant les trois premiers quarts du XXe siècle le chemin de fer a connu un âge d’or, inégalé depuis, avec le grand éveil de la mobilité des personnes : celle des soldats de la grande guerre d’abord, où il gagnera ses galons d’industrie stratégique, dont il nous reste aujourd’hui de tenaces frontières techniques, puis celle des ménages, à compter du Front populaire et de l’avènement des loisirs de masse avec les congés payés.
Entre le chemin de fer des origines, celui de la grande industrie, et le chemin de fer de la démocratisation de la mobilité, les pouvoirs publics ont déjà dû accompagner ces évolutions d’une grande réforme : celle de la nationalisation des multiples compagnies privées des origines par la loi du 31 août 1937. C’est ainsi que fut créée, sous statut de société d’État, la Société nationale des chemins de fer français, attributaire de l’ensemble des réseaux privés, intégrés en une unique entreprise ferroviaire.
L’après-guerre et la fin du XXe siècle ont été marqués à la fois par la progressive déprise de l’industrie lourde, le grand exode rural et son corollaire, la concentration urbaine, et par une augmentation du pouvoir d’achat des ménages, qui s’est traduite par une croissance progressive mais spectaculaire du taux d’équipement en automobile – 83 % des ménages aujourd’hui contre 21 % en 1953.
Ces évolutions lourdes de la société française ont peu à peu bouleversé les usages et les besoins de mobilité, dont la principale réponse ferroviaire a consisté en France à développer les performances techniques des trains de voyageurs, à travers notamment la très grande vitesse ferroviaire. Le rail bouleversait spectaculairement la carte des isochrones, la géographie des déplacements et les hiérarchies territoriales.
À compter des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la construction européenne, dont la liberté de circulation des biens et des personnes est l’un des grands principes, s’est employée à effacer progressivement les frontières par la disparition des postes frontières routiers, la libéralisation du trafic poids lourds, puis celle du trafic aérien.
Cette progressive construction de l’Europe des transports, inachevée à ce jour, notamment dans le secteur ferroviaire, qui y est techniquement le plus rebelle, s’est déployée à travers une série de directives européennes, suivie par les trois « paquets » législatifs successifs de 2001, 2004 et 2007, l’ultime devant être le quatrième paquet ferroviaire, en cours de discussion à Bruxelles.
Mais l’événement majeur de la période est, non pas l’ouverture européenne du rail, mais une mutation spectaculaire des mobilités, qui expose désormais le rail à des concurrences autrement redoutables que celle des compagnies ferroviaires entre elles : celle de la route triomphante d’abord, dont la part modale écrasante, 85 %, résiste de façon extrêmement robuste à toutes les incitations dans tous les pays du monde, celle de la voie d’eau, celle, redoutable, des compagnies aériennes low cost sur longue et moyenne distance, avec des prix et des coûts difficilement soutenables, et celle des nouveaux usages de mobilité, comme le covoiturage, qui déplace déjà chaque jour en France un demi-million de personnes.
Comme dans le secteur de l’énergie, il est probable que le XXIe siècle sera marqué par le recours à des bouquets de mobilités, sans autre exclusive pour le chemin de fer que le développement des trains cadencés d’agglomération, dont le succès des TER, depuis leur demi-régionalisation de 2002, préfigure probablement une tendance durable.
La France, en ayant trop longtemps obstinément campé sur des politiques modales séparées et découplées les unes des autres, n’a pas pris le virage de la mobilité moderne et de l’intermodalité.
Elle s’est par ailleurs montrée d’un zèle douteux en séparant totalement RFF de la SNCF par la loi du 13 février 1997, et en inventant l’extravagante procédure du gestionnaire d’infrastructure délégué, qui revient pour RFF à confier la gestion des circulations et de l’infrastructure à la SNCF, au prix d’un invraisemblable imbroglio de contrats et de facturations croisées, d’incohérences opérationnelles et de surcoûts de transaction et de coordination extravagants.
Par ailleurs, elle a fait le choix des records technologiques de prestige et de la très grande vitesse, aux dépens de son réseau historique, dont les audits en 2005 et 2012 de l’École polytechnique fédérale de Lausanne ont révélé au grand public un degré de vieillissement alarmant.
Le précédent gouvernement a tardé à prendre la mesure de cette situation. Il a certes augmenté le budget de l’État consacré à la remise en état du réseau, mais trop timidement pour en infléchir l’inéluctable dégradation. Il n’a eu conscience que très tardivement du naufrage dans lequel s’engageait notre système ferroviaire, si nous n’y réagissions pas.
À cet égard, la lucidité et l’exhaustivité du diagnostic des assises du ferroviaire, organisées de septembre à décembre 2011, en présence déjà de tous les partenaires sociaux, n’ont eu d’égale que leur absence totale de débouché politique.
Les assises ont permis de faire le constat de l’impasse d’un système qui s’endettait de 1,5 milliard d’euros supplémentaire par an, mais aussi de la nécessité du regroupement de RFF et SNCF ou encore de l’insoutenabilité financière du « tout TGV ». Sans suite.
L’équation ferroviaire dont a hérité le gouvernement Ayrault s’énonce en chiffres édifiants : plus de 40 milliards de dette, qui atteindront mécaniquement entre 60 et 80 milliards en 2025, en raison du financement des quatre « coups partis » du TGV. Cela représente aujourd’hui 1,7 milliard de remboursements annuels d’intérêts d’emprunts, et environ 3 milliards dans les années qui viennent.
La clientèle des TGV a constamment baissé depuis 2008 et l’on prévoit déjà 100 millions de déficit annuel dès l’ouverture de la future ligne Tours-Bordeaux en 2016.
Le fret ferroviaire est passé de 55 milliards de tonnes-kilomètres en 2000 à 33 milliards aujourd’hui, malgré quatre plans de relance successifs et un déficit annuel de l’ordre de 300 millions pour Fret SNCF. Les trains d’équilibre du territoire ont un déficit de l’ordre de 300 millions d’euros par an.
Seuls les TER, au prix d’efforts considérables des régions – près de 6 milliards d’euros annuels –, connaissent un développement spectaculaire du trafic, mais avec un taux d’occupation de 29 % seulement. Ajoutons à cela une quasi-saturation du réseau d’Île-de-France et une dégradation continue de la qualité de service des lignes A et B du RER. On mesure à quel point l’héritage que vous avez reçu est empoisonné, monsieur le secrétaire d’État !
Pour faire face à cette situation, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et son ministre des transports, Frédéric Cuvillier, ont décidé de mettre en chantier la grande réforme dont notre système ferroviaire, le dernier à ne pas avoir été remanié en Europe, a désormais impérativement besoin. Frédéric Cuvillier en a présenté les orientations politiques essentielles lors de son discours à la Halle Freyssinet le 30 octobre 2012 et a précisé aujourd’hui les orientations de la réforme.
Par ailleurs, il s’est courageusement attaqué au délicat problème de la programmation des investissements en mettant en place la commission Mobilité 21, laquelle a été remarquablement animée par notre collègue Philippe Duron. Mais c’est au plan européen que Frédéric Cuvillier a obtenu le succès le plus remarquable, parce que le plus improbable, face à la préférence entêtée et idéologique de la Commission européenne pour une « dé-intégration » et un démantèlement des compagnies historiques au profit d’un modèle séparé dont la France venait d’épuiser les charmes après plus de quinze ans d’exercice.
En effet, tous les grands réseaux du monde – celui du Japon, de l’Allemagne, de la Suisse, le fret américain – qui font aujourd’hui référence sont des réseaux intégrés. Ce n’est qu’après une rude partie de bras de fer avec la Commission européenne et grâce à un axe franco-allemand solide que Frédéric Cuvillier a réussi à infléchir sa position…