Monsieur le ministre de la défense, madame la présidente de la commission de la défense, mes chers collègues, rapporteur des programmes 144 et 146, je ne me suis pas opposé, à titre personnel, en commission des finances à l'adoption des crédits de la mission défense. Il en sera de même dans cet hémicycle.
Deux raisons dictent ce choix. D'une part, ce budget de transition que vous nous proposez, monsieur le ministre, est largement dans la continuité de ce qui a été décidé au cours des 5 dernières années. D'autre part, dans le contexte extrêmement difficile où nous nous trouvons, j'estime que la majorité et l'opposition ont mieux à faire que l'éternel sketch du bilan, calamiteux ou mirifique selon les uns ou les autres.
De ce point de vue, monsieur le ministre, je vous invite à vous distinguer encore d'avantage de certains de vos collègues du Gouvernement qui semblent avoir du mal à sortir de ce registre. Autant que la situation de nos armées, votre tempérament et votre compétence reconnue créent, et même imposent, les conditions d'un débat de meilleur niveau.
Je souhaite d'abord décrire brièvement le moment très particulier dans lequel nous sommes et valider votre démarche. J'aborderai ensuite trois thèmes majeurs pour l'avenir de nos armées, en soulignant la nécessité d'innover et de changer en profondeur nos méthodes de travail afin de conserver notre excellence.
En d'autres termes, si la rédaction d'un nouveau Livre blanc est indispensable et nécessaire, la démarche n'est selon moi pas suffisante. Elle doit être poursuivie et complétée par un travail intellectuel et politique permettant d'aboutir à un véritable projet pour notre défense.
Chacun connaît ici l'environnement financier de notre défense, que je rappellerai brièvement. En dépit d'efforts non négligeables, l'écart entre la LPM et les budgets votés se monte à 3 milliards d'euros sur la période 2009-2012 et sera de 5 milliards fin 2013. La trajectoire financière de la loi de programmation, qui prévoyait une hausse de 1 % à partir de 2012, n'apparaît plus tenable. Enfin, si rien ne change, ce sont environ 50 milliards d'euros qui manqueront à l'horizon 2020.
Quasi stable, votre budget privilégie le programme « environnement et prospective de la politique de défense » avec une hausse relativement sensible des moyens alloués à la DGSE ainsi qu'aux études en amont. Quant au programme « équipement des forces », avec un peu plus de 10 milliards d'euros en crédits de paiement, il est quasiment identique à celui de 2012 mais enregistre une baisse sensible des autorisations d'engagement d'un peu plus de 14 %.
Cela se traduit par un important report de commandes, y compris sur des sujets majeurs. Scorpion est en effet le programme phare de l'armée de terre ; quant à la rénovation des Mirage 2000, elle conditionne le format même de l'armée de l'air.
Il s'agit donc d'un budget de transition, car vous proposez d'attendre les résultats d'un Livre blanc actualisé pour faire les choix. La méthode n'est pas contestable. Nul doute que l'ancienne majorité eût fait de même. Cependant, qu'on le reconnaisse ou non, encore plus qu'en 2008, la contrainte budgétaire est aujourd'hui telle qu'il est vraisemblable qu'elle contraigne toute la réflexion.
Mettre les acteurs institutionnels face à la réalité financière s'impose évidemment. Mais il y a peu de chance pour que le positionnement des uns et des autres dans la défense des intérêts de leur structure respective aboutisse naturellement à une stratégie. Il est plus probable que l'on obtienne une réduction homothétique des moyens. Compte tenu du niveau historiquement bas de notre effort de défense, plus proche de 1,5 % du PIB que de 2 %, le risque est grand d'un déclassement de nos armées. Le risque est encore plus grand de maintenir sur le papier des capacités que nous serions en réalité en train de perdre.
Que l'on me comprenne bien : je ne critique pas d'avance le futur Livre blanc, dont je ne connais pas la teneur. J'estime au contraire que c'est une démarche utile après un budget de transition. Mais au point où nous en sommes, le cadrage budgétaire du Livre blanc ne peut constituer à lui seul un projet ambitieux pour nos armées. Pour bâtir ce projet qui nécessitera plus de temps, je souhaiterais que le Livre blanc prévoie dans ses conclusions la mise en place de groupes de travail, moins institutionnels et plus politiques, capables d'ouvrir des voies nouvelles.
Je voudrais, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous convaincre de cette nécessité dans au moins trois domaines essentiels pour l'avenir de notre défense.
Le premier d'entre eux, c'est le nucléaire. Plus que jamais, je crois à l'utilité de maintenir et de moderniser notre force de dissuasion dans ses deux composantes qui sont absolument complémentaires. Mais s'imaginer qu'on puisse le faire sans débat est illusoire. Il y aura un débat pour des raisons budgétaires. Le nucléaire représente aujourd'hui un quart des investissements de défense. Si rien n'est fait, il pèsera plus d'un tiers dans quelques années. Il y aura un débat pour des raisons politiques. C'est ce que nous allons voir dans quelques instants avec l'amendement de suppression déposé par nos collègues écologistes. Il y aura un débat pour des raisons diplomatiques, car bien des États se réjouiraient d'une banalisation du rôle de la France dans le monde.
Autrefois, la ligne Maginot avait figé la doctrine militaire, structuré notre outil de défense et ralenti la modernisation de notre industrie. Évitons que la dissuasion, par son emprise budgétaire et doctrinale, ne devienne la ligne Maginot de ce siècle. Non pas qu'il faille sacrifier notre assurance vie. Mais veillons à procéder aux bons placements pour ne pas dilapider notre capital. Depuis des années, des options sont proposées par quelques spécialistes aux différents Présidents de la République. Une transparence totale serait contradictoire avec le principe même de dissuasion.
Il semblerait néanmoins utile, pour refonder dans la durée notre dissuasion, d'élaborer tout d'abord une trajectoire budgétaire crédible et tenable sur le long terme. Si l'on part du principe du maintien des deux composantes, cela suppose des interrogations fines sur l'utilité des performances recherchées et sur le concept de permanence. C'est la mission qui doit dimensionner l'outil et non l'inverse, comme c'est le cas quand une doctrine se fige.
Refonder la dissuasion, c'est aussi sur le plan diplomatique mutualiser certains équipements avec les Britanniques. À terme, n'est-il pas souhaitable, tant sur le plan budgétaire que stratégique, d'aller plus loin ? Peut-on imaginer une crise nucléaire qui ne concernerait qu'une seule de nos deux nations ?
Au-delà du Livre blanc, il faut donc concevoir des lieux moins confinés qu'aujourd'hui où ces questions essentielles puissent être posées et étudiées sérieusement afin d'éclairer utilement les choix du Président de la République.
Il est un second domaine dans lequel il me semble nécessaire d'aller plus loin que le Livre blanc. Il s'agit de la coopération franco-britannique, que je viens d'évoquer pour le nucléaire. Il faut bien comprendre que cette coopération n'est pas une option parmi d'autres. C'est la seule qui puisse être structurante pour l'avenir, compte tenu à la fois de l'effort financier britannique et d'une conception de la défense proche de la nôtre. Bien sûr, à partir de ce noyau dur, d'autres coopérations seront toujours possibles.
Certes, nous ne partons pas de rien. Le projet nucléaire est ambitieux, l'utilisation de matériels communs rapproche nos deux armées, les exercices récents et les opérations en Libye démontrent notre capacité à agir ensemble, le succès industriel de MBDA est évident et, demain, l'utilisation de l'A-400M et du MRTT nous rapprocheront encore, et après-demain, peut-être, les drones. Tout cela est loin d'être négligeable. Mais l'on voit bien que cela reste encore fragile, notamment sur le plan industriel. Ainsi, si l'ANL ne se fait pas, aucun programme commun concret hormis le nucléaire ne serait développé l'année prochaine.
C'est bien pourquoi l'enjeu de ce programme n'est pas simplement militaire et budgétaire, mais bien stratégique. Des deux côtés de la Manche, le poids des habitudes et des préjugés ainsi que la crainte de la nouveauté ne nous empêchent certes pas de progresser. Mais nous n'avons toujours pas franchi le cap décisif véritablement irréversible.
Pour le faire, je crois que le Livre blanc devrait instaurer un suivi politique beaucoup plus approfondi qu'actuellement. Le risque d'enlisement ne se situe pas au niveau des ministres mais à un niveau technique. Aussi nos assemblées devraient-elles s'impliquer de façon beaucoup plus précise et régulière dans ce domaine. Peut-être faudrait-il aller jusqu'à auditionner les groupes de travail franco-britanniques. En tout cas, il est certain que des méthodes plus volontaristes doivent être mises en place.
Le troisième domaine majeur dans lequel il nous faudra impérativement innover et compléter le travail du Livre blanc, c'est l'industrie.
Jusqu'à présent, le lien entre l'État, plus précisément la DGA, et les industries primaient dans la définition des orientations stratégiques de nos industries de défense. Aujourd'hui, ce lien doit être repensé, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la commande nationale ne suffit plus pour assurer la pérennité de notre outil de défense. On peut être inquiet à l'égard de sociétés totalement dépendantes du ministère de la défense. Ces sociétés doivent s'émanciper. Cela suppose pour certaines une évolution de leur statut social, pour d'autres des rapprochements avec des concurrents d'hier. Je suis préoccupé notamment par le devenir de notre industrie d'armement terrestre. Certes, Renault trucks défense et Panhard ont uni leur destinée. Mais que devient Nexter dans ce paysage fragmenté ?
Ensuite, les exportations sont de plus en plus difficiles en raison de la baisse des commandes européennes et l'émergence de concurrents étrangers particulièrement performants. L'inadéquation des produits aux besoins des États clients est également une source de préoccupation. L'excès de technologie peut devenir un obstacle ; je pense notamment aux frégates. Toutes les marines n'ont pas forcément les ressources humaines en mesure de servir des bâtiments à haute valeur technologique.
Enfin, les principales entreprises d'armement qui réussissent ont diversifié leur activité avec un volet civil devenu pour certaines crucial. Je pense aux PME sous-traitantes mais aussi à DCNS, qui s'appuie sur l'énergie marine pour assurer sa croissance future.
Comme souvent, l'organisation de l'État est en retard par rapport à ces évolutions. Ni les états-majors, ni la DGA, ni les services de Bercy ne sont en mesure de répondre à ces enjeux industriels. Car, aujourd'hui, les industries de défense ont besoin, autant que les industries dites civiles, de l'affirmation d'une véritable politique industrielle nationale. Distinguer la défense des autres domaines, c'est oublier les synergies existantes en matière de recherche et développement, d'exportation, de sous-traitance et de PME. En considérant les industries d'armement comme un sujet à part de la politique industrielle, on les fragilise plus qu'on ne les protège.
Cela s'est vérifié lors de l'attribution des crédits du grand emprunt. Le refus, jusqu'à ce jour, d'accorder le bénéfice du grand emprunt pour le projet de supercalculateur alors qu'il s'agit d'un enjeu stratégique tant pour notre dissuasion que pour les développements civils en matière de recherche et d'industrie est totalement incompréhensible. Or il s'agit d'un secteur où la France reste le seul acteur européen crédible. Il nous faut donc imaginer une nouvelle organisation institutionnelle et sans doute interministérielle intégrant la dimension stratégique dans une politique industrielle ambitieuse. Dans ce nouveau contexte, la possibilité d'exporter, l'acquisition d'une capacité d'excellence, y compris dans le civil, et les enjeux diplomatiques doivent également devenir des critères pour engager ou non un programme d'armement.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, je conclurai en insistant sur un point. L'accroissement de la pression budgétaire aggrave la propension de chaque structure à se replier sur elle-même. Cela mène inéluctablement au déclin. La facilité consisterait à masquer la perte des moyens et des capacités par un discours lénifiant. Bâtir un projet fort pour la défense suppose une vision large et un regard neuf sur les missions. Cette vision et ce regard ne pourront émerger qu'en dépassant le seul exercice du Livre blanc. Ils doivent porter notamment sur les trois priorités que j'ai brièvement exposées.
Monsieur le ministre, tant sur la méthode que sur ces projets, quels engagements êtes-vous prêt à prendre devant la représentation nationale ? Et puisqu'il s'agit d'un budget de transition, la manière de gérer celle-ci est importante ; je souhaiterais donc que, lors des explications qui vont suivre, vous fassiez le point sur la fin de l'année budgétaire, qui conditionne évidemment le budget 2013 des armées. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)