Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du 3 juin 2014 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie :

Je vous remercie de votre invitation, madame la présidente. N'étant pas ambassadeur en Ukraine, je vous ferai part de la vision de la politique russe que nous avons à l'ambassade de France à Moscou. De plus, je n'ai pris mes fonctions que depuis sept mois et, même si l'ancienne diplomatie soviétique m'est assez familière – cela m'a d'ailleurs servi ces derniers temps –, je ne suis pas un spécialiste de la Russie.

La Russie souffle en effet le chaud et le froid en Ukraine. Elle a néanmoins décidé, comme vous l'avez relevé, de donner sa chance à la négociation d'une sortie de crise. L'inflexion a été progressive et remonte à un certain temps déjà : lorsqu'il a reçu le secrétaire général des Nations unies il y a deux mois, le président Poutine a prononcé quelques phrases ambiguës sur l'élection du 25 mai et, pour la première fois, n'en a pas contesté la légitimité. Le tournant est devenu visible lors de son intervention au Forum économique de Saint-Pétersbourg il y a une dizaine de jours : poussé dans ses retranchements par un journaliste – je ne crois pas que c'était de la comédie –, il a déclaré que la Russie respecterait le choix des Ukrainiens et que lui-même travaillerait avec le président élu.

À ce stade, les Russes n'acceptent de travailler sur le dossier ukrainien que dans le cadre de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après avoir bloqué pendant de nombreuses semaines tout accord sur le déploiement d'observateurs de l'OSCE en Ukraine. Ils se sont finalement rangés à cette solution, en raison notamment des relations de confiance qu'ils entretiennent avec le président suisse, actuellement président en exercice de l'OSCE.

L'apaisement est donc là : le président Poutine accepte de voir ce que les discussions peuvent donner. Il a d'ailleurs probablement déjà eu des contacts qui n'ont pas été rendus publics avec M. Porochenko, ou échangé des messages avec lui par des intermédiaires, y compris au cours de la campagne présidentielle, dès lors qu'il est devenu clair que Mme Tymochenko n'avait aucune chance de l'emporter. Du reste, les relations du président Poutine avec cette dernière étaient loin d'être excellentes. Les Russes, qui sont des réalistes, se sont faits à l'idée qu'ils allaient devoir composer avec M. Porochenko. Le Kremlin a, du reste, l'habitude de traiter avec les oligarques.

Un deuxième élément a certainement joué : Moscou a compris que les soi-disant « pro-russes » ne gagneraient pas sur le terrain. Les chancelleries ont probablement sous-estimé ce point. Pour ma part, j'ai rencontré à plusieurs reprises des journalistes français qui s'étaient rendus dans l'est de l'Ukraine. D'après leurs témoignages, la Russie ne contrôlait pas complètement les forces « pro-russes », en tout cas pas toutes ces forces – il y avait donc du vrai dans ce qu'elle affirmait. Une grande place était laissée à l'improvisation : plusieurs petits chefs locaux agissaient avec des objectifs plus ou moins clairs, et ces différents mouvements n'étaient pas coordonnés. Surtout, on n'assistait à aucun soulèvement populaire. D'ailleurs, jusqu'à récemment, les journalistes décrivaient une situation relativement calme –à Donetsk, Lougansk ou Slaviansk, les bâtiments occupés étaient protégés par des barricades modestes, tenues par des hommes à la provenance douteuse, mais la vie continuait dans le reste de la ville. Depuis lors, les choses ont changé, en raison, selon Moscou, de la décision de Kiev d'envoyer l'armée. Ce n'est vrai qu'en partie : d'après ce que l'on sait, l'armée ukrainienne est intervenue de manière modérée, à tout le moins jusqu'à l'élection présidentielle, les chefs de gang en profitant pour occuper davantage de terrain. Quoi qu'il en soit, il est apparu clairement au président Poutine que le mouvement était sans doute plus « anti-Kiev » que « pro-russe », qu'il n'était pas soutenu massivement par la population, et que la situation, pour instable qu'elle soit, n'évoluait pas dans le sens d'un scénario à la criméenne.

Troisième élément pris en compte par Moscou : le coût d'une intervention dans l'est de l'Ukraine. Il était impossible à la Russie de reproduire dans cette zone l'action rapide qui lui a permis de s'emparer de la Crimée sans coup férir, à la stupeur générale. Il lui fallait faire intervenir des troupes régulières de manière visible, et prendre ainsi le risque de pertes militaires. Or, on oublie souvent qu'il existe un véritable « syndrome afghan » en Russie. Si la prise de la Crimée a été si populaire, c'est qu'elle n'a fait aucune victime russe. Moscou a d'ailleurs mis des semaines à reconnaître son implication. Dans l'est de l'Ukraine, la Russie n'aurait pas été certaine de l'emporter et les objectifs militaires étaient loin d'être clairs, ces régions n'ayant pas manifesté le désir d'être rattachées à la Russie. Les Russes savent aussi bien que nous que les référendums ont été une vaste mascarade : il n'est pas matériellement possible que la participation ait été aussi élevée que certains l'ont prétendu. Les troupes russes auraient pu, certes, se déployer jusqu'aux mairies de Lougansk ou Slaviansk, mais qu'auraient-elles fait ensuite ? Sans ennemi désigné, elles auraient dû occuper l'Ukraine. Enfin, cela aurait provoqué une confrontation dure avec l'Occident, sans commune mesure avec les décisions adoptées après l'annexion de la Crimée.

Pour toutes ces raisons, le président Poutine n'y est pas allé. En revanche, il s'efforcera de maintenir une forte instabilité dans ces régions, de manière à peser jusqu'au bout sur la négociation constitutionnelle en Ukraine. Tel était d'ailleurs, selon moi, le principal objectif du référendum en Crimée : prendre un gage pour influer sur le cours des événements à Kiev, où il n'y avait plus personne pour relayer les préoccupations russes. Je ne suis pas du tout convaincu que le rattachement de la Crimée à la Russie était décidé au moment où les « petites hommes verts » ont pris la Rada de Simferopol. La machine s'est emballée : la Crimée s'est offerte, et le président Poutine a profité de l'aubaine. Mais l'annexion n'était pas un objectif en soi.

Les manoeuvres de destabilisation de l'est de l'Ukraine continuent: les camions remplis de mercenaires ou de jeunes qui partent faire le coup de poing continuent de franchir la frontière russo-ukrainienne. Un bataillon Vostok reconstitué, du nom de celui qui a servi en Tchétchénie, et des éléments venus de Crimée sont également présents sur le terrain. Mais la situation échappe globalement à Moscou. La meilleure preuve, c'est que le bataillon Vostok et ces éléments venus de Crimée ont dû intervenir la semaine dernière pour rétablir un peu d'ordre à Donetsk : ils ont fait évacuer le quartier général des forces dites pro-russes et ont arrêté plusieurs individus qui s'étaient comportés en criminels, notamment en pillant des magasins. Pour peser dans la négociation, Moscou doit exercer un minimum de contrôle sur ces forces.

Peut-on parler d'une véritable guerre civile à l'est de l'Ukraine ? Probablement. Telle est l'analyse des Américains, qui estiment que Moscou n'a toujours pas renoncé à intervenir dans l'est de l'Ukraine, malgré le retrait effectif de la plupart des forces russes massées aux frontières.

Comme vous l'avez mentionné, la Russie cherche également à utiliser l'arme gazière. Cependant, à mon avis, ils cherchent plus à parvenir à un accord avantageux en la matière et n'ont nullement l'intention de couper le gaz ni à l'Union européenne ni à l'Ukraine. L'Europe importe de Russie environ 30 % du gaz qu'elle consomme. Or, la Russie ne peut pas se permettre de ne pas vendre ces quantités très importantes. D'autant que le marché du gaz est un peu déprimé, et qu'il est possible de changer de fournisseur en quelques années. Moscou n'a aucune envie de donner un signal qui pousserait les Européens à s'approvisionner ailleurs. Au Forum économique de Saint-Pétersbourg, le président Poutine a pris grand soin de rassurer les hommes d'affaires : l'accord gazier signé avec les Chinois portera sur de nouveaux gisements, la Russie n'ayant nullement l'intention de diminuer les quantités livrées à l'Europe.

Moscou veut imposer aux Ukrainiens un prix plus élevé et le système de prépaiement qui s'applique déjà à d'autres pays. Le troisième round de négociation entre la Russie, l'Ukraine et l'Union européenne, qui s'est déroulé hier à Berlin, n'a pas débouché sur un accord définitif. Néanmoins, les Ukrainiens ont versé 785 millions de dollars à Gazprom, soit environ un quart de leur dette reconnue – 3,5 milliards qui correspondent aux arriérés et aux livraisons de gaz pour les six premiers mois de 2014. À en croire le commissaire européen à l'énergie, M. Oettinger, il y a bon espoir que les discussions aboutissent d'ici quelques jours. C'est pourquoi M. Miller, président du directoire de Gazprom, a accordé à Kiev un délai supplémentaire d'une semaine, jusqu'au 9 mai, pour payer intégralement les livraisons du mois de juin. Quant aux Ukrainiens, ils cherchent à obtenir un prix inférieur aux 484 dollars pour 1000 mètres cubes demandés par la Russie. L'Union européenne soutient plutôt les Ukrainiens, dans la mesure où elle contribuera indirectement, avec le FMI notamment, au règlement de la dette gazière ukrainienne.

Il y a donc déjà un dialogue entre la Russie et l'Ukraine sur le gaz. En outre, certains ministres russes et ukrainiens se parlent, au niveau technique. Mais Moscou n'a pas encore reconnu officiellement les autorités ukrainiennes, malgré la demande de l'Union européenne. Cela étant, la France elle-même ne reconnaît traditionnellement que les États, pas les gouvernements. Il est donc curieux d'appeler le président Poutine à faire ce que nous ne faisons pas nous-mêmes. D'autant qu'il a déjà reconnu la légitimité du président ukrainien et déclaré qu'il travaillerait avec lui.

Par ailleurs, il existe une réelle interdépendance industrielle entre la Russie et l'Ukraine dans le domaine de l'armement. Les Russes se sont plaints hier dans un communiqué que l'Ukraine ne respectait pas les délais de livraison d'éléments constitutifs qui leur sont nécessaires pour fabriquer certaines armes. Les Russes ont donc toujours besoin de parler aux Ukrainiens. Même si le Kremlin a annoncé hier qu'il n'y aurait pas de rencontre officielle entre MM. Poutine et Porochenko en marge des cérémonies du 6 juin, je serais étonné qu'ils ne se parlent pas à un moment ou à un autre à cette occasion.

Quant aux objectifs réels du président Poutine, je ne les connais pas. J'ai rencontré de nombreux interlocuteurs dans tous les cercles. Selon une analyse qui me paraît pertinente, l'affaire ukrainienne a été une aubaine s'écartant du modèle de l'Empire soviétique, par définition multinational, le président Poutine essaie de créer un régime autoritaire russe et conservateur, en convoquant au besoin des références religieuses. Cela provoque d'ailleurs des turbulences non seulement au sein de la Communauté des États indépendants, mais aussi dans certaines régions de Russie, où la population n'est pas majoritairement russe et orthodoxe. Le président Poutine tente une synthèse entre la Russie des Tsars, l'URSS et la Russie actuelle. Il a indubitablement une vision, se sent peut-être même investi d'une mission, ce qui ne rend pas toujours aisément lisible sa politique.. Le discours de référence à cet égard est celui qu'il a prononcé le 18 mars dernier, au lendemain de l'annexion de la Crimée. Il y a synthétisé sa pensée sur l'avenir et le rôle de l'homme russe face à un Occident moralement et socialement décadent. La Russie ne doit plus, selon lui, chercher un modèle à l'extérieur, fût-ce en Europe. Il convient de définir une nouvelle nation russe.

Si tel est bien l'objectif, il est en bonne voie. Le pays connaît actuellement une phase de régression démocratique inquiétante: la vie politique est atone, il n'y a presque plus de presse indépendante en Russie, ni d'opposition, que ce soit au sein du Parlement ou ailleurs, ni d'ONG. Les libertés publiques, notamment celles qui avaient été accordées au cours du mandat de M. Medvedev, sont sans cesse réduites. La presse est soumise à la censure, et les journalistes s'autocensurent pour ne pas être licenciés par leurs chefs de rédaction. De nouvelles lois sont en préparation sur le contrôle d'Internet et de Twitter. La loi relative aux « agents de l'étranger » contraint les ONG à fermer, ce qui vient d'arriver à Memorial, l'une des plus actives en matière de promotion de la société civile et de défense des droits de l'homme. Les manifestations sont réprimées et se soldent par des arrestations massives. Une loi interdit désormais la « propagande homosexuelle ». La Russie disposant d'une économie de marché relativement développée, un air de liberté subsiste – on peut toujours se promener dans la rue, aller au cinéma ou au théâtre, acheter la voiture de son choix –, mais la réalité est bien celle d'un régime autoritaire. La société russe n'a plus que les apparences de la démocratie.

La situation économique du pays incite probablement le président Poutine à tenter de renforcer encore son emprise. L'économie russe ne s'est pas réformée : le taux d'investissement et les créations d'entreprises demeurent très faibles ; la Russie continue à vivre de ses exportations de matières premières et de la demande intérieure. Les signes de faiblesse sont bien antérieurs à la crise ukrainienne et aux sanctions occidentales : la demande intérieure commence à baisser depuis un an déjà. La Russie est probablement entrée en récession au premier trimestre 2014 – nous devrions en avoir la confirmation dans les prochaines semaines. De plus, les sanctions créent un climat d'incertitude pour les investisseurs. Le cycle s'accélère : le rouble a perdu 20 % de sa valeur, et la Russie a dû sacrifier, pour le défendre, 100 milliards de dollars sur les 550 milliards de réserves de change qu'elle détient. La part des produits importés dans la consommation étant de 30 %, la dépréciation de la monnaie a un effet très marqué sur celle-ci. Comment les classes moyennes, qui ont soutenu Poutine, vont-elles réagir, une fois passée la vague d'enthousiasme liée à l'annexion de la Crimée ? Que va-t-il se passer lorsque les Russes commenceront à avoir des difficultés pour payer leur loyer ou pour changer de voiture ? Personne ne le sait. La reprise en main vise probablement à prévenir une explosion sociale.

En matière de politique étrangère, la lecture du président Poutine reste celle d'un homme formé au temps de la guerre froide : pour lui, la diplomatie reste un jeu à somme nulle : toute perte pour la Russie correspond à un gain pour les États-Unis, et inversement. L'origine du mal, c'est la formation d'un monde unipolaire dominé par les États-Unis. Les manifestations sur Maïdan ne sont que le dernier élément d'une série qui a commencé avec l'intervention américaine au Kosovo, puis en Afghanistan et en Irak, et s'est poursuivie avec les Printemps arabes. Tous ces événements sont des avatars du complot de l'Occident contre la Russie. Il était donc temps, selon le président Poutine, d'y mettre fin. La crise ukrainienne a été l'occasion pour la Russie de montrer qu'elle s'opposerait, seule s'il le fallait, à la toute-puissance américaine.

Dans ce schéma, l'Europe ne compte guère, sauf en matière économique dans une certaine mesure. Les grands pays européens ont néanmoins une importance relative. La France demeure un partenaire de référence, du fait de l'histoire, compte tenu du rôle qu'elle a joué pendant la guerre froide et des coopérations structurantes qu'elle a développées avec la Russie dans des domaines sensibles où les autres pays ne se sont pas risqués. Mais le principal partenaire économique, c'est l'Allemagne. D'où l'intérêt de travailler à une approche franco-allemande de la Russie au sein de l'Union européenne. S'agissant des relations bilatérales, nous n'avons pas adopté de sanctions économiques. Il n'y a donc pas de raisons que les entreprises françaises, très présentes en Russie, suspendent leurs investissements, sauf en Crimée. Cependant, l'avenir de l'économie russe suscite des inquiétudes, indépendamment de toute sanction.

La visite du président Poutine en France revêt une grande importance : c'est la première fois depuis le début de la crise ukrainienne qu'il rencontrera des dirigeants occidentaux, entre autres le président Hollande et le premier ministre britannique. Pour sa part, le président américain a confirmé qu'il n'aurait pas d'entretien bilatéral avec lui.

Présidence de Mme Odile Saugues, vice-présidente de la Commission

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion