Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du 3 juin 2014 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie :

Les pays baltes sont probablement quantité négligeable aux yeux des Russes mais il n'en convient pas moins de prendre leurs craintes au sérieux. Tout comme les Turcs, les Russes ne comprennent toujours pas comment fonctionne l'Union européenne : ils font preuve d'une brutalité avec ce qu'ils ne considèrent que comme un grand marché et un partenaire économique à l'égard duquel ils prennent des engagements qu'ils ne tiennent pas – notamment à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), où les Européens les ont aidés à entrer. Et chaque fois que nous sommes confrontés à un problème, leur réponse est « niet », comme en témoigne le récent épisode de l'embargo russe sur le porc, après l'affaire de la fièvre porcine africaine. C'est donc avec fermeté qu'il nous faut traiter notre partenaire économique russe.

Sur le plan politique, la seule chose que les Russes comprennent de l'Europe, et qui d'ailleurs les inquiète, c'est que nous manions mieux qu'eux le soft power. Et le message qu'ils ont voulu faire passer en Ukraine, c'est qu'ils ne voulaient pas d'un monde fonctionnant de cette manière – tout cela n'étant pour eux que le paravent de la puissance américaine – et qu'ils souhaitaient en revenir aux pratiques du passé : lorsqu'on souhaitait quelque chose, on le prenait ; en cas de confrontation, on allait jusqu'au bout et que le meilleur gagne ; et en l'absence de gagnant, on s'asseyait autour d'une table, on négociait, on rentrait chez soi et tout le monde était content. De telles pratiques ne sont pas incompatibles avec la notion de souveraineté limitée des partenaires géostratégiques de la Russie. Car si Nicole Ameline a poliment évoqué « l'étranger proche », il ne s'agit là en fait que de la bonne vieille doctrine Brejnev remise au goût du jour.

S'il paraît inconcevable aux Russes que de « petits pays » tels que les États baltes puissent dicter leur volonté à une Union européenne comprenant la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie et la Pologne, ils n'en sont pas moins conscients que l'Union tient compte de l'avis de tous ses États membres, pays baltes inclus. Et tout en sachant que les minorités russes vivant dans ces pays n'ont aucune envie de réintégrer la Russie, ils sont prêts à s'en servir pour peser sur les débats à Bruxelles. Ainsi, lorsque le 18 mars dernier, le Président Poutine a fait un grand discours sur la protection que la Russie doit aux Russes de tous les pays, la presse a opportunément rappelé le lendemain que la population de Riga était à 60 % russophone. Ce discours a d'ailleurs été contre-productif, les Baltes en ayant conclu qu'ils étaient les prochains sur la liste et qu'il fallait que l'OTAN en tire les conséquences.

Si l'inquiétude des États baltes me paraît justifiée, c'est que les Russes ont au fond du mal à accepter le démantèlement de l'URSS. C'est sur cet inconscient collectif que Vladimir Poutine joue en permanence : si sa cote de popularité s'élève aujourd'hui à 83 %, c'est parce qu'il tient un discours sur la nation russe, sur l'homme russe, sur l'empire russe. Son attitude est donc très ambivalente vis-à-vis des États baltes : je ne crois pas une seconde qu'il ait l'intention de les ré-annexer mais plutôt de s'en servir, quitte à jeter de l'huile sur le feu – en préférant une vraie confrontation dans ses discussions avec l'OTAN à ce qu'il considère comme la cuisine des conseils européens. Du fait de l'émergence économique de la Russie, on a mal compris que contrairement au Brésil, à l'Inde, à la Chine ou à l'Afrique du Sud, ce pays ne vit pas véritablement dans la mondialisation et qu'il n'a pas diversifié son industrie ni son économie. La seule différence avec la situation antérieure, c'est que ses richesses ont été plus largement redistribuées de sorte que le niveau de vie s'y est amélioré. Mais tous les investissements y sont publics et l'on n'y trouve que très peu d'entreprises privées, en dehors des grandes oligarchies nées du dépècement de l'État et de la distribution des biens publics aux amis du pouvoir.

Les Russes ont une obsession, empêcher l'arrivée de l'OTAN à leurs frontières. D'ailleurs, s'ils ont décidé de ne pas faire pénétrer leurs troupes en Ukraine, exception faite de la Crimée, c'était notamment pour éviter que l'Alliance atlantique ne s'y déploie tôt ou tard.

Quant à l'affaire des BPC, c'est en octobre que le gouvernement français prendra sa décision définitive, lorsque les licences d'exportation seront délivrées. Et quand bien même on appliquerait des sanctions à la Russie dans le domaine de la coopération d'armement, celles-ci ne pourraient être rétroactives. Enfin, ces navires ayant déjà été payés, leur non-livraison représenterait une sanction de plus d'un milliard d'euros qu'aucun de nos partenaires ne serait prêt à financer. Pour en terminer sur l'Europe, l'une des premières mesures qu'aient prises le Conseil européen a consisté, d'une part, à suspendre le dialogue euro-russe censé aboutir à la conclusion d'un nouvel accord-cadre et d'autre part, à interrompre notre négociation sur les visas – qui avait notamment pour but la levée des visas de court séjour, point auquel la France est favorable. Les Italiens ont cependant annoncé leur intention, lorsqu'ils présideront l'Union européenne, de rouvrir à marche forcée le dialogue avec les Russes et de boucler définitivement cet accord-cadre. Cela me paraît absolument nécessaire, et il revient notamment au couple franco-allemand de faire en sorte qu'au-delà de la crise actuelle, on retrouve une dynamique positive.

Avancée il y a quelques années par les Russes, la notion d'espace économique commun « de Lisbonne à Vladivostok » s'appuyait sur l'idée que la Russie, loin d'être une puissance asiatique opposée à l'Europe, faisait le pont entre celle-ci et l'Asie et que c'était sur cette base que la relation de partenariat économique et stratégique devait se construire à long terme. Bien qu'encore un peu vide pour l'instant, ce concept intéressant pourrait notamment se décliner sous forme de gros projets économiques dans le domaine des infrastructures énergétiques, ferroviaires et aériennes. Cet objectif sera néanmoins difficile à atteindre pour l'Union européenne tant que la crise ukrainienne ne sera pas terminée.

On est aujourd'hui plus proche d'une sortie de crise qu'il y a trois semaines : l'Europe et la Russie se reparlent ; les élections ont eu lieu et on se rencontre au sein de l'OSCE – même si les Russes auraient préféré un dialogue au Conseil de l'Europe, en l'absence des Américains.

Les mesures de réassurance prises par l'OTAN ne gênent pas la Russie qui ne souhaite pas que son dialogue stratégique avec l'Alliance atlantique soit suspendu, ce qui constituerait pour elle un signe de défiance. Les Russes ne se fient plus aux Européens, qu'ils jugent peu à même de s'opposer aux Américains – mais restent néanmoins confiants envers l'Allemagne, leur premier partenaire économique, et vis-à-vis de la France dont ils savent qu'elle est prête à se tenir aux décisions qu'elle prend. Ils considèrent d'ailleurs comme une marque de confiance la nomination de Jean-Pierre Chevènement comme représentant spécial de la France en Russie – ce dernier tenant un discours dans la plus pure tradition française qui leur convient tout à fait. Je précise que notre ambassade entretient d'excellentes relations avec lui et que nous travaillons ensemble à la définition de sa prochaine mission. Son action est très positive : outre le dialogue qu'il entretient avec les ministres techniques, il dirige des délégations qui se rendent en région pour travailler dans les secteurs des transports et du nucléaire, et sera également sollicité lors de la préparation du prochain séminaire intergouvernemental du Conseil économique, financier, industriel et commercial (CEFIC).

Sur le plan intérieur, M. Vladimir Poutine enregistre une cote de popularité de 83 %, et 65 % des Russes pensent qu'il devrait disposer d'encore plus de pouvoirs – conception de la démocratie d'autant plus éloignée de la nôtre que la Douma ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. Aucune figure d'opposition n'émerge aujourd'hui, tout opposant se retrouvant en prison ou contraint à l'exil. Ainsi M. Khodorkovski n'a-t-il été libéré qu'à condition de quitter le pays. Nous sommes très inquiets en ce qui concerne le Caucase. Certes, la Tchétchénie est tenue par M. Kadyrov, qui est d'ailleurs allé proposer ses services en Crimée puis dans l'est de l'Ukraine. Mais la situation est beaucoup plus instable au Daguestan et en Ingouchie, devenues la première zone de transit pour les Djihadistes qui remontent du Proche-Orient. Quant au leader de la rébellion qui y a été abattu, il a été remplacé non par un Tchétchène mais par un Daguestanais proche d'Al-Qaida. Les Russes justifient en grande partie leur position sur la Syrie par la nécessité de combattre plus fermement le terrorisme djihadiste que ne le font les Européens. Ils s'inquiètent du départ des troupes américaines et occidentales d'Irak et d'Afghanistan – qui, selon eux, ouvre la porte au narcotrafic finançant le terrorisme international.

Quant au contrat gazier sino-russe, il est aujourd'hui à peine plus abouti qu'il ne l'était avant sa signature, il semble qu'aucun accord n'ait encore été trouvé sur le prix, que les Chinois essayent de faire baisser, alors même qu'il est déjà largement inférieur au prix ukrainien. Je ne suis d'ailleurs pas certain que les Russes puissent proposer aux Chinois un prix inférieur à celui qu'ils imposent aux Européens, avec lesquels ils ont besoin de maintenir leurs contrats. Quoi qu'il en soit, l'affaire n'est pas réglée, et c'est pour le moment un accord politique qui a été conclu.

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