Intervention de Paul Giacobbi

Séance en hémicycle du 19 juin 2014 à 9h30
Politique de développement et solidarité internationale — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPaul Giacobbi :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, vous connaissez mon aversion instinctive pour les lois non normatives, les dispositions putatives, que nous appelons, nous, « lois d’orientation et de programmation » et que le peuple qualifie de bouillie pour les chats ou d’eau tiède – sans parler d’autres métaphores liquides ou pâteuses qui témoignent de l’absence d’éléments solides ou d’une quelconque ossature dans cette catégorie toute particulière de texte.

Pour autant que ce texte ait une portée pratique, il repose tout de même, il faut le reconnaître, et en attribuer le mérite au Gouvernement et à ses auteurs, sur des éléments très classiques de l’analyse économique du développement. L’idée générale, l’épine dorsale – si j’ose dire, s’agissant d’une substance pâteuse –, c’est que l’aide au développement doit se diriger en priorité vers les pays les plus pauvres, s’attacher à respecter le principe de « soutenabilité » – traduction qui me semble meilleure que « durabilité » – et promouvoir les valeurs de solidarité et de démocratie, voire d’exemplarité. On ne peut qu’être d’accord avec ces principes qui semblent aller de soi, et on peut d’ailleurs considérer que les choses qui vont sans dire vont encore mieux en les disant.

Il faut tout de même apporter quelques nuances critiques car le monde change, et en définitive pas toujours de la manière dont les économistes du développement l’avaient prévu, voire à l’inverse. Je citerai Gunnar Myrdal, lauréat du prix Nobel d’économie en 1974 qui avait prévu que deux grands pays ne pouvaient pas s’en sortir : la Chine et l’Inde. Son analyse avait donné lieu à un livre admirable, plein d’équations et très convaincant, Asian Drama : an Inquiry into the Poverty of Nations. Or aujourd’hui, l’Inde connaît une croissance très basse de 5 % et celle de la Chine s’élève à un peu moins de 10 %, avec des succès industriels incontestables. Rétrospectivement, son analyse peut paraître risible, mais elle comporte beaucoup de vrai dans la mesure où les très fortes croissances de la Chine et de l’Inde sont incroyablement inégalitaires. Ces pays négligent souvent, surtout pour l’Inde, santé et éducation ; ils font trop largement fi de l’environnement, en particulier en Chine, ce qui est dramatique non seulement pour ce pays mais aussi pour le monde entier, au point que le caractère soutenable de ce développement exceptionnel, spectaculaire, peut connaître très vite des limites – c’est le cas actuellement. Ces limites ont d’ailleurs été récemment analysées avec une grande pertinence, notamment par un autre prix Nobel d’économie, le professeur Mortensen de l’université d’Harvard qui a souligné à quel point l’inégalité, la négligence pour la santé et l’éducation constituaient pour l’Inde un obstacle au développement.

La nuance s’impose donc au plan de l’analyse économique : ce que l’on prévoyait en 1974 s’est révélé complètement faux. Pour autant, les critiques qui étaient faites et les avertissements lancés à cette époque se sont révélés en partie exacts. Si ces pays se sont spectaculairement développés d’un point de vue quantitatif, les difficultés qu’ils rencontrent au plan qualitatif dans le domaine de la santé, de l’éducation et de l’environnement sont des obstacles à un développement durable. Au fond, on pourrait dire que le texte souligne assez bien que le développement quantitatif est important mais qu’il n’est soutenable que s’il comporte l’attention nécessaire à la santé, à l’environnement, à l’éducation qui sont des valeurs fondamentales. Si nous négligeons ces domaines, nous n’aurons pas grand-chose à terme, tandis que si nous mettons l’accent là-dessus, nous pouvons gagner.

L’autre nuance que j’apporterai concerne l’intérêt national de la France dans la politique de coopération et de développement. Je sais bien qu’il n’est pas de mise en France de parler de nos intérêts nationaux pour fonder notre action internationale. Mais je me permets d’insister parce que tous les autres pays de la planète le font.

Prenons l’exemple d’un grand pays émergent comme l’Inde. Dans ce pays, des infrastructures de transport considérables sont en train de se créer : aéroports, modernisation ferroviaire de grande ampleur, ouverture de voies autoroutières et de transports en commun en ville. Beaucoup d’entreprises françaises participent à ces investissements. La RATP, Alstom et bien d’autres contribuent de manière importante à apporter technologie, savoir-faire, et c’est excellent. Il se trouve que le crédit est assez rare dans ce pays, l’intervention des banques insuffisante. Le financement se fait souvent sur fonds propres. De ce fait, une institution financière comme l’Agence française de développement, dont le rôle pourrait paraître relativement marginal en volume et très coûteux en taux d’intérêt face à de tels programmes d’investissement, peut contribuer à rendre possibles des opérations considérables avec des effets très positifs pour nos entreprises nationales.

Si l’on abandonne ce vecteur d’activité et d’emploi, de coopération technique, de partenariat industriel, je le dis très clairement : on se tire une balle dans le pied. Même s’il peut paraître marginal de donner quelques dizaines de millions de dollars à des taux qui paraissent extrêmement élevés mais qui, finalement, ne le sont pas en raison d’une inflation très forte dans un pays comme l’Inde, on constate en pratique que cela a pour effet de donner à la France des marchés conséquents. Après tout, un métro à Bangalore, pour citer un exemple précis, cela développe de manière très positive l’économie, mais aussi l’environnement, la vie urbaine. Cela contribue au développement social, permet à des gens d’aller travailler, et favorise l’emploi et l’activité, y compris pour notre pays.

Je cite ces exemples et donne ces nuances en indiquant que ce projet de loi, pour autant qu’il ait une signification et une portée pratique, ne doit pas être un dogme idéologique mais plutôt une base de réflexion ouverte et lucide. Nous devrions parfois abandonner l’idée – cela ne figure pas tout fait dans le projet et c’est un peu regrettable – que c’est nous qui avons donné notre intelligence, notre technologie, notre savoir-faire, mais que nous ne pouvons pas prendre de leçons dans ces pays.

Pour illustrer mon propos, je prendrai deux exemples simples, dont l’un est très connu et l’autre moins. Premier exemple, le microcrédit. Après tout, ce ne sont pas nos fertiles cerveaux occidentaux qui l’ont découvert : c’est une invention probablement plus spécifiquement bangladeshie. La Grameen bank fut en effet créée par Muhammad Yunus, homme tout à fait remarquable. Aujourd’hui, nous aussi nous servons un peu du microcrédit. On voit bien, par cet exemple financier, qu’une technologie bancaire peut être utile, y compris dans nos pays.

Le deuxième exemple est moins connu, mais je le rappelle souvent. L’Inde vient de voter en utilisant des machines de vote électronique. J’ai rencontré récemment un ami indien qui me disait avoir vu aux actualités françaises les gens utiliser le bulletin de vote papier. Et il ajoutait : j’ai quarante ans et je n’ai jamais voté avec le papier, je ne sais pas comment on fait. On pourrait très bien s’inspirer de cet exemple très économe en papier, donc en forêts, et en faveur du développement durable. Vous pouvez imaginer ce que représente, en termes d’abattage d’arbres, le vote de 800 millions d’inscrits : c’est considérable.

Il faudrait aussi arriver à dire que l’on peut trouver, dans ce monde en développement, des leçons intelligentes pour nous-mêmes, une sagesse, une connaissance, une innovation qui parfois sont utiles.

Je compte sur le pragmatisme et l’intelligence, que je connais, de Mme Annick Girardin pour mettre en oeuvre dans le meilleur esprit ce texte que le groupe RRDP approuvera bien évidemment dans sa globalité.

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