Intervention de Laurent Davezies

Réunion du 6 novembre 2012 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Davezies, titulaire de la chaire « économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers :

Le portrait que je peux dresser aujourd'hui est très différent de celui que j'avais présenté en 2008 dans un ouvrage intitulé « La République et ses territoires » et dans lequel apparaissaient des France assez paradoxales. J'avais mis en lumière un effet de ciseau surprenant entre les territoires dits métropolitains, moteurs de la croissance française, et les territoires pénalisés du point de vue productifs et dont les économistes prédisaient qu'ils allaient rester en marge du développement. Il s'avérait en effet que, depuis les années quatre-vingt, les premiers, ceux qui précisément tiraient la croissance, rencontraient davantage de difficultés de développement, ce terme recouvrant à la fois l'emploi, le revenu, la démographie, le solde migratoire, l'accès aux services et la maîtrise de la pauvreté et du chômage. C'est la seconde catégorie de territoires qui s'en sortait le mieux. Il s'agissait en gros des grands territoires de l'Ouest et du Sud. Le monde rural s'est beaucoup plaint mais il s'en tirait beaucoup mieux que ce qu'on pense. Il est aujourd'hui aussi peuplé que dans les années cinquante, avant le grand exode rural. Certes, les gens y résident plus de façon temporaire mais le niveau de présence et de peuplement est identique à celui de 1955.

Les villes petites ou moyennes étaient condamnées par les économistes, au motif qu'elles n'étaient pas adaptées à la mondialisation, dont le modèle est celui de la métropole, des grands marchés de l'emploi. La concentration des facteurs de production et la massivité étaient vues comme la pierre philosophale de la croissance – cela a valu à Paul Krugman son prix Nobel en 2008. C'était l'hymne à la grande agglomération, à la métropole très peuplée, avec une grande diversité de ressources, et beaucoup d'offres et de demandes très différenciées qui avaient les meilleures probabilités de se rencontrer. Or les villes petites et moyennes, l'Ouest, le Sud, qui n'avaient aucun de ces atouts, ont prouvé qu'il pouvait en être autrement. Souvenez-vous de ce qu'on disait à l'époque de l'Arc Atlantique, de la fracture territoriale ! Souvenez-vous des plaintes des élus de ces régions ! Il est vrai qu'on leur avait expliqué que seule la grande densité européenne serait source de succès. Nous étions très peu nombreux, à l'époque, à avoir pris le contre-pied de ces théories.

Les dynamiques se trouvent précisément dans ces territoires que l'on disait condamnés. L'ouest français et les villes petites et moyennes ont progressé très fortement au cours des années passées. En revanche, les grandes métropoles, censées être les plus favorisées par le développement, car les mieux adaptées à la mondialisation, « tirent la langue ». Elles souffrent en termes de solde migratoire, d'amélioration du revenu, de croissance de l'emploi, mais aussi de contrôle de la pauvreté et du chômage. Ainsi, la région parisienne, qui représente 30 % de la croissance française, va mal. Rien de sérieux en matière d'infrastructures n'y a été fait depuis plus de trente ans. Ces territoires dont tout le monde, y compris une bonne partie des élus de province, considéraient qu'ils faisaient un rapt sur le développement, ne faisaient un rapt que sur la croissance. C'est là que se concentrait la valeur ajoutée. L'Île-de-France représentait 27 % du PIB en 1980 contre 30 % aujourd'hui : 3 points de croissance nationale ont donc quitté la province pour rejoindre la région parisienne, ce qui est insupportable pour nombre d'élus des territoires qui les ont perdus. Ils en ont conclu que tout allait à Paris, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes ou Rennes et qu'il n'y avait rien pour les autres. Or ces villes, et notamment les quatre premières, ont été les plus pénalisées dans les années passées. Et les territoires présentés comme les grands perdants de la mondialisation et de la métropolisation ont connu en fait les plus fortes croissances de peuplement – pour les seuls actifs – et de revenus.

En dépit de tout ce qu'on a pu entendre sur l'aggravation de la fracture territoriale, les inégalités de revenus par habitant entre les régions, les départements et les zones d'emploi françaises n'ont pas cessé de décroître depuis 1965, date des premières statistiques en la matière. En cinquante ans, les régions les plus riches ont ralenti leur progression contrairement aux plus pauvres, qui ont été la cible des politiques d'aménagement du territoire. À un Premier ministre qui m'interrogeait sur ces sujets, j'avais répondu qu'il fallait concevoir une politique régionale inverse, les territoires se plaignant le plus étant ceux qui marchaient le mieux, à l'exception du Nord-Est, région dite en phase de restructuration industrielle. Il s'agit en réalité de destruction industrielle : les emplois du secteur secondaire qui sont supprimés ne reviennent jamais.

En 2008, j'en avais donc conclu qu'en France, les wagons allaient plus vite que la locomotive. Du fait de toutes sortes de mécanismes de circulation monétaire, on constatait une dissociation tout à fait étonnante entre les territoires de croissance sans développement et les territoires de développement sans croissance. Or, même si je n'avais pas prévu la crise, cela ne me semblait pas pouvoir durer. Je rappelle que les revenus des ménages d'Île-de-France avaient, dans le même temps, baissé.

La crise de septembre 2008, qui s'est prolongée tout au long de 2009, puis celle de l'été 2011, que nous subissons actuellement, ont remis en cause tout le système – il est dommage, à cet égard, que l'on n'ait pas salué davantage ces cinquante ans de baisse des inégalités entre les territoires. Il est vrai que la situation paradoxale des années passées était liée en grande partie aux budgets publics et sociaux, même si le tourisme joue également un rôle de redistribution très puissant. Si l'on prend l'exemple de l'Île-de-France, la différence entre ce que les gens de province dépensent à Paris et ce que les Franciliens dépensent en province fait apparaître un transfert monétaire, de nature totalement privé, équivalent aux transferts relevant des budgets publics et sociaux en faveur de ce qu'on appelle « la province ».

Ces mécanismes de solidarité, fondateur de la cohésion nationale, et qui ne sont pas seulement une affaire française – on peut mesurer également les effets des budgets publics et sociaux sur la cohésion interrégionale au sein de chacun des grands pays européens –, ont été ignorés ou niés. Il est donc difficile de les évaluer. Nous ne disposons en effet d'aucun chiffre officiel, même si l'INSEE s'efforcent de faire apparaître les comptes régionalisés des administrations publiques centrales, les CRAPUC, que réclame d'ailleurs l'Assemblée nationale. Or, compte tenu de l'objectif de réduction importante de notre déficit à court terme, nous allons assister à une modification sérieuse de ces mécanismes de redistribution, essentiels pour la cohésion et dont le rabotage aura forcément des conséquences sur les dynamiques territoriales.

J'ai constaté que la crise de 2008-2009 avait eu des impacts extrêmement asymétriques sur les territoires. Certains n'ont subi aucun effet : ainsi, les territoires métropolitains s'en sont très bien sortis notamment parce que leurs emplois industriels avaient été détruits par le passé – en particulier suite à la crise de 1993 – et que les secteurs dynamiques ont continué a progressé pendant la crise. D'autres, en revanche, ont beaucoup souffert, tandis qu'une troisième catégorie était sauvée par la présence très importante – de l'ordre des deux tiers, parfois – du revenu des ménages provenant de flux non marchands – publics, sociaux, retraites. Au final, la crise a été moins ressentie que ce qu'on a pu dire du fait du jeu des amortisseurs qui ont protégé la France.

J'ai utilisé cette période comme un stress test. J'ai étudié les conséquences qu'auraient, sur notre pays, un arrêt de la progression de l'emploi public, des dépenses publiques et sociales, et une diminution de 10 % des revenus non marchands. Cet exercice a fait apparaître quatre France : deux représentant 10 % de la population et deux autres 40 %. J'ai pris comme indicateur le poids des revenus d'origine non marchande dans le revenu des ménages des territoires considérés et la moyenne de progression de l'emploi salarié privé.

Commençons par les 10 % de la population vivant dans des territoires non marchands et confrontés à une absence de dynamique de création d'emploi. Ces territoires sont véritablement sinistrés. Ce sont eux qui ont le plus subi la crise de 2008-2009. Ils sont situés dans le nord-est et comptent malheureusement beaucoup de jeunes. Censés faire l'objet d'une reconversion industrielle, ils dépendent très largement des prestations sociales et bénéficient d'emplois publics. Cette zone s'étend de la Franche-Comté à la Haute-Normandie, au nord d'une ligne Cherbourg-Genève.

Viennent ensuite les 10 % de la population vivant dans des territoires marchands en difficulté. Ils sont situés à peu près dans les mêmes régions et englobent également une partie du bassin parisien, à une centaine de kilomètres de Paris. Cette zone de production manufacturière, à la périphérie extérieure de l'Île-de-France, est le résultat de la politique de décentralisation industrielle menée par la DATAR. Ces territoires ont un genou à terre. Il leur reste quelques éléments de production mais ils opèrent mal leur reconversion car ils ont en commun, avec les territoires précédents, de compter une population faiblement qualifiée. Les soldes migratoires sont en outre très négatifs.

Pour ces 20 % de la population française, cela va être très difficile.

J'en arrive aux premiers 40 %, ceux vivant sur des territoires de développement sans croissance. Ces derniers fonctionnaient très bien dans les années passées et étaient souvent d'ailleurs – c'est tout le paradoxe – les premiers bénéficiaires des politiques d'aménagement du territoire. Ces Français habitent dans l'Ouest et dans le Sud, dans toutes ces villes petites et moyennes dont on prétendait qu'elles étaient foutues. Dans le sud-ouest, Toulouse était supposée les avoir tuées. Mon travail – technique, contrôlable et critiquable – a montré que, s'agissant des fondamentaux du développement territorial – croissance démographique, développement de l'emploi, du revenu par habitant, des bases fiscales –, le parallélisme était total. Certes, Toulouse a capté les jeunes et les activités de haute valeur ajoutée. Mais toutes les autres villes alentour fonctionnaient très bien car nombre d'activités faiblement qualifiées continuaient et continuent à tenir le coup. La moitié des emplois salariés privés sont dans des secteurs répondant à la demande des ménages, qui ne nécessitent pas toujours des qualifications importantes. Il y a également beaucoup d'activités dans le domaine industriel régional qui ne sont pas remises en cause par la mondialisation – entreprise de charpentes métalliques, de nettoyage industriel, par exemple. Certaines activités ont ainsi une zone de chalandise sur deux ou trois régions. Ce partage des rôles sur le plan productif n'était donc pas défavorable aux villes petites et moyennes.

En outre, ces villes comptent énormément de retraités et d'emplois publics, et sont des destinations touristiques. Je rappelle qu'on compte, en gros, 100 milliards d'euros de dépenses touristiques sur les territoires français, chaque année. Au niveau international, la moitié du déficit de notre balance commerciale est compensée par le secteur touristique. L'enjeu est donc énorme.

Bref, ces 40 % de territoires s'en sortaient très bien. Mais le ralentissement des dépenses publiques et sociales va les affecter s'agissant notamment de l'emploi public. Mont-de-Marsan, Digne-les-Bains seront ainsi directement impactées car l'arrêt de la progression de l'emploi public va stopper leur dynamique. Je montre dans mon livre que, sur les 350 zones d'emploi françaises, 120 ont connu, depuis dix ans, une augmentation du nombre d'emplois publics supérieure à celle du nombre d'emplois privés. C'est notamment vrai dans la diagonale qui va des Ardennes aux Landes. On note aussi dans ces territoires une surreprésentation des retraités, plutôt riches – les retraités ouvriers et employés étant au Nord.

Ces territoires étaient les fameux wagons qui allaient plus vite que la locomotive. Dorénavant, ils resteront derrière mais cela n'aura rien de tragique, notamment du fait de la présence de nombreux retraités. S'il est vrai que la retraite de chaque individu peut faire l'objet d'inflexion dans les années à venir, la montée en puissance des ménages bi-actifs, et donc bi-retraités, jouera un rôle déterminant – dans un sens comme dans l'autre. C'est une loi statistique : après cinquante ans, il ne faut plus divorcer (sourires). Si donc les retraites individuelles sont rabotées, les retraites par ménage augmenteront, notamment pour les 50 à 60 % du haut du tableau social, qui sont précisément attirés par les 40 % de territoires qui nous intéressent.

J'en viens aux derniers 40 %, ceux de la France qui marche bien. Cela concerne les métropoles mais également, par exemple, la zone de Vitré, qui ne connaît pas le chômage ou d'autres petits bassins d'emploi. Certes, Oyonnax est en grande difficulté, de même que Saint-Claude. Mais nombre de petits lieux productifs s'en sortent très bien. Pour l'essentiel, ces territoires n'ont pas subi la crise de 2008-2009. Au cours de cette période, l'emploi salarié privé a ainsi continué de progresser dans la zone urbaine de Nantes. S'ils ont moins souffert de la crise, c'est que les emplois vulnérables, les emplois industriels avaient déjà disparu. N'oubliez pas que la région de France qui a connu la plus forte désindustrialisation, la plus forte destruction d'emplois de fabrication, en nombre absolu ou en pourcentage, c'est l'Île-de-France, et plus particulièrement les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis. La crise de 1993 avait été plus sévère parce que l'Île-de-France comptait alors beaucoup de ces emplois sans avenir. L'Ouest, si l'on excepte Nantes et les chantiers navals, n'avait pas historiquement, et contrairement au Nord-Est, ce type d'emplois industriels.

Les grandes métropoles ont donc effectué leur reconversion dans des secteurs dynamiques, dans l'industry comme disent les Anglo-Saxons. Et si l'on s'en tient aux emplois industriels de fabrication, on constate que ceux-ci recommencent à croître depuis 2000 dans ces territoires. Il est vrai que peu de pays au monde sont capables de gérer l'intégralité de la fabrication d'un avion ou de concevoir les voitures que nous produisons. Sur le papier en tout cas, l'avenir de l'industrie aéronautique n'est pas compromis. Quant à l'industrie automobile, elle fait l'objet de transformations technologiques et nous ne sommes pas pénalisés en matière d'innovation. De même, l'agroalimentaire, contrairement à de nombreux secteurs industriels obsolètes qui n'ont fait que perdre de la valeur ajoutée et de l'emploi, n'a jamais sombré. Son potentiel de développement est intact.

En conclusion, la dynamique d'égalisation des situations territoriales risque d'être érodée, au moins provisoirement. Si l'on considère qu'il faut maintenir ces mécanismes de redistribution, notre potentiel de rebond sur le plan productif et, donc la machine à redistribuer elle-même, s'en trouvera menacé. Je le répète, le système est mal connu et mal compris. Le sentiment général est que la province finance Paris. Et la même idée est partagée au niveau le plus élevé de la Commission européenne où certains pensent que les grandes métropoles européennes vivent de transferts venant de régions plus pauvres. Ce qui est totalement faux ! Ces mécanismes proviennent de surplus, de prélèvements, de la fiscalité. Il faut donc bien une assiette pour opérer ces prélèvements, qui représentent aujourd'hui 56 % du PIB. Il importe donc de relancer la production. Les objecteurs de croissance sont des « sociopathes » : freiner la croissance revient en effet à mettre un terme au mécanisme de solidarité et de cohésion. Or c'est grâce à ce système de mutualisation que la France a réussi, depuis des décennies, à surmonter les difficultés. Et les régions financeuses d'hier, sont aujourd'hui les régions financées. Il en est ainsi du Nord-Pas-de-Calais. Ce n'est pas qu'une question de philosophie, d'éthique ou de générosité : c'est de la mutualisation de long terme.

Un article paru dans The Economist faisait référence à une analyse du cabinet de conseil McKinsey, dont je peux témoigner du sérieux. Il s'agissait de comprendre d'où venait l'écart de productivité dont bénéficient les États-Unis au détriment de l'Europe. Au terme du travail économétrique effectué, il semblerait que cet écart soit dû en grande partie au déficit métropolitain européen et à la quasi-absence de mobilité. Certes, on peut discuter de ces conclusions. Il reste qu'elles ont un fondement.

Il est évident que l'avenir de la croissance est plutôt dans ces grands territoires, qui étaient, dans les années passées, dans l'ombre des politiques régionales – à commencer par l'Île-de-France. Le potentiel est énorme même s'ils sont assez largement pénalisés dans leur fonctionnement. Les principales grandes villes françaises sont malades et il faut les aider à se relancer. Je ne suis pas certain, à cet égard, que l'intercommunalité ait eu tous les effets positifs qu'on pouvait en attendre – je souhaite au passage bon courage à Laurent Théry, à Marseille. Il faut mettre en ordre de bataille nos grandes métropoles car c'est là que tout va se passer. Et le retour vers la compétitivité et la croissance se traduira, transitoirement, par un infléchissement de nos mécanismes d'égalisation, ce qui freinera la convergence. Ceux qui se plaignaient du système antérieur vont beaucoup le regretter. Entre cohésion sociale sur les territoires et croissance, le dilemme est difficile à trancher.

Enfin, un dernier mot sur la mobilité, qui est extrêmement freinée en France, du fait de mécanismes non naturels – je pense surtout au logement, locatif HLM, privé ou propriété. Il faut résoudre ces problèmes de blocage. Il importe aussi de s'intéresser peut-être moins aux territoires et plus aux gens. Peut-être, au contraire des Anglo-Saxons, sacralisons-nous trop les territoires. Mais que faire lorsqu'il n'y a pas d'avenir sur le plan productif ? Le sujet est complexe – je vous renvoie au discours de Raymond Barre, à Tarbes dans lequel il affirmait : « le travail, il faut aller le chercher où il se trouve ». Il faut en tout cas lever les freins pour permettre, à ceux qui le souhaitent, de partir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion