Intervention de Laurent Davezies

Réunion du 6 novembre 2012 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Davezies, titulaire de la chaire « économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers :

Pour répondre à M. Édouard Philippe, il me semble que, si j'avais à choisir une seule mesure favorable au développement territorial, je jetterais mon dévolu sur ce qui favorise la mobilité : le logement. Cette question centrale touche au mode de vie ainsi qu'à la vie quotidienne des Français, mais l'aborder et le traiter permettrait d'augmenter l'efficacité de notre système productif. Il existe en effet de multiples freins à la mobilité en général (qu'elle soit professionnelle, résidentielle, quotidienne) et à la mobilité résidentielle en particulier : le fait de déménager peut constituer, soit une liberté pour les cadres appelés à choisir leur lieu de vie en fonction des progrès de leur vie professionnelle, soit une violence pour les ouvriers, qui bougent moins facilement, et seulement lorsqu'ils y sont contraints pour des raisons économiques, en clair lorsqu'ils sont obligés à cause du chômage. Entre 1998 et 2006, 11 % des premiers et 4 % des seconds seulement ont changé de département, ce qui dessine là aussi une nouvelle fracture entre mobilité choisie et mobilité forcée.

Les monographies locales sur les villes moyennes – j'ai travaillé par exemple sur la ville de Romorantin – ont confirmé l'existence de cette fracture, liée aux statuts d'occupation du logement. Les personnes refusant de bouger et dont on critique souvent le manque de dynamisme adoptent en réalité un comportement rationnel : on est forcément perdant, qu'on soit propriétaire ou locataire, à quitter son logement. Il est d'ailleurs frappant de constater que très peu de mes collègues économistes ont travaillé sur les mécanismes qui régissent l'économie foncière et immobilière. La loi solidarité et renouvellement urbains du 13 décembre 2000, ou loi Gayssot, contenait sur cette question des dispositions discutables, comme la règle des 20 % mais on doit s'en contenter dans la mesure où nous n'avons rien d'autre à proposer.

Mais je ne suis pas Pol Pot pour contraindre à la mobilité (Sourires). J'observe simplement que les travaux de mon collègue Gilles Leblanc sur le caractère crucial de la question du logement mériteraient d'être mieux connus et approfondis. L'inefficacité des politiques publiques en la matière me paraît avérée. Premièrement, la part des crédits du logement reste « epsilonesque » dans le budget de l'État, ce qui est vrai en France comme dans les autres pays industrialisés. Ayant participé pendant 15 ans aux travaux de l'OCDE sur les politiques régionales, j'ai été frappé du fait que les fonds publics dédiés à la politique du logement ont, dans un contexte de crise, été réduits ou ne sont pas utilisés. Deuxièmement, des montants modestes mais ciblés géographiquement pourraient avoir des effets de levier importants en matière d'investissement et d'embauche.

La politique de la ville s'analyse différemment, et je m'inscris en faux contre le constat généralement fait de son échec. Ayant participé aux travaux du rapport remis à l'ANRU, il me semble que son efficacité est avérée lorsqu'elle a cherché à améliorer la situation des gens plutôt que des territoires. En effet, les territoires, cible de la politique de la ville, constituent des sas pour des populations d'accueil pour renouer avec des progressions sociales. Ceux qui s'en sortent le mieux partent et arrivent des primo-arrivants dans des situations difficiles : cela explique que l'analyse de ces territoires peut s'apparenter à un trompe-l'oeil si on omet de prendre en compte cette réalité. Visitant un hôpital à dix ans d'intervalle, il ne viendrait à l'esprit d'aucun visiteur d'incriminer l'hôpital dans le vieillissement constaté des malades ou l'aggravation de leur mal.

Le département de la Seine-Saint-Denis, qui constitue avec Paris la première terre d'accueil pour les migrants en France, ce qui explique d'ailleurs son dynamisme démographique, représente le meilleur exemple d'efficience de la politique de la ville. En effet, il a bien résisté à la crise de 2008-2009 en termes de chômage. La proportion de CDI y est supérieure à la moyenne nationale. Cet état de fait permet de battre en brèche l'idée reçue selon laquelle les primo-arrivants profiteraient, dans l'oisiveté, de notre système de protection sociale.

Il faut garder à l'esprit qu'en matière d'aménagement, le territoire est un instrument, pas une personne, et que seule cette dernière a le statut de sujet. Les Anglo-Saxons – j'en ai été témoin dans des débats à l'OCDE – ont intégré cette logique et privilégient la mobilité personnelle des ménages en fonction de l'évolution de la situation économique – « bring people to jobs » – plutôt que de chercher à orienter l'allocation des moyens de production sur un territoire donné – « bring jobs to people ». Une politique de la ville doit combiner les deux approches.

Les pôles de compétitivité ont constitué une bonne idée : les équipes de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre à l'époque, avaient la volonté de mettre la politique de l'aménagement du territoire au seul service de la politique industrielle, ce qui reste le plus pertinent en termes d'efficacité économique à l'échelle d'un État comme la France. Cette approche, économiquement fondée, a connu ensuite une atténuation et s'est révélée injuste puisque les crédits publics ont ensuite été modulés selon les territoires. Les économistes ont beaucoup évalué ce dispositif de pôles, et leurs conclusions critiques ont remis en cause l'efficacité de la territorialisation de cette politique. Il me semble cependant que le facteur temps a été négligé : on n'a pu tirer le bilan de l'expérience tentée à Sophia-Antipolis que 30 ou 40 ans après son lancement ; avant un délai de 25 ans, toute évaluation d'initiatives comme les pôles de compétitivité me paraît donc prématurée.

J'ai été interrogé sur l'intégration des facteurs humains aux critères de la croissance et du développement territorial. Ce mouvement d'intégration me paraît irréversible, à la suite des travaux du prix Nobel d'économie Amartya Kumar Sen, de ceux de l'équipe de Jean Gadrey, ainsi que ceux de la commission dirigée par le professeur Joseph E. Stiglitz. L'indice de développement humain (IDH), aujourd'hui largement utilisé et autrefois réservé aux pays en voie de développement en Afrique ou en Amérique latine, en est la première manifestation.

Mais il n'y a pas de définition académique ni reconnue de la notion d'indicateur de développement territorial : certains utilisent uniquement le PIB, d'autres font référence aux indicateurs de bien-être. Le champ de la mesure qualitative de la croissance économique ou du développement des territoires reste vaste : un IDH privilégiant les services fournis par les secteurs de la santé et du social – sur la base d'une vingtaine d'indicateurs – place par exemple le Limousin en tête de classement, alors que ce département occupe la 18eplace si l'on retient le PIB par habitant. Si la France se comportait au modèle du Limousin, il en résulterait un choc négatif de croissance de l'ordre de 25 % ! Les endroits où la qualité de vie est la meilleure – je pense par exemple au système de soin des villes thermales, comme Bagnoles-de-l'Orne, dédié aux curistes mais profitant évidemment aux résidents – ne peuvent donc pas être érigés en modèles. Les élus locaux doivent, dans un système décentralisé, gérer cette contradiction majeure alors que les électeurs leur confient un mandat pour un développement local.

La social-démocratie conserve donc sa force en tant que modèle social – je suis moi-même un social-démocrate convaincu…

Plusieurs députés. Mais on ne vous le reproche pas ! (Sourires)

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