Intervention de Amélie Canonne

Réunion du 3 juin 2014 à 16h30
Commission des affaires européennes

Amélie Canonne, présidente de l'Association internationale de techniciens, experts et chercheurs, AITEC :

Je parlerai tout d'abord de la question de la démocratie dans le processus de négociation de ces accords de commerce, puis de la problématique spécifique du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États.

L' AITEC travaille depuis un certain nombre d'années sur les problématiques de politique commerciale de l'Union européenne et suit toutes les négociations ouvertes avec des pays tiers, comme par exemple les accords de partenariat économique avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ou les accords avec la Colombie et le Pérou qui devraient venir pour ratification au Parlement français. Des problèmes similaires et transversaux se retrouvent dans l' ensemble de ces négociations et il convient effectivement de ne pas se focaliser exclusivement sur le projet d'accord transatlantique.

Sur la question du déficit démocratique, la société civile de façon générale s'accorde à considérer que plusieurs points posent problème et nécessiteraient des efforts de la part tant de la direction générale Commerce de la Commission européenne que du Gouvernement français.

Tout d'abord, le processus de négociation se caractérise par sa grande opacité. Nous n'avons accès ni aux mandats de négociations, même si celui sur le projet d'accord transatlantique a fuité de manière fortuite, ni aux textes de positions travaillés en amont, ni aux comptes rendus des sessions de négociation.

Le deuxième point de ce déficit démocratique tient au caractère lacunaire de la consultation de la société civile, en dépit des efforts accomplis par l'ancienne ministre du commerce extérieur, Mme Nicole Bricq, et la secrétaire d'État actuelle, Mme Fleur Pellerin, qui ont proposé de nous recevoir. Ainsi, la société civile et les associations ne sont pas parties prenantes au « Comité stratégique » institué par Mme Bricq, alors que les entreprises et les experts économistes y sont invités. Au niveau européen, si des réunions sont ouvertes à la société civile, elles ne fournissent aucune information significative sur le déroulement des négociations.

Le troisième aspect de ce déficit démocratique est la captation du processus de négociations par les lobbies industriels et financiers. D'après une association bruxelloise, Corporate Europe Observatory, sur les 130 réunions organisées l'an passé par la Commission européenne avec des parties prenantes, 119 l'ont été avec des entreprises ou des lobbies d'entreprises. Ces informations confidentielles n'ont pu être obtenues qu' après demande expresse auprès des services de la Commission européenne.

Sur tous ces aspects, la représentation nationale doit faire preuve d'une vigilance particulière. En tout état de cause, la négociation ne saurait se poursuivre dans ces conditions.

S'agissant des considérations démocratiques, je souhaiterais aborder la question du règlement des différends entre États et investisseurs. Ce mécanisme était très peu connu il y a quelques années mais a maintenant franchi la barrière de l'opinion publique. En quoi consiste-t-il ? Pour régler les différends susceptibles d'apparaître entre une entreprise et une collectivité publique, en l'occurrence un État dans la mesure où ce sont les États qui signent les accords de libre-échange, il peut être prévu de recourir à un panel d'arbitres privés. Nous estimons que cette méthode est discrétionnaire et opaque car tout se passe à la périphérie des instances légitimes de décision comme les législateurs. De plus, ce mécanisme n'est soumis à aucune « redevabilité » et l'indépendance des arbitres n'est nullement garantie.

Dans le cadre de ces arbitrages, trois cas de figure sont possibles : soit l'État est condamné, soit l'entreprise est déboutée, soit un arrangement est conclu avant la fin de la procédure. D'après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement ( CNUCED ), 40 % des cas sont gagnés par les États, 30 % par les investisseurs et 30 % donnent lieu à un accord. On pourrait en tirer la conclusion que les États sont relativement favorisés. Mais que l'État perde l'arbitrage ou qu'il y ait accord avant la fin de la procédure, des indemnités sont en tout état de cause versées. Que de l'argent public solde un arbitrage constitue le principal problème. Or, depuis cinq ou six ans, on assiste à une explosion du nombre de ces procédures. Cela s'explique d'une part, par la multiplication des accords d'investissements bilatéraux et d'autre part, par l'essor d'une « industrie » de l'arbitrage, des firmes juridiques ayant bien identifié le potentiel financier de ce mécanisme et incitant les entreprises à attaquer les États pour en tirer un maximum de profits.

Rappelons quelques exemples emblématiques. L'entreprise américaine Eli Lilly a attaqué le Canada qui avait retiré deux licences de médicaments jugés peu efficaces. Des « fonds vautours » ont attaqué des pays du Sud de l'Europe comme la Grèce pour avoir revu à la baisse le montant de leurs bons du trésor, estimant que cela portait atteinte à leurs bénéfices. L'entreprise américaine Lone Pines a attaqué la province du Québec pour avoir institué un moratoire sur l'exploitation du gaz de schiste. Philip Morris a attaqué le message sanitaire sur les paquets de cigarettes. Quant à Veolia, elle a attaqué l'Égypte à la suite de l'adoption, après la révolution, d'une loi relative au salaire minimum. Au travers ce mécanisme de règlement des différends , il peut être potentiellement octroyés aux entreprises des droits internationaux supérieurs à ceux dont jouissent les collectivités publiques et les citoyens pour défendre les droits humains. Par ailleurs, il pourrait empêcher les autorités publiques de légiférer en toute souveraineté, de mener des politiques économiques ou mettre en place des filières pour soutenir l'emploi et le développement local.

Nous estimons que le droit national est suffisant. Il existe d'ailleurs des cas où des entreprises américaines ont attaqué des États européens devant des juridictions nationales. Quoi qu'il en soit, tout système de règlement des différends doit être pleinement transparent et répondre à un minimum de critères de responsabilité et d'indépendance, que ce soit un mécanisme de règlement d'État à État, comme la France semble le défendre dans le cadre des négociations transatlantiques , ou un mécanisme investisseur-État.

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