Je vais tâcher d'apporter à vos questions des réponses aussi précises que possible, sans trahir, toutefois, des détails techniques que je me dois d'annoncer sur le territoire québécois avant d'en parler à l'extérieur des frontières.
Une coopération entre nos deux pays en matière de numérique est hautement souhaitable. La raison fondamentale de ma venue en France est d'ailleurs de consolider le pont culturel qui, depuis des générations, relie la France et le Québec. C'est la France qui a inspiré la première politique culturelle au Québec : dès 1961, la volonté de collaboration était là. Sans vouloir faire de procès d'intention, je puis rappeler que, durant les cinq dernières années, on a remarqué une certaine altération de cette relation et des échanges qui la nourrissaient au plan culturel. Le gouvernement que je représente est dirigé par une femme qui garde sans cesse présent à l'esprit l'impératif de protéger l'identité québécoise.
Ce n'est pas une posture idéologique visant à écraser les autres identités qui vivent sur le sol québécois : c'est une question de survie même du peuple québécois. Les nouvelles plates-formes technologiques, les réseaux de télévision et de cinéma sont dominés par les produits qui nous viennent des États-Unis, de Hollywood, de la Silicon Valley. La langue que nous avons en commun est une sorte de bouclier qui empêche une assimilation, voire une acculturation. Lorsque nos voisins, par exemple en Ontario, succombent à la beauté et à la séduction des produits culturels des États-Unis, ils délaissent le peu de création anglophone qui leur est proposé sur leur propre territoire.
Nous serons bien inspirés de saisir la main que vous nous tendez, pour nous inscrire durablement dans ce nouvel espace numérique. Toutefois, vous avez pris de l'avance en ces matières alors que nous ne sommes qu'au début de nos chantiers. Votre cheminement nous servira de cadre de référence.
La situation de la langue française est très fragile. Lorsque l'on arrive à Montréal, ce n'est plus le visage français qui prédomine. Si l'on ne savait pas que la ville est francophone, on pourrait la croire anglophone – surtout si l'on traverse les quartiers ouest, mais dans ceux de l'est, aussi, qui sont censés être francophones, on entend les deux musiques linguistiques. On dit souvent, pour plaisanter, que la seule nation bilingue en Amérique du Nord, c'est le Québec. On s'en convainc aisément lorsqu'on connaît la réalité humaine et linguistique de Montréal.
Cette situation nous amène à reconsidérer notre Charte de la langue française, qui a été fragilisée par les tribunaux, qui, pour l'attaquer, invoquent la Charte canadienne des droits et libertés. Force est de constater aujourd'hui que, sous tous les gouvernements, et malgré les efforts qui ont été consentis pour la protection de la langue, le français a reculé. Ma collègue Diane De Courcy, ministre de l'immigration et des communautés culturelles et responsable de la Charte de la langue française, travaille à mettre la charte à jour afin de sensibiliser les nouveaux arrivants au fait que nous vivons dans un État francophone, et que, pour s'y intégrer, que ce soit par le travail ou par le regroupement familial, il faut maîtriser la langue française et connaître les valeurs de la société d'accueil.
Si nous n'accomplissons pas les travaux qui s'imposent à nous pour redresser la situation de la langue française, qui est notre témoin identitaire, nous tendrons, d'ici à deux générations, à devenir une sorte de Louisiane du Nord. C'est d'ailleurs ce qui a conduit certains de nos élus, faisant preuve de prescience et de lucidité, à oeuvrer pour la signature de la convention sur la diversité dont nous disposons aujourd'hui.
Le français parlé au Québec est-il une langue de qualité ? La « parlure québécoise », avec ses tournures de phrase, son vocabulaire décalque de l'anglais ou hérité du vieux français, a été échafaudé au fil du temps dans les champs, dans les villages, dans la rue, dans les usines, alors même que ceux qui avaient fréquenté des collèges classiques ou des pensionnats de jésuites pratiquaient la langue parlée en France. Dans la perspective d'une réappropriation et d'une démocratisation du parler français, on a voulu réhabiliter la langue parlée afin de décomplexer les Québécois qui n'avaient pas eu accès aux études classiques. Aujourd'hui, on ne peut qu'être inquiet de voir les jeunes investir beaucoup de temps dans l'apprentissage de l'anglais, qui se veut la langue internationale du commerce. Comprenez-moi bien – je ne veux pas essuyer de procès en sorcellerie –, le Parti québécois est ouvert à l'apprentissage d'autres langues, mais, avec Mme Marois, dans son approche de la protection et de la promotion du français, il considère qu'on peut difficilement apprendre une seconde langue si l'on ne maîtrise pas sa langue maternelle. Il y va de notre propre pérennité en tant que parlants français en Amérique du Nord. Compte tenu des flux migratoires, Montréal offre le tableau le plus représentatif du destin calamiteux de la langue si nous n'y prenons garde, si nous ne nous dressons pas pour corriger les choses. L'histoire montre que, quand les peuples minoritaires baissent la garde, ils sont appelés à disparaître.
Les produits culturels américains sont très séduisants, je l'ai dit, et notre jeunesse en est très friande. Avec notre complicité passive, ils se sont répandus un peu partout à travers le monde. Si, au Québec, nous sommes passionnés de productions théâtrales, cinématographiques, télévisuelles, si nous sommes aussi actifs en matière muséale, si nous sommes aussi fous d'arts plastiques, d'arts visuels, de chansons, c'est parce que nous éprouvons le besoin fondamental d'occuper ce territoire de l'imaginaire et de la langue, pour ne pas nous noyer dans l'océan de la culture américaine.
TV5, en effet, est très présente et très regardée. L'image de la France et, par extension, de la francophonie, est bien assise sur ce réseau. Nous espérons que, dans la perspective du développement de la chaîne, dominera toujours cet esprit de concertation et de convergence des intérêts.
Chaque année, dans nos centres culturels à l'étranger, sont proposées 400 à 500 activités. Nous pouvons encore progresser. L'Institut français est bien disposé à entreprendre des collaborations avec nos institutions culturelles au Québec. Cela se fait déjà avec le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Les divers interlocuteurs que j'ai pu rencontrer à cet égard – notamment, ce matin, M. Xavier Darcos à l'Institut français – me permettent d'être très optimiste sur l'avenir et l'enrichissement de ces collaborations.
Pour parler de la culture numérique et des droits d'auteur, je dois entrer un moment dans le détail de la politique intérieure du Canada et évoquer les enjeux opposant la capitale fédérale, Ottawa, et Québec. De tout temps, sous tous les gouvernements, le Québec a revendiqué la maîtrise d'oeuvre dans le secteur de la culture et des communications. En 2008, M. Charest adressait une lettre en ce sens. Sous le gouvernement de M. Bourassa, du Parti libéral, le ministre des communications avait porté ce même dossier. Depuis une quarantaine d'années, pour des raisons qui m'échappent encore, le gouvernement fédéral n'a pas cédé. Officiellement, il renvoie aux articles 91 et 92 de la Constitution de 1867. Mais c'est sur la base d'un vecteur déclaratoire qu'il s'approprie cette compétence. Par la force des choses, ce sont les tribunaux qui ont toujours statué sur ces questions. Mais le débat n'est pas clos, car j'ai mandat de négocier le transfert de ces pouvoirs et des enveloppes budgétaires correspondantes. Nous avons entrepris des démarches en ce sens et j'espère, notamment pour nos auteurs, qu'elles aboutiront bientôt, car la lecture du projet de loi qui vient d'être adopté au niveau fédéral ne nous paraît pas favorable au droit d'auteur.
Pour les questions concernant le partage des oeuvres numériques, les chantiers viennent à peine d'être ouverts au Québec. Je n'ose donc anticiper et ne vous donnerai pas mon point de vue personnel sur la question, mais, dans le cadre des relations étroites que nous entretenons, nous pourrons communiquer à votre commission l'état d'avancement de nos travaux.
Il faut maintenir et renforcer les coopérations existantes pour la promotion du français. Je le dis avec énergie, car c'est le voeu le plus cher que j'exprime depuis trois jours que je rencontre tous les intervenants du domaine culturel à Paris. Les thèmes de l'innovation et de la créativité seront abordés à Québec en février, lors de la rencontre alternée des Premiers ministres du Québec et de France, puis seront déclinés dans les domaines de la jeunesse, de l'entreprenariat, de l'économie solidaire et de la culture. Nous ne sommes pas seuls à promouvoir nos richesses communes. L'Organisation internationale de la francophonie (OIF) et l'Institut français ne ménagent pas leurs efforts, et l'horizon me paraît plutôt clair. Je sais bien que, en France et peut-être même en Europe, l'expression « défense de la langue » paraît un peu ringarde, mais, avec le recul artistique, pour ne pas dire avec une distance critique, quand on prend la mesure de ce qui se passe au Québec, on comprend que nous n'avons pas le choix : c'est une question de survie, car nous sommes une minorité et il suffirait d'une ou deux générations pour que ce soit fini.
Quel peut être le regard de l'artiste sur son rôle de ministre ? C'est là une question artistique ! Moi-même, je me la suis posée. L'artiste, en moi, qui est non seulement acteur et comédien, mais metteur en scène et auteur, m'a expliqué qu'un ministre, c'est d'abord un serviteur. Il est au service de son monde, il doit servir et ne pas se servir. Cela impose une grande humilité, qui est aussi celle de l'artiste : quand un comédien travaille un personnage, il ne projette pas ses rêves, ses fantasmes, ses passions personnelles sur celui qu'il incarne, mais il accomplit un travail préalable d'investigation pour ainsi dire psychanalytique, remontant jusqu'à son enfance, se demandant ce qui a conditionné son comportement, afin de l'habiter et de le rendre fidèlement. C'est un avantage d'avoir la capacité de la distanciation pour mesurer les responsabilités qui sont les miennes. C'est précisément pour ces raisons que je garde les pieds sur terre et reste concentré sur le travail qui m'a été confié.
Malgré l'élargissement de l'offre et la démocratisation, les jeunes fréquentent de moins en moins les opéras, les concerts classiques, les expositions, et le public du théâtre ne se renouvelle pas. Si cela continue, d'ici à quelques années, les artistes auront de plus en plus de mal à vivre de leur métier. Moi-même, j'ai grandi dans un quartier pauvre de Douala, au Cameroun. Sans les arts, je serais probablement aujourd'hui en train d'errer dans les ruelles de quelque bidonville. Je dois beaucoup à la France, où je fus pensionnaire chez les jésuites, où je fus en contact avec les arts, avec la poésie, où je pus trouver des exutoires pour transcender mes frustrations, et rêver. Plusieurs d'entre nous se sont sauvés de la dérive grâce aux arts qui, des études l'ont montré, ont les mêmes effets partout en Occident.
C'est pourquoi nous n'allons pas ménager notre énergie afin de stimuler la connaissance des arts auprès des jeunes. Je ne sais si nous aurons suffisamment d'argent, car la crise que nous traversons appelle une révision de la redistribution des budgets. La pression financière est forte, mais, pour l'avenir du Québec, pour son identité, nous ne pouvons pas ne pas accompagner sa jeunesse.
On m'a interrogé sur les effets bénéfiques de la convention sur la diversité culturelle. Nous devons la défendre avec l'énergie du désespoir. Les discussions sur l'accord commercial entre le Canada et l'Union européenne sont en cours et, dans ce contexte, la mise en oeuvre de la convention représente un défi. Nous n'avons pas toutes les précisions sur la place qu'occupe la protection de la diversité dans ces négociations. Il semble que la proposition va nous être présentée par chapitres déclinés avec une liste d'exceptions. Nous ne pouvons pas rentrer dans cette logique, qui, selon divers avis, paraît trop risquée. Aussi travaillons-nous à d'autres solutions qui permettraient de sauvegarder l'esprit de la convention sur la diversité culturelle et éviteraient d'autres problèmes lorsque viendra l'heure de négocier des traités avec les États-Unis. Je ne saurais trop vous exhorter à la vigilance, puisque l'Europe ratifiera l'accord sans consulter les Parlements nationaux. De l'autre côté de l'océan, au Québec et dans les provinces canadiennes, nous aurons la possibilité de dire notre mot sur la proposition qui nous sera présentée.
Mme Marois en a témoigné, les réactions ont été très favorables, lors du dernier sommet de la francophonie, en ce qui concerne les politiques linguistiques, la présence accrue du français dans la totalité des pays membres de l'OIF, les droits de la personne, l'accompagnement des pays en sortie de crise et les suites du forum mondial de la langue française qui s'est déroulé à Québec en 2012.
J'ai eu, hier, un entretien en tête-à-tête avec M. Abdou Diouf, secrétaire général de l'OIF, rencontre émouvante avec celui qui fut l'un des modèles de mon enfance au Cameroun. Je suis persuadé que son énergie contagieuse sera relayée par d'autres et que nous continuerons sur la voie qui a été tracée.
Parler de la langue aux Québécois, c'est leur parler de leur âme : elle est l'essence même du Québec, le repère, le soleil qui poursuit son chemin malgré les nuages. C'est la coopération dans tous les domaines de la culture qui peut renforcer sa pérennité en Amérique du Nord. Si nous aimons la langue française, nous avons tous là une grande responsabilité.