Intervention de Martin Bouygues

Réunion du 1er juillet 2014 à 17h00
Commission des affaires économiques

Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues :

Je souhaite d'abord vous remercier de votre invitation. Je suis très honoré de pouvoir m'exprimer devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, et évoquer la situation de plusieurs secteurs de notre économie dans lesquels le groupe Bouygues est actif.

Dans les métiers traditionnels de Bouygues – la construction et la route – nous disposons d'une bonne visibilité sur l'activité pour l'année en cours grâce à nos carnets de commandes, ce qui est rassurant, quoique ce soit surtout à l'international. Nous constatons, en effet, une baisse significative des prises de commandes sur le marché français. Au premier trimestre, elles ont chuté de 11 % dans nos activités de BTP en France, et nous ne voyons pas de signes d'amélioration au second trimestre. Nous attendons beaucoup des dispositions du Gouvernement en la matière. Dans le secteur de la route, il est de tradition que les collectivités locales passent peu de commandes pendant la période électorale. Cependant, là non plus, notre filiale Colas n'entrevoit pas la reprise des appels d'offres attendue avec l'arrivée des nouvelles équipes municipales. Nous prévoyons, en conséquence, une baisse significative des prises de commandes en France dans le domaine de la construction et de la route.

Le groupe parvient à compenser ces difficultés par de remarquables performances à l'international. Nous sommes présents dans le monde entier où nous réalisons des ouvrages de grande ampleur grâce aux compétences exceptionnelles développées par les équipes de Bouygues. C'est heureux en termes économiques, même si cela reste quasiment sans effet sur l'emploi en France.

Dans le secteur du logement, dans lequel Bouygues immobilier est le premier opérateur en France, le constat est également celui d'une situation dégradée.

En matière de télévision, même si TF1 réussit de très belles performances en termes d'audience, et je salue d'ailleurs les très belles performances de l'équipe de France de football, le marché publicitaire est déprimé, reflétant l'inquiétude des annonceurs face à une demande atone.

C'est, bien entendu, le sujet des télécoms qui concentre toute mon attention et sur lequel il me paraît nécessaire de vous dire franchement les choses. Le sujet est lourd et grave alors que nous avons été contraints, il y a quelques jours, d'annoncer une réduction des effectifs.

Je considère que nous sommes tombés dans un traquenard.

Je ne conteste pas l'attribution d'une quatrième licence, même si ce n'est sans doute pas la meilleure idée qu'ait eue le gouvernement de l'époque. C'est un choix du gouvernement qui a été débattu au Parlement : je le respecte. En revanche, les conditions accordées au nouvel opérateur pour entrer sur le marché et se développer ont eu des effets catastrophiques que nous constatons aujourd'hui.

La faute en revient à une erreur d'analyse de la part du régulateur : celui-ci a considéré le marché du fixe et celui du mobile comme deux marchés distincts, sans rapport l'un avec l'autre. Il a complètement sous-estimé le fait que le nouvel entrant sur le mobile utiliserait la puissance de ses positions sur le fixe pour détruire le marché mobile.

Le nouvel entrant s'est vu accorder des avantages invraisemblables : la réduction incroyable du prix de la licence ; l'itinérance abusivement élargie de la 2G à la 3G et laissée en dehors de toute régulation ; les règles de calcul de la couverture détournées de leur esprit, et j'en passe. Le régulateur a multiplié, sans limite et sans en rendre compte au Parlement, les avantages concurrentiels.

Les trois opérateurs historiques ont rencontré d'importantes difficultés, en particulier Bouygues Telecom, le plus petit d'entre eux. Nous avons tenté, dans un premier temps, de convaincre l'ARCEP qu'il n'était pas possible de continuer ainsi et que le régulateur devait aussi veiller à l'équilibre du marché afin d'éviter qu'il ne s'autodétruise. Nous avons trouvé un interlocuteur préoccupé surtout par la justification de ses choix.

Aujourd'hui, le bilan est lourd. Faute de chiffre officiel, j'estime qu'environ 50 000 emplois ont été détruits dans la filière télécom – cela correspond d'ailleurs au chiffre retenu par les syndicats. Il s'agit d'un cas unique depuis la seconde guerre mondiale pour un secteur qui n'est pas soumis à la concurrence internationale.

Les opérateurs ont perdu 3 milliards d'euros d'excédent brut d'exploitation entre 2010 et 2013, ce qui représente 1 milliard de perte d'impôt sur les sociétés. Trois groupes du CAC40 se trouvent en difficulté évidente et ne peuvent plus investir pour se développer tant en France qu'à l'international.

Tout cela est profondément choquant. Le système de régulation tel qu'il fonctionne aujourd'hui n'est plus acceptable. Comment sortir de cette situation ?

Il faut d'abord mettre fin à l'itinérance 3G dont bénéficie le nouvel entrant sur le réseau d'Orange. Le Gouvernement a interrogé l'Autorité de la concurrence il y a bientôt deux ans. Dans un avis d'une extrême clarté, celle-ci fait valoir que l'itinérance, nécessaire à l'ouverture du marché, devient un danger si elle se prolonge sans limite. C'est bien le cas aujourd'hui. Elle permet, en effet, au quatrième opérateur de sous-investir volontairement dans son réseau et de proposer ainsi des prix de détail non réplicables. Tout le monde se satisfait de la baisse des prix, certes, mais les opérateurs sont entraînés dans une guerre des prix qu'ils ne peuvent pas assumer.

L'Autorité de la concurrence préconise en conclusion que l'itinérance 3G soit progressivement éteinte par zones du territoire selon une logique simple : dès que Free prétend couvrir une zone, il n'a alors plus besoin du réseau d'Orange, et l'itinérance doit s'arrêter. Elle a même pris soin, dans son avis, de définir une méthodologie dont elle recommande à l'ARCEP l'utilisation. Que s'est-il passé depuis ? Rien. Cet avis est resté lettre morte.

Nous avons écrit à plusieurs reprises au régulateur pour l'interroger sur ses intentions – en juin 2013 et en février 2014. Savez-vous ce que fait l'ARCEP lorsqu'une entreprise lui écrit pour connaître sa position sur un sujet aussi central que l'organisation du marché qu'elle est censée réguler ? Non seulement elle ne fait rien, mais elle ne répond même pas au courrier. Pas le moindre mot. Le silence total. Ce n'est pas acceptable !

Il a fallu que nous portions l'affaire devant le Conseil d'État pour recevoir enfin une réponse – et quelle réponse ! L'ARCEP se déclare incompétente sur l'itinérance et nous renvoie à l'Autorité de concurrence. On se moque du monde !

Un dernier mot encore au sujet du régulateur. S'exprimant devant vous, il y a quelques jours, le président de l'ARCEP a déclaré qu'il y avait sans doute lieu désormais de consolider le marché et de supprimer « l'opérateur le moins important du secteur, Bouygues Telecom ». Je suis révolté et choqué par ces propos. Selon quel critère juge-t-il que Bouygues Telecom est l'opérateur le moins important ?

Quel cynisme de la part de celui qui a milité pour le marché à quatre opérateurs, dont l'action a tout entière été guidée par une seule idée : la défense du quatrième, quoi qu'il en coûte ! Celui qui a nié et nie encore les insuffisances du quatrième nous dit aujourd'hui benoîtement qu'il faut revenir à trois opérateurs. De qui se moque-t-on ? Nous verrons bien ce que réserve l'avenir, mais, en tout état de cause, la décision ne revient pas au président de l'ARCEP.

Je profite de ma présence devant des représentants de la Nation pour vous faire quelques suggestions.

Dans ma vie professionnelle, j'ai eu l'occasion de fréquenter d'autres régulateurs, dans d'autres activités et dans d'autres pays. La régulation fonctionne lorsque le politique impose aux régulateurs de justifier les choix qu'ils font et les contrôle. Avant de prendre des décisions structurantes, les organismes de régulation doivent solliciter des cabinets privés internationaux spécialisés, renouvelés régulièrement, pour mener des études sérieuses.

Quand j'interroge l'ARCEP sur l'existence d'études préalables avant l'introduction du quatrième opérateur, on me répond qu'il n'y en a eu aucune. C'est simplement terrifiant ! Si rien ne change, c'est très inquiétant pour l'avenir.

De manière plus générale, qui décide de quoi et selon quels critères économiques ? Le Gouvernement, sous le contrôle des représentants de la nation, ou des organismes de régulation indépendants, jamais responsables, jamais coupables ? En un mot : qui régule le régulateur ?

Je termine par le dossier Alstom. Nous sommes parvenus à un accord avec l'État. Nous n'étions pas vendeurs de nos parts dans Alstom mais j'ai veillé à ce que nous trouvions un accord qui permette à l'alliance avec General Electric de se réaliser, tout en préservant les intérêts de Bouygues, car nous pensons qu'Alstom sortira renforcé de ces opérations.

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