Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 2 juillet 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, la confiance que me fait le président de la République m'honore et je vous remercie toutes et tous de prendre part à cette audition. Avant mon propos liminaire, je veux avoir une pensée affectueuse et reconnaissante pour Dominique Baudis, qui restera le bâtisseur du Défenseur des droits. Je ferai d'abord quelques mises au point sur des sujets, pour la plupart anciens, qui m'ont valu en leur temps de vives attaques publiques, puis j'exprimerai mes convictions et présenterai l'orientation que je souhaite donner à la fonction.

Reprenant quelques-uns de mes votes parlementaires et de mes actes ministériels, beaucoup m'ont dénoncé comme illégitime et incompétent. Je respecte leur opinion, mais je dis qu'elle n'est pas fondée. S'agissant de positions prises il y a plus de vingt ou trente ans, dans un contexte social fort différent et sur des sujets où l'esprit public et la classe politique ont sensiblement évolué, je ne suis pas sûr que ces critiques ne soient pas entachées d'une certaine dose d'anachronisme intellectuel. Je ne suis pas l'homme que certains disent. La vie politique a des exigences partisanes qui entraînent à des propos et à des attitudes qui nous caricaturent, et que souvent l'on regrette quand on connaît vraiment les enjeux. Ici et maintenant, je vous dirai ma vérité.

Abolitionniste de raison et de coeur, j'ai fait campagne en 1981 derrière Jacques Chirac lorsqu'il s'est prononcé pour l'abolition de la peine de mort devant les électeurs. Comme lui et quinze autres députés du Rassemblement pour la République (RPR), j'ai voté l'article 1er du projet de loi abolissant la peine de mort en France. Je n'ai cependant pas voté pour l'ensemble du texte, car notre proposition d'une peine de remplacement avait été rejetée par Robert Badinter.

Pour ce qui est de l'abrogation de l'article 331 du code pénal, qui discriminait les relations homosexuelles avec un mineur de dix-huit ans, et d'autres lois des années quatre-vingt qui ont engagé la lutte contre les discriminations, j'ai opté, comme la totalité de l'opposition, pour un vote négatif à caractère politique, où toutes les convictions étaient confondues. La mienne était, et reste plus que jamais, que la sexualité relève d'un choix de vie que chacun et chacune doit pouvoir faire en toute liberté, et que la nécessaire indifférence de la société à l'égard des comportements individuels implique l'égalité en droit de toutes et tous. Aussi bien, quand j'ai exposé en 1995, en tant que ministre de la Justice, la position du gouvernement sur le PACS, l'expression « contraire à l'ordre public » n'avait aucun caractère de jugement moral. Elle faisait référence à une notion fondamentale de notre édifice juridique, « l'ordre public », qui désigne l'ensemble des règles d'intérêt général régissant la vie en société et ne pouvant être contournées, même par un contrat.

Quant aux droits des femmes, dans les débats de fin 1992 relatifs au harcèlement sexuel ou à diverses mesures d'ordre social, j'ai présenté des arguments de caractère juridique et technique, insistant notamment sur les réponses qu'apportait déjà le code pénal. Sur le fond, j'ai marqué mon accord avec les dispositions proposées. Comment aurais-je pu, par exemple, soutenir les commandos anti-avortement alors que, maire du 13e arrondissement, j'ai à maintes reprises demandé à la police d'évacuer les assaillants de la clinique Jeanne d'Arc de la rue Ponscarme ! À cet égard, je reconnais avoir commis une erreur – que je regrette – en n'excluant pas de l'amnistie au quantum de 1995 les personnes condamnées pour de tels faits d'entrave.

En ce qui concerne la loi Gayssot de 1990, en m'y opposant, je n'ai certes pas entendu exonérer le négationnisme, mais voulu souligner deux arguments que le Parlement retrouvera pour d'autres lois mémorielles : la crainte de donner la vedette dans le prétoire aux négationnistes eux-mêmes et le refus de voir la loi, donc la majorité politique, faire l'histoire. L'histoire est ou n'est pas ; aux historiens, et à eux seuls, de la découvrir et de la faire connaître. D'où, aussi, mon soutien à Jacques Chirac lorsqu'il a fait annuler l'article de la loi de 2005 relatif à l'enseignement des apports positifs de la colonisation.

En somme, voilà ce que je ne suis pas. Alors, qu'ai-je pensé et qu'ai-je fait au long de cette « vie pour la République » ? Les exemples, les « petits faits vrais », comme disait Stendhal, que je vais vous raconter, seront pour certains d'entre vous inédits ou surprenants. Ils ont pourtant constitué mon apport réel au droit, à la justice, à la culture et, peut-être, à l'harmonie sociale.

En tant que conseiller technique au cabinet de Jacques Chirac, Premier ministre, chargé des affaires constitutionnelles, de la justice et de l'outre-mer, j'ai préparé la loi fondatrice du 11 juillet 1975 instituant le divorce par requête conjointe, sans faute et sans responsabilité. Quel nouvel espace de liberté ! Dans le même temps, j'ai suivi les réformes constitutionnelles voulues par le président Giscard d'Estaing, notamment l'abaissement de la majorité civile à dix-huit ans et l'ouverture aux parlementaires de la saisine du Conseil constitutionnel, et soutenu, dans les couloirs, la magnifique Simone Veil qui présentait la loi dépénalisant l'avortement.

Député, membre de votre commission des Lois, j'ai participé à tous les débats autour du code pénal et du code de procédure pénale, souvent d'accord avec les rapporteurs socialistes. La présidence de la commission des Lois que j'ai occupée en 1986 et 1987 a été marquée par l'adoption de notre législation antiterroriste. Fondée sur une procédure judiciaire, la procédure pénale, elle est protectrice des droits fondamentaux. Ma réflexion sur les questions de sécurité, je l'ai exposée dans Pour en finir avec la peur, un livre paru en 1984. M'efforçant à la nuance et à l'exactitude, en une période où ces questions étaient l'objet de discours antagonistes et simplificateurs, je proposais que la politique de sécurité échappe à la polémique politique et bénéficie d'une trêve. Je n'ai pas changé d'opinion, et je voudrais être sûr que nous ayons fait des progrès dans ce sens.

À la fin de la législature en 1992, j'ai joué un rôle déterminant dans le relatif consensus sur les lois d'éthique biomédicale – procréation médicalement assistée, greffes, épidémiologie, des sujets neufs pour le Parlement à l'époque –, et j'ai soutenu les projets du gouvernement. Mon explication de vote du 25 novembre 1992 résume un peu ma philosophie de l'action politique : « La démocratie, c'est l'information, le questionnement, le doute – comme pour la science –, le respect de la minorité, l'expression de nos valeurs. Ce débat a été un exemple de démocratie. »

Au ministère de la Justice, certains considèrent que mon rôle se serait borné à faire envoyer un hélicoptère dans l'Himalaya. Outre que cette affaire a impliqué d'autres acteurs de l'État que la Chancellerie, et que je n'ai jamais empêché l'ouverture de l'information judiciaire, son évocation est fort commode pour occulter le fait que, place Vendôme, j'ai fait avancer le droit et les droits. Je tiens à rappeler que je suis celui qui a introduit en France, jusque-là à la traîne de l'Europe, le second degré de justice criminelle. J'ai fait voter en première lecture au Sénat un projet de loi qui instituait un tribunal criminel et une cour d'assises d'appel, supprimait le passage en chambre de l'instruction, prévoyait la motivation des jugements criminels et l'abaissement à dix-huit ans de l'âge des jurés.

C'est le gouvernement Jospin qui inscrira l'appel dans la loi du 15 juin 2000 et ce n'est que la loi du 1er août 2011, applicable depuis le 1er janvier 2012, qui obligera à motiver désormais les décisions. L'âge de dix-huit ans n'a pas été retenu, je le regrette. De même, j'ai préparé le projet de loi relatif à la délinquance sexuelle qui deviendra la loi Guigou de 1998. Il contenait l'innovation du témoignage par enregistrement audiovisuel des mineurs victimes. Pour protéger les mineurs de la prison, j'ai créé ce qu'on appelle les centres fermés. J'ai aussi porté la loi du 30 décembre 1996, restreignant la faculté de recourir à la détention provisoire ; j'ai élargi les droits des détenus, mis à l'étude les unités de vie familiale, c'est-à-dire les parloirs, créé plus de 1 000 places de semi-liberté, soutenu le milieu ouvert et inscrit pour la première fois dans le code de procédure pénale le bracelet électronique comme substitut aux fins de peine.

Au ministère de la Culture, j'ai voulu assurer notre droit à une politique culturelle. L'exception culturelle, c'est l'instauration d'un droit à conduire des politiques culturelles qui permettent à l'art et aux artistes d'échapper aux contraintes du seul marché. En ce moment, je me bats pour garantir la diversité culturelle sur les plateformes et les réseaux numériques. La loi sur l'emploi du français, c'est le droit de parler dans la langue qui est celle de 99 % des Français, le trésor de chacun, même le plus démuni, et le moyen de renforcer le lien social.

Avec le ministre des Affaires étrangères et celui de l'Intérieur, j'ai accueilli sur notre territoire un grand nombre d'artistes et d'intellectuels algériens menacés de mort par le GIA. Fait plus connu, car plus récent : je m'investis depuis plus de dix ans dans les questions relatives à l'immigration et à l'intégration. Mon objectif est de conjuguer la République et la diversité pour reconnaître l'identité multiple de la nation et promouvoir les droits de tous les hommes et de toutes les femmes.

J'ai inspiré en 2002 deux projets de la campagne de Jacques Chirac : la HALDE, créée en 2005, et le Centre de mémoire de l'immigration, devenu en 2007 le musée de l'histoire de l'immigration, où nous avons accueilli l'an passé 100 000 visiteurs. Membre du Haut Conseil à l'intégration, j'ai mis en avant les principes de la laïcité et de l'intégration républicaine. J'ai pris position contre « l'amendement ADN » et pour le maintien du droit du sol. Si je deviens Défenseur des droits, je donnerai mon avis sur les projets de loi relatifs à l'immigration et à l'asile, notamment pour les droits des malades.

Mon combat n'a jamais cessé d'être celui des valeurs de tolérance et d'humanité contre le racisme et les inégalités. Les événements de ma vie montrent mon engagement constant pour faire prévaloir les principes qui sont les miens : le respect de la dignité humaine, l'égalité pour tous, le rejet des extrémismes, du racisme, de la xénophobie, par le droit. La triple passion qui m'habite – de la dignité, de la culture et du droit – peut, je le crois, constituer un levier puissant pour bâtir une plus grande égalité des droits pour tous. Ce sera mon projet.

Le Défenseur des droits a pour mission centrale la garantie des droits. Mais aujourd'hui, devant vous, je souhaite aller au-delà des convenances pour employer un langage moins policé, exprimant mieux ce que je ressens. Mesdames et messieurs les députés, ce que je voudrais faire demain, c'est la guerre à l'injustice ! Injustice ressentie, injustice subie, qui naît de l'inégalité et ne peut être vaincue que par une réelle égalité des droits. Je ne conçois pas le Défenseur des droits selon son seul statut constitutionnel d'indépendance, dans une sorte de hautain isolement. Je l'imagine, pour user d'une image musicale, plus pacifique, comme un chef de pupitre dans l'orchestre national de l'action politique. Avec vous, députés, sénateurs, membres du Conseil économique, social et environnemental, maires, présidents de conseils généraux, associations, enseignants et chercheurs. Car il s'agit de volonté politique.

Sans être présomptueux, je crois que mon expérience politique m'a permis de connaître les Français, tous ceux qui vivent chez nous, ceux que vous représentez et défendez par votre mandat. En même temps, je connais les arcanes de l'État et celles de Strasbourg, de Bruxelles et de Luxembourg, dont l'influence est de plus en plus grande sur le sens et la pratique des droits. Cette expérience me donnera plus de force et, j'espère, d'efficacité, pour accomplir la mission. La politique, ce n'est pas qu'appareils partisans, rapports de force ou mécanismes institutionnels, élections et compétition : c'est l'art de donner à chacun et chacune un commun sentiment d'appartenance, de tolérance, d'estime de soi et des autres, en somme une envie de vivre et de bâtir ensemble, quand la cité nous prend, toutes et tous, également en considération.

Le Défenseur des droits doit devenir le généraliste de l'accès au droit et aux droits face à la montée des détresses, des précarités, des violences et du sentiment d'injustice et de discrimination. Bien sûr, il doit d'abord assurer l'application générale et égale des droits existants. Plus encore, promouvoir les droits, faire connaître ceux qui existent et imaginer ceux qui, au-delà, seraient nécessaires.

Je vais évoquer prudemment quelques orientations pour l'action future du Défenseur, afin de compléter mes réponses au questionnaire du rapporteur. Quels sont les champs de compétence qui me paraissent prioritaires ? Certes, le Défenseur des droits doit remplir toutes ses missions sans en négliger aucune, mais je vois dans les années qui viennent deux domaines auxquels j'apporterai une attention prioritaire : d'une part, les discriminations ressenties et subies, en particulier par les personnes âgées dépendantes, les personnes atteintes de handicap ainsi que les discriminations du fait de l'origine ; d'autre part, la protection des enfants, par le renforcement de l'application de la convention internationale signée il y a vingt-cinq ans et l'amélioration de la loi de 2007 sur la protection de l'enfance, dont la mort de la petite Marina montre la nécessité.

Au carrefour de la fin des discriminations et de l'intérêt de l'enfant se situent les questions de filiation, d'état civil, de nationalité qui ont fait et feront l'objet de décisions judiciaires dont le pouvoir politique devra tirer les conséquences. Le recul dans l'effectivité du droit à l'avortement constitue pour moi une préoccupation majeure. L'ambiance nationale et internationale n'est pas bonne, c'est pourquoi nous, Français, devons être solides ! Permettez-moi de vous dire que j'ai été étonné du refus de l'Assemblée d'inscrire le droit à l'avortement dans la loi sur le développement et la solidarité internationale, adoptée il y a quelques jours.

Une autre priorité est celle de l'accès au droit. Il faut que nous puissions connaître nos droits, les articuler, trouver auprès de qui ils pourront être exercés – et réclamés, s'ils ne sont pas reconnus – et comment faire appel des refus et des résistances. L'un des chantiers les plus importants va consister à former tous les agents de la fonction publique à la culture de l'accueil : ainsi, je voudrais que chacun des délégués que nous nommons commence par aller se présenter aux parlementaires de son département. Il convient également de raccourcir les délais de traitement des réclamations, de donner au site du Défenseur des droits une forme et un contenu plus grand public, de tenter de supprimer « l'angle mort » du numérique, constitué des personnes – 20 % de nos concitoyens – qui ne peuvent ou ne savent pas utiliser internet pour leurs démarches. Enfin, je poursuivrai activement la négociation d'une convention de partenariat avec la Chancellerie, pilote ministériel des dispositifs d'accès aux droits, dans la ligne du décret d'Alain Juppé qui officialisa les maisons de la justice et du droit en 1996.

Je veux recourir davantage à la méthode partenariale. La place de plus en plus large que tiendra le Défenseur des droits dans la société française implique qu'il s'insère encore davantage dans un environnement de relations étroites et permanentes avec les autres parties prenantes, et d'abord avec le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. Il me semble indispensable de conduire une enquête sociologique sur les inégalités d'accès au Défenseur, afin de déterminer qui en aurait besoin et qui y accède réellement. Dans mon esprit, cette enquête serait la première étape vers la création d'un observatoire indépendant des relations entre les services publics et les citoyens.

Enfin, il faut mieux faire savoir – non pour « faire de la communication », mais pour développer la promotion des droits. Ainsi, je suggérerai au Gouvernement de faire du Défenseur des droits et de la promotion des droits une grande cause nationale en 2015. Mesdames et messieurs les députés, je suis fier d'avoir été choisi pour exercer les fonctions de Défenseur des droits. Ces fonctions, je les remplirai en toute liberté, au-dessus des contingences et des intérêts. Soyez sûrs que, si vous m'accordez votre confiance, je saurai m'en montrer digne.

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