Oui, nous avons besoin d’un nouveau modèle agricole, plus durable, qui permette de fournir l’essentiel des besoins alimentaires des Européens, en quantité et en qualité, et qui garantisse un juste partage de la valeur ajoutée, au service du maintien et du renouvellement des générations d’actifs agricoles, au service des revenus des travailleurs de la terre, au service du développement rural, du respect de l’environnement et de la pérennité des écosystèmes.
Dans ses principes généraux, ce projet de loi aurait sans doute pu revenir plus nettement sur ce constat, afin d’encourager un véritable changement de cap au niveau européen. Mais indéniablement, son contenu marque un profond changement de vision de l’orientation agricole de notre pays.
Comme je l’ai dit en première lecture, je ne pense pas que la course à l’agrandissement et à la baisse des revenus agricoles soit le seul moyen de garantir la compétitivité de la ferme France ! Au contraire, nous avons besoin de créer dès maintenant des outils concrets pour prendre en compte la diversité des agricultures et des modèles agricoles, promouvoir des pratiques agronomiques renouvelées, encourager les démarches de production sous signe officiel de qualité et d’origine. Encore faut-il accorder un véritable intérêt à tous les porteurs de projets agricoles qui vont dans ce sens.
Malgré son caractère imparfait et ses omissions, ce texte a un grand mérite : avec lui, nous changeons de paradigme. Je souhaite sincèrement que les outils novateurs qu’il contient servent réellement à passer à la vitesse supérieure dans la mise en oeuvre de nouvelles pratiques agricoles.
Si l’orientation politique de ce projet de loi est bonne, celle de la Commission européenne et du Conseil, elle, ne l’est pas. Je voudrais donc revenir sur quatre points, qu’il me paraît essentiel d’aborder au regard de l’avenir agricole de notre pays et de l’Europe.
Au premier rang de ces menaces, les accords de libre échange, qui se multiplient et font, une nouvelle fois, de l’agriculture une simple variable d’ajustement du commerce international. Je fais référence, bien entendu, au projet d’accord transatlantique, mais aussi aux projets d’accords, moins connus, avec le Mercosur et le Canada. Guidés par le seul approfondissement de la doctrine libérale, imposée au secteur agricole comme aux autres secteurs de notre économie, ces accords peuvent se transformer en véritable cataclysme pour nos filières agricoles. Tous – je dis bien tous – les représentants syndicaux et professionnels en conviennent déjà.
Couplés au désengagement des politiques publiques agricoles communautaires de l’Union européenne pour la PAC 2014-2020, ces accords participent d’une stratégie de mise à bas de cinquante années de construction politique agricole commune en Europe.
Monsieur le ministre, la situation est grave. En poursuivant sur la voie du libre échange appliqué sans restriction à l’agriculture, on peut certes satisfaire les marchés financiers et même effectuer quelques bons trocs en faveur d’autres secteurs économiques. Mais surtout, on peut porter lourdement atteinte à des filières déjà en difficulté, et ruiner l’avenir de milliers de femmes et d’hommes sur nos territoires !
Je pense tout particulièrement, en disant cela, à nos filières d’élevage de grande qualité, qui ont une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête. Non seulement elles seront mises en concurrence directe avec les productions américaines, canadiennes ou sud-américaines, mais elles ne bénéficieront plus d’aucune régulation des prix et des volumes au niveau européen.
Vous me répondrez sans doute que des lignes rouges ont été préalablement et systématiquement demandées au commissaire européen au commerce, M. Karel De Gucht, pour ne pas finir de brader l’agriculture européenne sur l’autel du libre-échange. Mais quelles sont-elles réellement, ces « lignes rouges », quand il s’agit avant tout d’offrir à la finance et aux firmes transnationales des pouvoirs supérieurs aux États ? Combien pèsent-elles dans la négociation quand ceux qui les portent sont convaincus du caractère prioritaire des autres secteurs de l’économie ou quand la Chancelière
allemande, Mme Merkel, demande que l’on avance toujours plus vite ?
Alors même que ce projet de loi ouvre un débat en France autour du développement de pratiques agricoles alliant performance économique, performance environnementale et haut niveau de protection sociale, je conçois que les éleveurs aient bien du mal à comprendre l’intérêt de faire entrer en Europe, et sans droits de douane, des dizaines de milliers de tonnes de boeuf canadien ou américain supplémentaires. N’y a-t-il pas une contradiction évidente entre l’exigence de « compétitivité », rappelée dans tous les discours destinés aux éleveurs européens, et les nouveaux cadeaux sur les droits de douane, gracieusement offerts aux importateurs de viande des pays extracommunautaires ? À moins… à moins que ce ne soit la simple préparation d’un abandon en rase campagne.
On aura, de même, bien du mal à parler de performance environnementale lorsqu’il s’agit de faire voyager des carcasses de boeuf d’un bout à l’autre de la planète, tout en vantant les mérites de l’engraissement dans nos territoires et les marchés de proximité. En réalité, l’Union européenne, malheureusement avec un accord de fait de la France, poursuit à marche forcée la libéralisation de son secteur agricole, notamment à travers le projet de grand marché transatlantique. Le mandat donné à la Commission européenne par le Conseil des ministres européen – mandat secret ! – rappelle qu’il s’agit pour tous les secteurs de favoriser une « réduction substantielle des tarifs douaniers ». Quand on connaît la fragilité du secteur de la viande, en particulier de la viande bovine, et la nécessité de conserver des tarifs douaniers très élevés pour maintenir des exploitations sur nos territoires, il y a de quoi s’inquiéter !
Avec une mise en concurrence brutale des productions, la volonté, largement partagée sur nos bancs, de maintenir des actifs agricoles nombreux en Europe, dans nos régions, sur nos territoires de montagne, ne serait plus qu’une vague incantation. Entre une nouvelle dégradation du prix de vente des carcasses et des aides compensatrices à l’étiage, comment penser permettre à des exploitations familiales à taille humaine de se maintenir alors qu’elles sont toujours plus en concurrence avec les viandes bradées ?
J’insiste plus longuement sur ce point parce que, par principe, la déréglementation financière et l’absence de contrôle sur les marchés agricoles et alimentaires finiront par transformer le secteur de l’agriculture en simple opportunité capitalistique. Je ne vous apprendrai rien, chers collègues, en vous rappelant que la « moralisation spontanée » du capitalisme, vantée sur tous nos bancs en d’autres temps, n’a pas eu lieu. Ajoutons que la spéculation sur les matières premières agricoles est repartie de plus belle. Nul doute que l’ouverture toujours plus grande des frontières européennes aux importations constituera une nouvelle opportunité pour les acteurs financiers, au seul détriment des agriculteurs et des consommateurs européens. D’ailleurs, ne faut-il pas voir comme une anticipation des marchés, la fièvre qui s’empare de certains pour rationaliser et rentabiliser en profondeur certaines filières, en quête de nouvelles marges et de nouveaux débouchés ?
Je fais notamment référence à l’implantation et au développement de structures de production de taille industrielle dans notre pays. Ferme de 1 000 vaches ou atelier d’engraissement de 1 000 taurillons, il s’agit du même problème de fond : sommes-nous d’accord pour confier à de puissants acteurs de la finance et de la distribution les clés de l’agriculture française du XXIe siècle ? Sommes-nous d’accord pour que de telles structures, guidées par les seules logiques de rentabilité et d’adaptation à la libre concurrence internationale, exercent de fait une pression permanente sur les prix, à même de déstructurer en profondeur les marchés régionaux et nationaux, et de conduire, à terme, à l’effacement de dizaines de milliers de fermes supplémentaires ?
Oui, il y a un lien direct entre le laisser-faire encensé dans les négociations sur le grand marché transatlantique et le soudain intérêt de la finance pour la construction de structures de taille industrielle dans notre pays. Ce lien direct, c’est la toute-puissance laissée à la finance, c’est l’abandon politique de l’agriculture européenne.
J’en appelle donc une nouvelle fois à la représentation nationale. Il est encore temps pour notre pays de refuser ce grand marché de dupes, en appelant les Européens à rompre avec le libre-échange sur les marchés agricoles afin de favoriser une autre ambition européenne et de redonner une vision à notre politique agricole commune pour les années à venir.
Monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, chers collègues, quand je dis cela, mon objectif n’est pas de faire peur inutilement mais de rendre compte de la réalité. Les chiffres sont têtus et les faits sont là. La dégringolade du nombre d’exploitations et d’actifs agricoles dans notre pays suppose de refuser un laisser-faire appliqué au secteur agricole qui n’a jamais prouvé que ses méfaits.
Est-il besoin de rappeler que notre pays vient de passer sous la triste barre des 300 000 exploitations agricoles ! Ce sont les chiffres provisoires fournis mardi dernier par la commission des comptes de l’agriculture mais qui nous ont été confirmés depuis. On en dénombrait encore 312 000 en 2010 et 386 000 en 2000. Le rythme de disparition des exploitations ne faiblit pas et il devrait pousser la représentation nationale à réagir ! En vingt ans, la métropole aura perdu 50 % de ses fermes. C’est un plan de suppression d’emplois inacceptable pour nos territoires ruraux.
Monsieur le ministre, je souhaite également revenir brièvement sur un autre débat de fond que nous ne pouvons laisser de côté. C’est le deuxième point. Alors que nous entrons dans la période estivale, nous allons sans aucun doute assister une nouvelle fois à la surenchère des marges de la distribution, notamment sur les fruits et légumes, tandis que les producteurs subiront les pressions des centrales d’achat. À l’exception du rôle du médiateur des relations commerciales agricoles et de quelques avancées concernant la contractualisation, le projet de loi ne revient pas sur la question si essentielle des prix d’achat pour les producteurs. Cette omission ne doit pas nous épargner une réflexion de fond sur ce sujet qui conditionne, plus encore aujourd’hui, l’avenir de nos exploitations.
Sans prix d’achat couvrant a minima les coûts de production, il n’y a pas d’avenir pour nos productions agricoles. Certes, l’article 1er du texte fait désormais référence à la nécessité de mieux partager la valeur ajoutée mais il ne prévoit aucun dispositif contraignant qui permettrait de s’attaquer au pouvoir exorbitant de la distribution sur la fixation des prix d’achat. Une nouvelle fois, les amendements que j’avais déposés en commission pour élargir et mettre en oeuvre de façon effective un coefficient multiplicateur entre les prix d’achat et les prix de vente ont été déclarés irrecevables.
Là aussi, nous avons le devoir de ne pas céder au chantage des marchés et de la Commission, qui ne soutiendront jamais – jamais ! – le principe d’un interventionnisme efficace en matière d’encadrement, d’indicateurs de prix ou de négociations interprofessionnelles régulières sur les prix d’achat. Ne nous résignons pas car, au regard de beaucoup d’agriculteurs, nous ne grandissons pas la politique en faisant semblant, en feignant d’aborder les sujets qui les préoccupent au jour le jour. Ainsi, sur ce point – il est dommage que le président de la commission des affaires économiques soit parti –, doit-on considérer comme une réponse suffisante, je dis bien suffisante, la table ronde organisée par notre commission des affaires économiques mercredi 16 juillet, au lendemain de la discussion de notre texte de loi, sur la « guerre des prix » entre la grande distribution, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ?
Le troisième point que je souhaitais aborder est celui de la gestion des risques en agriculture. La loi de modernisation de l’agriculture de 2010, anticipant la volonté des grands penseurs libéraux européens, a fait de l’extension du secteur assurantiel privé le B-A BA de la gestion des aléas climatiques et économiques en agriculture. On en voit aujourd’hui le résultat ! Chaque année, les projets de loi de finances retiennent comme « indicateur de performance » le taux de pénétration de ces assurances privées, largement subventionnées par l’État. Chaque année le constat est le même : inefficacité et injustice. Seules les exploitations les plus favorisées peuvent se saisir de l’opportunité de ces contrats d’assurance récolte.
Je ne vous surprendrai pas, monsieur le ministre, en vous disant que les députés communistes et du Front de gauche sont toujours aussi fermement opposés au développement du secteur assurantiel privé pour la gestion des risques en agriculture. N’en déplaise à la Commission européenne, nous défendons toujours le principe juste et efficace d’un régime d’assurance mutuelle public de gestion des risques en agriculture. Ce projet de loi, au même titre qu’il donne un nouveau sens aux démarches collectives à travers les groupements d’intérêt économique et environnemental, aurait pu donner un nouveau sens à l’indispensable solidarité publique en matière de gestion des risques en renforçant et en renouvelant le Fonds national de gestion des risques en agriculture.
Le quatrième point concerne encore et toujours la garantie de l’indication d’origine des produits agricoles et alimentaires, à l’état brut ou transformé. Ce sujet fondamental a agité pendant quelques mois le débat public avant, me semble-t-il, de subir un enterrement de première classe sous la pression, une nouvelle fois, de la Commission européenne. Si bien qu’aujourd’hui, rien ne semble avoir réellement bougé, au détriment des consommateurs et par-dessus tout, des agriculteurs ! Un an et demi après l’affaire de la viande de cheval dans les produits transformés à base de boeuf, ma question est simple : l’exigence des consommateurs et des agriculteurs de connaître l’origine du contenu de nos assiettes est-elle en passe d’être enterrée ?
Le volontarisme de la France est en effet sérieusement remis en question. Alors que des négociations européennes avaient été ouvertes, à l’initiative de la France, les commissaires européens ont été si sensibles au vent des intérêts financiers du secteur de la distribution et des traders de l’alimentaire, qu’ils n’ont tout simplement pas donné suite. Ainsi attendons-nous toujours les propositions de la Commission.
Je réitère une nouvelle fois ma demande, monsieur le ministre. Souhaitons-nous rester l’arme au pied, en connaissant parfaitement l’absence de volonté de la Commission dans ce domaine, ce qui serait aussi désastreux pour l’image de l’Europe que pour la santé et l’information des consommateurs ? Ou sommes-nous décidés à légiférer enfin en faveur de la juste information des consommateurs et de l’indispensable transparence qui est due aux producteurs agricoles respectueux des normes sociales, sanitaires et environnementales de notre pays ?
À l’heure où chacun s’interroge sur le contenu de son assiette, devons-nous en rester au simple engagement des filières animales françaises, aussi vertueux soient-ils ? Certes, nous devons saluer la démarche Viandes de France, qui instaure un pacte de confiance entre les métiers liés à la viande et les consommateurs, à travers sept logos : « viande de veau française », « viande chevaline française », « viande ovine française », « viande bovine française », « le porc français », « volaille française », « lapin de France ».