Intervention de Aurélie Filippetti

Réunion du 2 juillet 2014 à 16h00
Commission des affaires économiques

Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la communication :

Le numérique a introduit plusieurs changements dans le modèle économique de la culture. Il offre des opportunités nouvelles d'accès à la culture et de développement des pratiques créatives, mais il suscite également certaines inquiétudes. Des risques de concentration majeurs apparaissent, notamment du fait de l'importance des multinationales – les GAFA pour Google, Apple, Facebook et Amazon – qui opèrent un transfert de la valeur créée par les artistes vers les entreprises qui font circuler les contenus. Cela menace l'exception culturelle que la France défend fortement au sein de l'UE en promouvant son adaptation à l'ère du numérique. Au fil des évolutions technologiques, nous avons toujours réussi à adapter nos mécanismes de financement de la création par ceux qui la diffusent ; aujourd'hui, il est naturel que les grands acteurs du numérique contribuent au financement de la culture. Pour ce faire, il faut que le principe de destination prévale sur celui du pays d'origine, notamment en matière de fiscalité. La France défend cette position qui s'avère si pertinente pour traiter des cas comme celui de Netflix. La concentration peut faire peser une menace sur la diversité culturelle du fait des risques d'abus de position dominante. Cela a donné lieu à de nombreux conflits, comme ceux opposant Amazon à Hachette aux États-Unis, Amazon à des éditeurs et libraires allemands, ou YouTube à des producteurs indépendants de musique qui refusaient ses conditions commerciales. Nous demandons à la Commission européenne de se montrer vigilante pour empêcher ces pratiques inacceptables où un opérateur impose des conditions commerciales à des éditeurs et des libraires.

Cette position n'est pas que défensive et nous devons construire une stratégie industrielle des contenus numériques. Des acteurs français produisent des contenus de grande qualité dans tous les domaines culturels, et il convient de défendre ces créateurs qui incarnent l'excellence française ainsi qu'un pan important de notre économie et de notre capacité d'influence dans le monde. Ainsi, nous travaillons avec les entreprises françaises offrant des services de vidéo à la demande avec abonnement – VàDA ou SVoD en anglais – pour les accompagner en adaptant notre système de régulation, notamment la directive sur les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD), et en leur évitant de se trouver confrontés à une concurrence déloyale des grands opérateurs américains.

J'ai engagé le chantier de modernisation de l'action publique de la culture, le numérique s'avérant un levier d'action puissant en la matière. Comme vous le soulignez dans votre rapport, mesdames les députées, il convient de sortir de la logique de silo ou de filière pour agir dans le cadre d'une économie numérique globale qui ne se développe pas que par le progrès technique, celui-ci représentant une illusion dont il faut se garder, tout fétichisme technologique étant à proscrire, car la puissance de la France réside dans la création des contenus culturels. On doit pouvoir donner à cette capacité d'invention un débouché dans le numérique.

Le numérique facilite l'accès aux innovations ; dans ce contexte, j'ai lancé depuis un an une politique culturelle – baptisée « automne numérique » – en faveur des usages numériques et de l'innovation : elle irrigue l'ensemble des secteurs du patrimoine, de la création artistique, des médias et des industries culturelles.

Cette politique repose sur trois axes. Le premier vise à renforcer l'accès aux ressources culturelles numériques d'éducation artistique et culturelle dans l'ensemble du territoire. Le ministère de la culture et de la communication a développé des programmes de numérisation ambitieux par le biais de plusieurs appels à projets, dont le dernier, relatif aux services numériques culturels innovants a été publié en juin dernier. Doté de 1,5 million d'euros, son objectif est de favoriser la diversité culturelle et de soutenir des expérimentations destinées au grand public. Les projets retenus couvrent l'ensemble des champs culturels – le patrimoine, la mise en valeur des territoires, le spectacle vivant, le livre, l'art contemporain, l'audiovisuel et la musique – et offrent des services numériques variés : visite des musées et du patrimoine, visualisation et diffusion des contenus, jeux, éducation artistique et culturelle, personnalisation pour certaines catégories de la population, et spectacle vivant. Dans le cadre de la modernisation de l'action publique (MAP), on dresse un bilan des politiques de numérisation déployées dans le secteur culturel ; en effet, beaucoup d'argent a été consacré dans la numérisation, et il convient de se montrer vigilant sur l'utilisation de ces ressources. Ainsi, la numérisation des collections nationales des musées – qui appartiennent à tous les Français – doit conduire à ce que les données restent publiques. Le ministère s'attache aussi à valoriser l'offre existante par le biais de partenariats avec des communautés numériques ou dans des espaces numériques dédiés à l'éducation artistique et culturelle, afin de rendre une sélection de ressources culturelles numériques accessible aux plus jeunes dans un cadre juridique sécurisé – on respecte le droit d'auteur – et public.

Le deuxième axe consiste à bâtir une politique des usages numériques dans le secteur culturel. Il s'agit d'accompagner le passage d'une politique d'accès aux ressources numériques à une véritable politique des usages numériques. Pour ce faire, on favorise l'utilisation des contenus créatifs, afin d'en faire des objets ouverts, immersifs, exportables et permettant à chacun de se les approprier dans une démarche ludique ou professionnelle. J'ai souhaité que le ministère s'engage dans une stratégie d'ouverture des contenus créatifs dédiés à l'éducation artistique et culturelle. À cette fin, j'ai annoncé la réalisation d'un site ouvert, proposant à l'usager des modules innovants et exportables autour du portail « Histoire des arts », utilisé par les collégiens. La mise à disposition de ressources sous licences ouvertes s'inscrit dans cette démarche ; elle repose sur la volonté d'accorder aux licences libres, et notamment aux creative commons, une plus grande audience, car il s'agit d'un enjeu important pour le ministère de la culture et de la communication. Je souhaite que nous accompagnions les établissements publics dans une action coordonnée d'ouverture des ressources culturelles numériques, en mettant l'accent sur l'éducation artistique et culturelle. Lors de l'« automne numérique », j'ai souhaité que l'on conditionne les projets numériques portés par les établissements publics – ou les structures subventionnées par le ministère à plus de 50 % – à la mise à disposition significative de ressources numériques culturelles sous licence ouverte. Afin de sensibiliser les acteurs culturels, nous avons conclu dans le même temps un partenariat pilote avec Creative Commons France. L'État s'est également engagé dans une politique d'ouverture de ses ressources ; dans ce cadre, le ministère de la culture et de la communication a modifié en mai dernier les conditions générales de réutilisation de ses sites internet en plaçant les données sous licences ouvertes afin de permettre au plus grand nombre de se les approprier légalement. Nous avons veillé à mieux identifier les oeuvres du domaine public, sources de création, pour préserver des espaces culturels gratuits et communs. En développant des outils de sensibilisation aux droits d'auteur – notamment dans le cadre scolaire, car il est important que les jeunes connaissent le droit d'auteur et l'économie de la création – et de valorisation des oeuvres entrées dans le domaine public, le ministère souhaite accompagner les jeunes dans leur apprentissage de ce qui relève du domaine public et de ce qui est soumis au régime du droit d'auteur. Nous avons mis en place un prototype de calculateur du domaine public français pour en faciliter l'identification ; cet outil a rencontré un certain succès et nous travaillons actuellement à son exportation.

Le troisième et dernier axe a pour objet d'accompagner le développement d'un écosystème de création et d'innovation dans le secteur culturel. Celui-ci s'est imposé comme un secteur de pointe dans les technologies numériques, et notamment dans le web sémantique. Le ministère de la culture et de la communication a développé des programmes de recherche pour investir dans les technologies émergentes et anticiper les usages innovants de demain ; certains établissements se montrent très innovants en la matière, à l'image du Centre Pompidou qui a créé un musée virtuel sur le principe du web sémantique. Nous avons mis en place à l'automne dernier un partenariat avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) pour accompagner la réflexion sur les enjeux du web 3.0 ; nous avons aussi rédigé une feuille de route stratégique sur l'enjeu des métadonnées culturelles et du web 3.0. Nous avons également lancé une démarche d'ouverture des données publiques culturelles avec un dynamisme exemplaire, puisque nous avons publié fin mars un guide « data culture » qui précise la doctrine du ministère en matière de réutilisation des données publiques. Nous avons aussi élaboré une feuille de route stratégique « open data » du ministère, et un rapport d'audit sur l'ouverture et le partage des données publiques culturelles pour une révolution dans le secteur culturel a été récemment rédigé. Afin d'accompagner le développement des nouvelles pratiques artistiques numériques et de favoriser la médiation numérique, le ministère de la culture et de la communication a créé au mois de mai dernier un espace de travail partagé, dédié à l'innovation culturelle et baptisé « Silicon Valois ». Cela illustre ma volonté de moderniser l'administration du ministère. De nombreuses rencontres entre les acteurs de la culture et ceux du numérique ont eu lieu durant quinze jours au sein même du ministère, afin de décloisonner les compétences et de favoriser le partage des bonnes pratiques. Parallèlement, on a mis en place dans cet espace de travail des ateliers de sensibilisation aux outils de financement à destination des entrepreneurs et des ateliers d'initiation au codage pour les collégiens. De nombreux projets de médiation culturelle très inventifs ont émergé et ont donné des idées aux acteurs de la culture et à ceux du numérique ; nous souhaitons donc poursuivre cet élan.

Le numérique nous oblige à travailler différemment, en réseau et en faisant appel à l'intelligence collective. Le projet « Silicon Valois » s'inscrit dans notre volonté de conserver la dimension créative et citoyenne de la culture et du numérique, car il a mis en place un espace ouvert visant à impliquer davantage les citoyens dans l'élaboration des politiques publiques et à expérimenter de nouvelles formes de gouvernance. Cela s'insère parfaitement dans le cadre de l'adhésion de la France au partenariat pour un gouvernement ouvert. C'est en préservant les outils de financement de la création, en adaptant l'exception culturelle à l'ère du numérique et en développant de nouvelles pratiques innovantes que le ministère de la culture et de la communication pourra entrer de plain-pied dans ce nouvel âge.

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