Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 2 juillet 2014 à 16h00
Commission des affaires économiques

Axelle Lemaire, secrétaire d'état chargée du numérique :

Je suis ravie de voir que la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale s'est saisie avec enthousiasme de la question du numérique, à l'initiative de Corinne Erhel et de Laure de La Raudière. Le caractère transversal de leur rapport, qui couvre toutes les thématiques liées au numérique, qu'elles soient économiques, éducatives, sociales, culturelles ou sociétales, prouve que les parlementaires ont pris conscience que les enjeux du numérique dépassent largement ces deux sujets traditionnels que sont les infrastructures et la culture.

Le numérique est encore trop souvent présenté comme une menace qui inquiète nos concitoyens. Sur le plan économique, le phénomène de désintermédiation frappe de plein fouet la totalité des secteurs industriels et des services traditionnels de l'économie française. Quand ces évolutions n'ont pas été anticipées, elles sont susceptibles de créer des ruptures et à court terme des destructions d'emploi.

Le développement du numérique constituerait également une menace pour le respect de la vie privée et un risque d'exploitation des données personnelles à des fins commerciales sans le consentement de l'usager des réseaux sociaux. Une troisième inquiétude porte sur le risque d'exclusion numérique et de rupture d'égalité entre les territoires et les citoyens. Il est vrai que l'extrême « numérisation » de certains habitants de zones urbaines très denses contraste très fortement avec l'éloignement de certaines populations de la réalité numérique. Il y a donc là un enjeu d'égalité territoriale et sociale absolument fondamental pour l'État.

Le Gouvernement répond à ces inquiétudes par un programme d'action déclinant autour de trois thématiques – la croissance, la confiance et l'inclusion –, des réponses économiques, juridiques et sociales.

L'enjeu, dans une perspective de croissance, est la numérisation de nos entreprises, en particulier de nos PME. Si la moitié d'entre elles disposent d'un site internet, elles utilisent encore trop peu les outils numériques, notamment de gestion, et ceux mis en place par le Gouvernement, par exemple pour répondre à des appels d'offres de marchés publics.

S'agissant des grands groupes, l'inquiétude porte sur les risques pour l'emploi de la désintermédiation. En réalité, la numérisation des grandes entreprises est créatrice d'emplois, du moins sur le moyen et le long terme. C'est pourquoi je crains l'effet contre-productif de barrières réglementaires trop hautes, qui risqueraient de ralentir l'innovation de nos propres acteurs.

Il ne s'agit pas pour autant de rester inactif face à certaines attitudes des géants de l'internet, qui croient pouvoir s'affranchir des législations nationales et de la réglementation communautaire sous prétexte qu'ils évoluent dans le cyberespace. Le but n'est pas de se cantonner à une démarche seulement défensive, mais de s'assurer que des entreprises comme Google, Apple ou Amazon respectent les règles concurrentielles, et de ne pas laisser s'installer des situations oligopolistiques, voire monopolistiques, au détriment de la liberté du commerce et de la capacité d'innovation de nos acteurs économiques. Il faut aussi faire émerger des entreprises françaises. En effet, l'arrivée de nouveaux acteurs, outre qu'elle fait baisser les prix et qu'elle fluidifie le marché, est susceptible de préluder à la création de futurs géants de l'internet. Ainsi, la société BlaBlaCar, née d'une pratique de désintermédiation du transport, est aujourd'hui une réussite française et continue de se développer – ce matin même, elle a réussi à lever cent millions de dollars de capitaux pour s'attaquer aux marchés internationaux.

Il faut également continuer à promouvoir les écosystèmes de start-up, entreprises à fort potentiel technologique et d'innovation appelées à connaître une croissance rapide. La difficulté pour nos start-up est d'attirer des investisseurs qui leur permettent de se développer, notamment à l'international. Trop souvent, elles sont rachetées avant de changer d'échelle – c'est l'étape du scale up – ou bien elles se domicilient à l'étranger où elles trouvent plus facilement des investisseurs. C'est la raison pour laquelle nous avons décliné une série d'outils, tels que le statut de jeune entreprise innovante, la pérennisation du crédit d'impôt recherche, le crédit d'impôt innovation, qui constituent un cadre réglementaire et fiscal destiné à accompagner la croissance de nos start-up. Le label French tech est également très utile pour attirer des investisseurs étrangers. Il faudra aussi créer des outils de financement paneuropéens qui permettent de lever des fonds de capital-risque à l'échelle européenne.

Pour favoriser la confiance, l'État doit développer sa stratégie de la donnée, qu'il s'agisse de l'open data, des données publiques ou des données personnelles. Je suis persuadée que la longue tradition française de protection de la vie privée peut devenir une force d'attractivité, à la condition qu'elle sache s'adapter aux enjeux de l'innovation. À l'heure où les entreprises américaines doivent prouver leur capacité à respecter la confidentialité des relations commerciales et des données privées, l'Europe a une carte à jouer comme terre de protection des données, non seulement pour attirer les entreprises et les consommateurs mais aussi pour développer de nouvelles filières industrielles, notamment dans le domaine de la cybersécurité.

Il y a aussi l'enjeu de l'inclusion. L'inclusion des territoires est l'objet du plan France très haut débit, dont l'ambition est d'équiper d'ici à 2022 la totalité des territoires du très haut débit via le déploiement de la fibre optique, dans le but notamment de permettre à nos entreprises d'être compétitives. L'inclusion des territoires passera aussi par le déploiement d'espaces publics numériques. De ce point de vue, il est essentiel d'engager une réflexion sur ce que doit être un service public universel du numérique, à l'heure où la décentralisation impose de repenser le rôle des collectivités locales, en particulier des Régions, dans la création d'espaces de rencontres permettant au citoyen d'être formé et informé et d'accéder à des usages innovants.

L'inclusion suppose aussi la formation. L'apprentissage du code par nos enfants est un impératif si on veut qu'ils deviennent des adultes autonomes dans l'environnement numérique de demain. La formation continue est tout aussi essentielle, dans un temps ou l'innovation technologique s'accélère, exigeant des salariés une capacité d'adaptation de plus en plus réactive. Des programmes plus ciblés permettront à certains jeunes en mal de repères et que les parcours d'intégration sociale ont laissés de côté de trouver une seconde chance. De même, ceux parmi les plus âgés qui se sentent exclus faute d'avoir accès aux outils numériques, peuvent être réintégrés par l'usage des réseaux sociaux, l'achat en ligne ou le lien avec les associations via le numérique.

Je pourrais également évoquer les enjeux d'urbanisation et d'égalité entre les quartiers numériques, dont certains de mes collègues ont la charge.

Enfin on ne peut pas parler du numérique sans parler de l'Europe. Obnubilés pendant dix ans par les impératifs, certes essentiels, de libre concurrence et de déploiement d'un marché unique du numérique, nous n'avons pas pensé à créer une industrie européenne du numérique. Il est temps de redresser la barre. C'est l'objet des douze plans industriels, sur les trente-quatre pilotés par Arnaud Montebourg et moi-même, consacrés à la filière numérique. L'objectif est de faire émerger des acteurs dans des secteurs comme celui des objets connectés, du big data, de la cybersécurité, de l'e-santé ou l'e-éducation : autant de secteurs à fort potentiel pour les acteurs économiques français et européens.

L'Europe ne pourra pas non plus faire l'économie d'une uniformisation du régime juridique des données personnelles, qui fait l'objet d'un projet de règlement en cours de négociation. Elle devra en outre prendre conscience de l'importance de la normalisation et de la nécessité d'une présence européenne au sein des instances chargées de négocier les normes en matière de numérique. Qu'il s'agisse notamment de la 5G ou des objets connectés, d'autres pays sont beaucoup plus doués que nous pour intégrer les instances qui négocient les standards de l'industrie de demain.

J'ai déjà évoqué ce problème à propos de la gouvernance de l'internet. Nous avons eu trop tendance à estimer que les décisions d'instances telles que l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, l'ICANN, chargé depuis 1998 d'attribuer des noms de domaine à des sociétés privées, des États et des collectivités locales, étaient de nature purement technique. En réalité, les intérêts publics défendus par les États démocratiquement élus doivent aussi être pris en considération par cet organisme. C'est la raison pour laquelle la France appelle à une réforme profonde de la gouvernance de cette organisation.

Les sujets que je viens d'évoquer posent tous la question du rôle de l'État. Quel doit être le rôle de l'État à l'heure où le numérique suppose des modes décisionnels différents de ceux dont nous avons l'habitude ? Dans le numérique en effet, la décision est souvent prise par des acteurs multiples – non seulement l'État, mais aussi les communautés d'affaires, la société civile, les experts. Quel doit être le rôle de l'État face aux géants de l'internet, souvent en situation de monopole et dont le poids économique est parfois supérieur à celui des États ? Quel doit être le rôle de l'État face aux revendications citoyennes d'une plus grande démocratie, d'une plus grande transparence et de plus d'interactions dans les processus décisionnels ? Cela oblige les responsables politiques à repenser le rapport à la citoyenneté et à utiliser l'outil numérique dans la prise de décision.

Comment imposer des politiques publiques du numérique dans la nouvelle configuration qui naîtra de la future décentralisation et de la montée en puissance des Régions ? Les collectivités territoriales trouveront dans la future Agence du numérique, qui aura notamment à traiter avec elles des questions d'infrastructures, d'écosystèmes et d'usages numériques, le guichet vers lequel faire remonter les pratiques initiées au niveau local afin que l'État les diffuse à l'échelon national.

Quel peut être le rôle de l'État, quand la décision politique est lente et complexe, dépendante d'arbitrages politiques, alors que le numérique n'attend pas ? Si les entreprises du CAC 40 ont une durée de vie moyenne de cent deux ans, celles des entreprises du numérique à très forte valorisation est de quelques années aux États-Unis. Une telle réalité impose de repenser le temps du politique par rapport à celui du numérique.

Vous aurez compris que ces bouleversements sont fondamentaux : ce n'est pas pour rien qu'on parle de révolution numérique. C'est la raison pour laquelle je me réjouis que les parlementaires s'associent sur ces sujets au travail du Gouvernement.

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