Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 2 juillet 2014 à 16h00
Commission des affaires économiques

Axelle Lemaire, secrétaire d'état chargée du numérique :

Béatrice Santais et d'autres m'ont interrogée sur l'ICANN, société de droit privé californien créée par le Département d'État américain du commerce en 1998 et chargée de déléguer les noms de domaine : aux deux premières vagues de délégations – les « .com », puis les noms de pays tels le « .fr » – succède une troisième, avec des extensions génériques – « .hotel », « .éducation » ou « .accountant », par exemple. Notre contentieux porte sur les extensions « .vin » et « .wine ». La société Donuts, qui a répondu à l'appel d'offre de l'ICANN et gère déjà 350 noms de domaine, refuse de reconnaître la spécificité des indications géographiques (IG) et des appellations d'origine contrôlée (AOC). Le risque, dès lors, est que des vins produits au Kazakhstan soient vendus en Amérique du Sud sur un site appelé, par hypothèse, « haut-médoc.vin », ce qui serait évidemment de nature à induire le consommateur en erreur et contreviendrait aux législations française et européenne sur les AOC.

Je me suis rendue à Londres la semaine dernière pour une rencontre avec mes homologues des pays membres du Governmental advisory committee (GAC), sous-groupe représentant les 140 États au sein de l'ICANN. Toutes les décisions s'y prennent à l'unanimité. La France, avec ses partenaires européens, la Commission européenne, d'autres États – parmi lesquels le Brésil – ainsi que de nombreux États africains, a demandé la reconnaissance de la spécificité des AOC et des IG. Cette demande a été rejetée. À Londres, j'ai fait valoir que le contentieux faisait l'objet de discussions très intenses au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis des années, et désormais dans le cadre de la négociation du Traité transatlantique. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas considérer que l'ICANN n'est pas compétente en la matière ? Cette proposition, qui se voulait de compromis, s'est heurtée au refus américain. Rien n'empêche donc, aujourd'hui, la délégation des noms de domaine « .vin » et « .wine », sauf, peut-être, la pression de l'opinion publique ; c'est pourquoi nous devons bâtir une coalition réunissant les pays, très majoritaires, qui soutiennent l'idée de faire valoir l'intérêt public devant l'ICANN : la diversité culturelle doit être présente dans le monde virtuel comme dans le monde réel. Nous continuons de travailler avec les acteurs du secteur viticole à plusieurs solutions : appel au boycott, blocage des ventes de certains produits en Europe ou procédures judiciaires destinées à faire respecter la loi européenne, en tout cas sur le territoire de l'Union.

La France est, avec le Brésil, à l'avant-garde des pays qui en appellent à une véritable réforme de l'ICANN, pour que cette société devienne internationale et rompe ses liens avec le Gouvernement américain, pour que ses procédures de décision soient plus transparentes et qu'elle en rende compte devant nos concitoyens.

Sur le plan « France très haut débit », je comprends l'impatience de nos concitoyens, qui demandent seulement un accès à l'internet, notamment dans les zones peu denses telles que la haute montagne. Ce problème a été intégré dès le lancement du plan : le déploiement de la fibre optique suppose des investissements très lourds, l'émergence d'une filière, la formation des agents. Tout cela prend du temps, mais l'urgence, réelle, est prise en compte à travers des financements publics réservés en priorité aux zones rurales, à hauteur de 3,3 milliards d'euros pour l'État et de 3,5 milliards pour les collectivités locales. Ces investissements servent au déploiement de la fibre optique, c'est vrai, mais aussi des technologies permettant d'assurer l'accès à l'internet dans les plus brefs délais. Il n'y a donc pas de double peine pour ces territoires. J'ai cependant donné des instructions pour accélérer la couverture du réseau de téléphonie mobile dans les zones « blanches ». Ne sous-estimons pas, en tout cas, l'engagement politique sur ce plan qui, avec 20 milliards d'euros, est le grand chantier du quinquennat, l'objectif étant une couverture totale du territoire à l'horizon 2022.

Si j'utilise de nombreux termes anglophones, c'est tout simplement faute de termes francophones : on peut d'ailleurs se demander ce que fait l'Académie française en matière de vocabulaire numérique. La prégnance de la langue anglaise, dans ce domaine, est révélatrice de l'omniprésence des acteurs anglo-saxons ; d'où l'intérêt de réagir, même si je suis convaincue que le modèle de la langue unique n'est plus viable. C'est en utilisant les codes linguistiques de nos interlocuteurs que nous ferons vivre la francophonie.

J'espère que l'Agence du numérique verra le jour en septembre ; interlocuteur direct des collectivités, elle disposera de trois outils : la mission « French tech », la mission « Très haut débit » et la mission des usages. Depuis hier, la mission « Très haut débit » est d'ailleurs le guichet unique des collectivités pour leurs demandes de financement auprès du Fonds national pour la société numérique ; à ce jour, 54 dossiers ont été déposés, ce qui représente 7 milliards d'euros d'investissements. Le plan a donc atteint une vitesse de croisière satisfaisante.

Les liens entre l'économie sociale et solidaire et le numérique sont nombreux, que ce soit à travers l'approche collaborative, la création de tiers lieux, les fab labs, les ateliers de fabrication ou de forge numérique, au sein desquels sont réalisés des prototypages avec des imprimantes 3D : autant de lieux d'accueil, non seulement pour les entrepreneurs, mais aussi pour le public. Le financement participatif est tout particulièrement adapté aux deux secteurs, entre lesquels je souhaite voir se multiplier les passerelles.

Quant à l'intégration des start-up dans les conseils d'administration des sociétés du CAC40, madame Battistel, c'est une excellente idée : reste à trouver le bon véhicule législatif pour la rendre effective.

Sur la cybercriminalité, le rapport de M. Robert, avec ses cinquante-cinq propositions, me semble équilibré, entre le renforcement de la protection et le respect des libertés publiques ; il met l'accent sur l'organisation du système judiciaire et policier et sur les moyens mis à la disposition des agents publics. Il préconise aussi la création d'un « cyber-préfet » tout en réaffirmant le principe d'irresponsabilité des hébergeurs, et suggère d'appliquer aux grandes plateformes numériques, comme aux autres fournisseurs d'accès, une obligation de déférencement. Le rapport considère également, à juste titre selon moi, que le filtrage des sites ne doit pas être étendu à d'autres incriminations que la pédopornographie. Ce document ne saurait, en tout état de cause, être considéré comme un outil législatif, même s'il inspirera la réflexion du Gouvernement.

Il y a en effet urgence à agir, madame Erhel. Pour le numérique, j'annoncerai la feuille de route la semaine prochaine, à l'occasion de la conférence de presse d'Arnaud Montebourg à Bercy ; vous y êtes tous naturellement conviés. D'autres outils nous permettront d'avancer, comme les plans industriels ou la mission Lemoine, dont la réflexion se concentre sur dix secteurs, parmi lesquels les transports, parfois perturbés par les nouveaux comportements numériques. Cette mission rendra son rapport en septembre prochain ; suivront le projet de loi relatif au numérique et l'acte II des Assises de l'entreprenariat. Nous avons beaucoup agi, en matière règlementaire et fiscale, pour favoriser le développement des start-up sur le territoire français ; mais, au cours des Assises, il faudra également insister sur l'attractivité humaine de la France, à travers deux leviers : l'octroi d'actions gratuites aux salariés, car ces petites structures ont souvent peu de moyens pour les rémunérer, et le visa développeur, ou « passeport talents ». Pour remédier à la pénurie de développeurs dans certains secteurs, notre pays doit en effet se doter d'outils de formation continue des informaticiens.

Enfin, je ne puis évoquer la feuille de route sans parler de la stratégie européenne. J'ai écrit hier à mon homologue italien, dont le pays assurera la présidence de l'Union au cours des six prochains mois. Cette présidence est capitale puisqu'elle coïncide avec le renouvellement du Parlement de Strasbourg et l'installation de la nouvelle Commission. Il s'agit donc d'influer sur elle en vue de dégager des positions communes sur le numérique, non seulement avec l'Italie mais aussi avec l'Allemagne. J'ai déjà formulé des propositions en ce sens à mes homologues de ces deux pays, car nous avons à bâtir une Europe du numérique, de l'industrie, de l'investissement et de la création d'emplois.

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